XII
Cecily
Avant de faire assister le lecteur à l’entretien de Mme Séraphin et de Mme Pipelet, nous le préviendrons qu’Anastasie, sans suspecter le moins du monde la vertu et la dévotion du notaire, blâmait extrêmement la sévérité qu’il avait déployée à l’égard de Louise Morel et de Germain. Naturellement la portière enveloppait Mme Séraphin dans la même réprobation ; mais, en habile politique, Mme Pipelet, pour des raisons que nous dirons plus bas, dissimulait son éloignement pour la femme de charge sous l’accueil le plus cordial.
Après avoir formellement désapprouvé l’indigne conduite de Cabrion, Mme Séraphin reprit :
– Ah çà ! que devient donc M. Bradamanti ? Hier soir je lui écris, pas de réponse ; ce matin je viens pour le trouver, personne… J’espère qu’à cette heure j’aurai plus de bonheur.
Mme Pipelet feignit la contrariété la plus vive.
– Ah ! par exemple, s’écria-t-elle, faut avoir du guignon !
– Comment ?
– M. Bradamanti n’est pas encore rentré.
– C’est insupportable !
– Hein ! est-ce tannant, ma pauvre madame Séraphin !
– Moi qui ai tant à lui parler !
– Si ça n’est pas comme un sort !
– D’autant plus qu’il faut que j’invente des prétextes pour venir ici ; car si M. Ferrand se doutait jamais que je connais un charlatan, lui qui est si dévot… si scrupuleux… vous jugez… quelle scène !
– C’est comme Alfred : il est si bégueule, si bégueule qu’il s’effarouche de tout.
– Et vous ne savez pas quand il rentrera, M. Bradamanti ?
– Il a donné rendez-vous à quelqu’un pour six ou sept heures du soir, et il m’a priée de dire, à la personne qu’il attend, de repasser s’il n’était pas encore rentré. Revenez dans la soirée, vous serez sûre de le trouver.
Et Anastasie ajouta mentalement : « Compte là-dessus ; dans une heure il sera en route pour la Normandie. »
– Je reviendrai donc ce soir, dit Mme Séraphin d’un air contrarié. Puis elle ajouta : J’avais autre chose à vous dire, ma chère madame Pipelet. Vous savez ce qui est arrivé à cette drôlesse de Louise, que tout le monde croyait si honnête ?
– Ne m’en parlez pas, répondit Mme Pipelet en levant les yeux avec componction, ça fait dresser les cheveux sur la tête.
– C’est pour vous dire que nous n’avons plus de servante, et que si par hasard vous entendiez parler d’une jeune fille bien sage, bien bonne travailleuse, bien honnête, vous seriez bien aimable de me l’adresser. Les excellents sujets sont si difficiles à rencontrer qu’il faut se mettre en quête de vingt côtés pour les trouver.
– Soyez tranquille, madame Séraphin. Si j’entends parler de quelqu’un je vous préviendrai… Écoutez donc, les bonnes places sont aussi rares que les bons sujets.
Puis Anastasie ajouta, toujours mentalement :
« Plus souvent que je t’enverrai une pauvre fille pour qu’elle crève de faim dans ta baraque ! Ton maître est trop avare et trop méchant ; dénoncer du même coup cette pauvre Louise et ce pauvre Germain ! »
– Je n’ai pas besoin de vous dire, reprit Mme Séraphin, combien notre maison est tranquille ; il n’y a qu’à gagner pour une jeune fille à être placée chez nous, et il a fallu que cette Louise fût un mauvais sujet incarné pour avoir mal tourné, malgré les bons et saints conseils que lui donnait M. Ferrand.
– Bien sûr… Aussi fiez-vous à moi si j’entends parler d’une jeunesse comme il vous la faut, je vous l’adresserai tout de suite.
– Il y a encore une chose, reprit Mme Séraphin : M. Ferrand tiendrait, autant que possible, à ce que cette servante n’eût pas de famille, parce qu’ainsi, vous comprenez, n’ayant pas d’occasion de sortir, elle risquerait moins de se déranger ; de sorte que, si par hasard cela se trouvait, monsieur préférerait une orpheline, je suppose… d’abord parce que ce serait une bonne action, et puis parce que, je vous l’ai dit, n’ayant ni tenants ni aboutissants, elle n’aurait aucun prétexte pour sortir. Cette misérable Louise est une fière leçon pour monsieur… allez… ma pauvre madame Pipelet ! C’est ce qui maintenant le rend si difficile sur le choix d’une domestique. Un tel esclandre dans une pieuse maison comme la nôtre… quelle horreur ! Allons, à ce soir ; en montant chez M. Bradamanti, j’entrerai chez la mère Burette.
– À ce soir, madame Séraphin, et vous trouverez M. Bradamanti pour sûr.
Mme Séraphin sortit.
– Est-elle acharnée après Bradamanti ! dit Mme Pipelet ; qu’est-ce qu’elle peut lui vouloir ? Et lui, est-il acharné à ne pas la voir avant son départ pour la Normandie ! J’avais une fière peur qu’elle ne s’en allât pas, la Séraphin, d’autant plus que M. Bradamanti attend la dame qui est déjà venue hier soir. Je n’ai pas pu bien la voir ; mais cette fois-ci je vas joliment tâcher de la dévisager, ni plus ni moins que l’autre jour la particulière de ce commandant de deux liards. Il n’a pas remis les pieds ici ! Pour lui apprendre, je vas lui brûler son bois… oui, je le brûlerai, tout ton bois ! freluquet manqué. Va donc ! avec tes mauvais douze francs et ta robe de chambre de ver luisant ! Ça t’a servi à grand-chose ! Mais qu’est-ce que c’est que cette dame de M. Bradamanti ? Une bourgeoise, ou une femme du commun ? Je voudrais bien savoir, car je suis curieuse comme une pie ; ça n’est pas ma faute, le bon Dieu m’a faite comme ça. Qu’il s’arrange ! voilà mon caractère. Tiens… une idée, et fameuse encore, pour savoir son nom, à cette dame ! Il faudra que j’essaie. Mais qui est-ce qui vient là ? Ah ! c’est mon roi des locataires. Salut ! monsieur Rodolphe, dit Mme Pipelet en se mettant au port d’arme, le revers de sa main gauche à sa perruque.
C’était en effet Rodolphe ; il ignorait encore la mort de M. d’Harville.
– Bonjour, madame Pipelet, dit-il en entrant. Mlle Rigolette est-elle chez elle ? J’ai à lui parler.
– Elle ? Ce pauvre petit chat, est-ce qu’elle n’y est pas toujours ! Et son travail, donc ! Est-ce qu’elle chôme jamais !…
– Et comment va la femme de Morel ? Reprend-elle un peu courage ?
– Oui, monsieur Rodolphe. Dame ! grâce à vous ou au protecteur dont vous êtes l’agent, elle et ses enfants sont si heureux maintenant ! Ils sont comme des poissons dans l’eau : ils ont du feu, de l’air, de bons lits, une bonne nourriture, une garde pour les soigner, sans compter Mlle Rigolette, qui tout en travaillant comme un petit castor, et sans avoir l’air de rien, ne les perd pas de l’œil, allez !… et puis il est venu de votre part un médecin nègre voir la femme de Morel… Eh ! eh ! eh ! dites donc, monsieur Rodolphe, je me suis dit à moi-même : « Ah çà ! mais c’est donc le médecin des charbonniers, ce moricaud-là ? Il peut leur tâter le pouls sans se salir les mains. » C’est égal, la couleur n’y fait rien ; il paraît qu’il est fameux médecin, tout de même ! Il a ordonné une potion à la femme Morel, qui l’a soulagée tout de suite.
– Pauvre femme ! Elle doit être toujours bien triste ?
– Oh ! oui, monsieur Rodolphe… Que voulez-vous ! avoir son mari fou… et puis sa Louise en prison. Voyez-vous, sa Louise, c’est son crève-cœur ! Pour une famille honnête, c’est terrible… Et quand je pense que tout à l’heure la mère Séraphin, la femme de charge du notaire, est venue ici dire des horreurs de cette pauvre fille ! Si je n’avais pas eu un goujon à lui faire avaler, à la Séraphin, ça ne se serait pas passé comme ça ; mais pour le quart d’heure j’ai filé doux. Est-ce qu’elle n’a pas eu le front de venir me demander si je ne connaîtrais pas une jeunesse pour remplacer Louise chez ce grigou de notaire ?… Sont-ils roués et avares ! Figurez-vous qu’ils veulent une orpheline pour servante, si ça se rencontre. Savez-vous pourquoi, monsieur Rodolphe ? C’est censé parce qu’une orpheline, n’ayant pas de parents, n’a pas occasion de sortir pour les voir et qu’elle est bien plus tranquille. Mais ça n’est pas ça, c’est une frime. La vérité vraie est qu’ils voudraient empaumer une pauvre fille qui ne tiendrait à rien, parce que n’ayant personne pour la conseiller, ils la grugeraient sur ses gages tout à leur aise. Pas vrai, monsieur Rodolphe ?
– Oui… oui…, répondit celui-ci d’un air préoccupé.
Apprenant que Mme Séraphin cherchait une orpheline pour remplacer Louise comme servante auprès de M. Ferrand, Rodolphe entrevoyait dans cette circonstance un moyen peut-être certain d’arriver à la punition du notaire. Pendant que Mme Pipelet parlait, il modifiait donc peu à peu le rôle qu’il avait jusqu’alors dans sa pensée destiné à Cecily, principal instrument du juste châtiment qu’il voulait infliger au bourreau de Louise Morel.
– J’étais bien sûre que vous penseriez comme moi, reprit Mme Pipelet ; oui, je le répète, ils ne veulent chez eux une jeunesse isolée que pour rogner ses gages ; aussi plutôt mourir que de leur adresser quelqu’un. D’abord je ne connais personne… mais je connaîtrais n’importe qui, que je l’empêcherais bien d’entrer jamais dans une pareille baraque. N’est-ce pas, monsieur Rodolphe, que j’aurais raison ?
– Madame Pipelet, voulez-vous me rendre un grand service ?
– Dieu de Dieu ! monsieur Rodolphe… faut-il me jeter en travers du feu, friser ma perruque avec de l’huile bouillante ? Aimez-vous mieux que je morde quelqu’un ? Parlez… je suis toute à vous… moi et mon cœur nous sommes des esclaves… excepté ce qui serait de faire des traits à Alfred…
– Rassurez-vous, madame Pipelet… voilà de quoi il s’agit… J’ai à placer une jeune orpheline… elle est étrangère… elle n’était jamais venue à Paris, et je voudrais la faire entrer chez M. Ferrand…
– Vous me suffoquez !… Comment ! Dans cette baraque, chez ce vieil avare ?…
– C’est toujours une place… Si la jeune fille dont je vous parle ne s’y trouve pas bien, elle en sortira plus tard… mais au moins elle gagnera tout de suite de quoi vivre… et je serai tranquille sur son compte.
– Dame, monsieur Rodolphe, ça vous regarde, vous êtes prévenu… Si, malgré ça, vous trouvez la place bonne… vous êtes le maître… Et puis aussi, faut être juste, par rapport au notaire : s’il y a du contre, il y a du pour… Il est avare comme un chien, dur comme un âne, bigot comme un sacristain, c’est vrai… mais il est honnête homme comme il n’y en a pas… Il donne peu de gages… mais il les paie rubis sur l’oncle… La nourriture est mauvaise… mais elle est tous les jours la même chose. Enfin, c’est une maison où il faut travailler comme un cheval ; mais c’est une maison on ne peut pas plus embêtante… où il n’y a jamais de risque qu’une jeune fille prenne les allures… Louise, c’est un hasard.
– Madame Pipelet, je vais confier un secret à votre honneur.
– Foi d’Anastasie Pipelet, née Galimard, aussi vrai qu’il y a un Dieu au ciel… et qu’Alfred ne porte que des habits verts… je serai muette comme une tanche…
– Il ne faudra rien dire à M. Pipelet !…
– Je le jure sur la tête de mon vieux chéri… si le motif est honnête…
– Ah ! madame Pipelet !
– Alors nous lui en ferons voir de toutes les couleurs ; il ne saura rien de rien ; figurez-vous que c’est un enfant de six mois, pour l’innocence et la malice.
– J’ai confiance en vous. Écoutez-moi donc.
– C’est entre nous à la vie, à la mort, mon roi des locataires… Allez votre train.
– La jeune fille dont je vous parle a fait une faute…
– Connu !… Si je n’avais pas à quinze ans épousé Alfred, j’en aurais peut-être commis des cinquantaines… des centaines de fautes ! Moi, telle que vous ne voyez… j’étais un vrai salpêtre déchaîné, nom d’un petit bonhomme ! Heureusement, Pipelet m’a éteinte dans sa vertu… sans ça… j’aurais fait des folies pour les hommes. C’est pour vous dire que si votre jeune fille n’en a commis qu’une de faute… il y a encore de l’espoir.
– Je le crois aussi. Cette jeune fille était servante, en Allemagne, chez une de mes parentes ; le fils de cette parente a été le complice de la faute ; vous comprenez ?
– Alllllez donc !… je comprends… comme si je l’aurais faite, la faute.
– La mère a chassé la servante ; mais le jeune homme a été assez fou pour quitter la maison paternelle et pour amener cette pauvre fille à Paris.
– Que voulez-vous ?… Ces jeunes gens…
– Après le coup de tête sont venues les réflexions, réflexions d’autant plus sages que le peu d’argent qu’il possédait était mangé. Mon jeune parent s’est adressé à moi ; j’ai consenti à lui donner de quoi retourner auprès de sa mère, mais à condition qu’il laisserait ici cette fille et que je tâcherais de la placer.
– Je n’aurais pas mieux fait pour mon fils… si Pipelet s’était plu à m’en accorder un…
– Je suis enchanté de votre approbation ; seulement, comme la jeune fille n’a pas de répondants et qu’elle est étrangère, il est très-difficile de la placer… Si vous vouliez dire à Mme Séraphin qu’un de vos parents, établi en Allemagne, vous a adressé et recommandé cette jeune fille, le notaire la prendrait peut-être à son service ; j’en serais doublement satisfait. Cecily, n’ayant été qu’égarée, se corrigerait certainement dans une maison aussi sévère que celle du notaire… C’est pour cette raison surtout que je tiendrais à la voir, cette jeune fille, entrer chez M. Jacques Ferrand. Je n’ai pas besoin de vous dire que présentée par vous… personne si respectable…
– Ah ! monsieur Rodolphe…
– Si estimable…
– Ah ! mon roi des locataires…
– Que cette jeune fille enfin, recommandée par vous, serait certainement acceptée par Mme Séraphin, tandis que présentée par moi…
– Connu !… C’est comme si je présentais un petit jeune homme ! Eh bien ! tope… ça me chausse… Allez donc !… Enfoncée la Séraphin ! Tant mieux, j’ai une dent contre elle ; je vous réponds de l’affaire, monsieur Rodolphe ! Je lui ferai voir des étoiles en plein midi ; je lui dirai que depuis je ne sais combien de temps j’ai une cousine établie en Allemagne, une Galimard ; que je viens de recevoir la nouvelle qu’elle est défunte, comme son mari, et que leur fille, qui est orpheline, va me tomber sur le dos d’un jour à l’autre.
– Très-bien… Vous conduirez vous-même Cecily chez M. Ferrand, sans en parler davantage à Mme Séraphin. Comme il y a vingt ans que vous n’avez vu votre cousine, vous n’aurez rien à répondre, si ce n’est que depuis son départ pour l’Allemagne vous n’aviez eu d’elle aucune nouvelle.
– Ah çà ! mais si la jeunesse ne baragouine que l’allemand ?
– Elle parle parfaitement français. Je lui ferai sa leçon ; ne vous occupez de rien, sinon de la recommander très-instamment à Mme Séraphin ; ou plutôt, j’y songe, non… car elle soupçonnerait peut-être que vous voulez lui forcer la main… Vous le savez, souvent il suffit qu’on demande quelque chose pour qu’on vous refuse…
– À qui le dites-vous !… C’est pour ça que j’ai toujours rembarré les enjôleurs. S’ils ne m’avaient rien demandé… je ne dis pas…
– Cela arrive toujours ainsi… Ne faites donc aucune proposition à Mme Séraphin et voyez-la venir… Dites-lui seulement que Cecily est orpheline, étrangère, très-jeune, très-jolie, qu’elle va être pour vous une bien lourde charge, et que vous ne sentez pour elle qu’une très-médiocre affection, vu que vous étiez brouillée avec votre cousine, et que vous ne concevez rien au cadeau qu’elle vous fait là…
– Dieu de Dieu ! que vous êtes malin !… Mais soyez tranquille, à nous deux nous faisons la paire. Dites donc, monsieur Rodolphe, comme nous nous entendons bien… nous deux !… Quand je pense que si vous aviez été de mon âge dans le temps où j’étais un vrai salpêtre… ma foi, je ne sais pas… et vous ?
– Chut !… Si M. Pipelet…
– Ah bien ! oui… Pauvre cher homme, il pense bien à la gaudriole ! Vous ne savez pas… une nouvelle infamie de ce Cabrion ?… Mais je vous dirai cela plus tard… Quant à votre jeune fille, soyez calme… je gage que j’amène la Séraphin à me demander de placer ma parente chez eux.
– Si vous y réussissez, ma chère madame Pipelet, il y a cent francs pour vous. Je ne suis pas riche, mais…
– Est-ce que vous vous moquez du monde, monsieur Rodolphe ? Est-ce que vous croyez que je fais ça par intérêt ? Dieu de Dieu !… C’est de la pure amitié… Cent francs !
– Mais jugez donc que si j’avais longtemps cette jeune fille à ma charge, cela me coûterait bien plus que cette somme… au bout de quelques mois…
– C’est donc pour vous rendre service que je prendrai les cent francs, monsieur Rodolphe ; mais c’est un fameux quine à la loterie pour nous que vous soyez venu dans la maison. Je puis le crier sur les toits, vous êtes le roi des locataires… Tiens, un fiacre !… C’est sans doute la petite dame de M. Bradamanti… Elle est venue hier, je n’ai pas pu bien la voir… Je vas lanterner à lui répondre pour la bien dévisager ; sans compter que j’ai inventé un moyen pour avoir son nom… Vous allez me voir travailler… ça vous amusera.
– Non, non, madame Pipelet, peu m’importent le nom et la figura de cette dame, dit Rodolphe en se reculant dans le fond de la loge.
– Madame ! cria Anastasie en se précipitant au-devant de la personne qui entrait, où allez-vous, madame ?
– Chez M. Bradamanti, dit la femme visiblement contrariée d’être ainsi arrêtée au passage.
– Il n’y est pas…
– C’est impossible, j’ai rendez-vous avec lui.
– Il n’y est pas…
– Vous vous trompez…
– Je ne me trompe pas du tout…, dit la portière en manœuvrant toujours habilement afin de distinguer les traits de cette femme, M. Bradamanti est sorti, bien sorti, très-sorti… c’est-à-dire excepté pour une dame…
– Eh bien ! c’est moi… vous m’impatientez… laissez-moi passer.
– Votre nom, madame ?… Je verrai bien si c’est le nom de la personne que M. Bradamanti m’a dit de laisser entrer. Si vous ne portez pas ce nom-là… il faudra que vous me passiez sur le corps pour monter…
– Il vous a dit mon nom ? s’écria la femme avec autant de surprise que d’inquiétude.
– Oui, madame…
– Quelle imprudence ! murmura la jeune femme. Puis, après un moment d’hésitation, elle ajouta impatiemment à voix basse, et comme si elle eût craint d’être entendue : – Eh bien ! je me nomme Mme d’Orbigny.
À ce nom, Rodolphe tressaillit.
C’était le nom de la belle-mère de Mme d’Harville.
Au lieu de rester dans l’ombre, il s’avança, et, à la lueur du jour et de la lampe, il reconnut facilement cette femme grâce au portrait que Clémence lui en avait plus d’une fois tracé.
– Mme d’Orbigny ? répéta Mme Pipelet, c’est bien ça le nom que m’a dit M. Bradamanti ; vous pouvez monter, madame.
La belle-mère de Mme d’Harville passa rapidement devant la loge.
– Et alllllez donc ! s’écria la portière d’un air triomphant, enfoncée la bourgeoise !… Je sais son nom, elle s’appelle d’Orbigny… pas mauvais le moyen, hein… monsieur Rodolphe ? Mais qu’est-ce que vous avez donc ? Vous voilà tout pensif !
– Cette dame est déjà venue voir M. Bradamanti ? demanda Rodolphe à la portière.
– Oui. Hier soir, dès qu’elle a été partie, M. Bradamanti est tout de suite sorti, afin d’aller probablement retenir sa place à la diligence pour aujourd’hui : car hier, en revenant, il m’a priée d’accompagner ce matin sa malle jusqu’au bureau des voitures, parce qu’il ne se fiait pas à ce petit gueux de Tortillard.
– Et où va M. Bradamanti ? Le savez-vous ?
– En Normandie… route d’Alençon.
Rodolphe se souvint que la terre des Aubiers, qu’habitait M. d’Orbigny, était située en Normandie.
Plus de doute, le charlatan se rendait auprès du père de Clémence, nécessairement dans de sinistres intentions !
– C’est son départ, à M. Bradamanti, qui va joliment ostiner la Séraphin ! reprit Mme Pipelet. Elle est comme une enragée pour voir M. Bradamanti, qui l’évite le plus qu’il peut ; car il m’a bien recommandé de lui cacher qu’il partait ce soir à six heures ; aussi, quand elle va revenir, elle trouvera visage de bois ! Je profiterai de ça pour lui parler de votre jeunesse. À propos, comment donc qu’elle s’appelle… Cicé ?
– Cecily…
– C’est comme qui dirait Cécile avec un i au bout. C’est égal, faudra que je mette un morceau de papier dans ma tabatière pour me rappeler ce diable de nom-là… Cici… Caci… Cecily ; bon, m’y voilà.
– Maintenant, je monte chez Mlle Rigolette, dit Rodolphe à Mme Pipelet, en sortant de sa loge.
– Et en redescendant, monsieur Rodolphe, est-ce que vous ne direz pas bonjour à ce pauvre vieux chéri ? Il a bien du chagrin, allez ! Il vous contera cela… ce monstre de Cabrion a encore fait des siennes…
– Je prendrai toujours part aux chagrins de votre mari, madame Pipelet…
Et Rodolphe, singulièrement préoccupé de la visite de Mme d’Orbigny à Polidori, monta chez Mlle Rigolette.