Les Mystères de Paris

| 5.07 - Mont-Saint-Jean

 

 

 

VII

Mont-Saint-Jean


Deux heures sonnaient à l’horloge de la prison de Saint-Lazare.
 
Au froid qui régnait depuis quelques jours avait succédé une température douce, tiède, presque printanière ; les rayons du soleil se reflétaient dans l’eau d’un grand bassin carré, à margelles de pierre, situé au milieu d’une cour plantée d’arbres et entourée de hautes murailles noirâtres, percées de nombreuses fenêtres grillées ; des bancs de bois étaient scellés çà et là dans cette vaste enceinte pavée, qui servait de promenade aux détenues.
 
Le tintement d’une cloche annonçant l’heure de la récréation, les prisonnières débouchèrent en tumulte par une porte épaisse et guichetée qu’on leur ouvrit.
 
Ces femmes, uniformément vêtues, portaient des cornettes noires et de longs sarraus d’étoffe de laine bleue, serrés par une ceinture à boucle de fer. Elles étaient là deux cents prostituées, condamnées pour contraventions aux ordonnances particulières qui les régissent et les mettent en dehors de la loi commune.
 
Au premier abord, leur aspect n’avait rien de particulier ; mais, en les observant plus attentivement, on reconnaissait sur presque toutes ces physionomies les stigmates presque ineffaçables du vice et surtout de l’abrutissement qu’engendrent l’ignorance et la misère.
 
À l’aspect de ces rassemblements de créatures perdues, on ne peut s’empêcher de songer avec tristesse que beaucoup d’entre elles ont été pures et honnêtes au moins pendant quelque temps. Nous faisons cette restriction, parce qu’un grand nombre ont été viciées, corrompues, dépravées, non pas seulement dès leur jeunesse, mais dès leur plus tendre enfance… mais dès leur naissance, si cela se peut dire, ainsi qu’on le verra plus tard…
 
On se demande donc avec une curiosité douloureuse quel enchaînement de causes funestes a pu amener là celles de ces misérables qui ont connu la pudeur et la chasteté.
 
Tant de pentes diverses inclinent à cet égout !…
 
C’est rarement la passion de la débauche pour la débauche, mais le délaissement, mais le mauvais exemple, mais l’éducation perverse, mais surtout la faim, qui conduisent tant de malheureuses à l’infamie ; car les classes pauvres payent seules à la civilisation cet impôt de l’âme et du corps.
 
 
Lorsque les détenues se précipitèrent en courant et en criant dans le préau, il était facile de voir que la seule joie de sortir de leurs ateliers ne les rendait pas si bruyantes. Après avoir fait irruption par l’unique porte qui conduisait à la cour, cette foule s’écarta et fit cercle autour d’un être informe, qu’on accablait de huées.
 
C’était une petite femme de trente-six à quarante ans, courte, ramassée, contrefaite, ayant le cou enfoncé entre des épaules inégales. On lui avait arraché sa cornette ; et ses cheveux, d’un blond ou plutôt d’un jaune blafard, hérissés, emmêlés, nuancés de gris, retombaient sur son front bas et stupide. Elle était vêtue d’un sarrau bleu comme les autres prisonnières et portait sous son bras droit un petit paquet enveloppé d’un mauvais mouchoir à carreaux, troué. Elle tâchait, avec son coude gauche, de parer les coups qu’on lui portait.
 
Rien de plus tristement grotesque que les traits de cette malheureuse : c’était une ridicule et hideuse figure, allongée en museau, ridée, tannée, sordide, d’une couleur terreuse, percée de deux narines et de deux petits yeux rouges bridés et éraillés ; tour à tour colère ou suppliante, elle grondait, elle implorait, mais on riait encore plus de ses plaintes que de ses menaces.
 
Cette femme était le jouet des détenues.
 
Une chose aurait dû pourtant la garantir de ces mauvais traitements… elle était grosse.
 
Mais sa laideur, son imbécillité et l’habitude qu’on avait de la regarder comme une victime vouée à l’amusement général, rendaient ses persécutrices implacables malgré leur respect ordinaire pour la maternité.
 
Parmi les ennemies les plus acharnées de Mont-Saint-Jean (c’était le nom du souffre-douleur), on remarquait la Louve.
 
La Louve était une grande fille de vingt ans, leste, virilement découplée, et d’une figure assez régulière ; ses rudes cheveux noirs se nuançaient de reflets roux ; l’ardeur du sang couperosait son teint ; un duvet brun ombrageait ses lèvres charnues ; ses sourcils châtains, épais et drus, se rejoignaient entre eux, au-dessus de ses grands yeux fauves ; quelque chose de violent, de farouche, de bestial, dans l’expression de la physionomie de cette femme ; une sorte de rictus habituel, qui, retroussant surtout sa lèvre supérieure lors de ses accès de colère, laissait voir ses dents blanches et écartées, expliquait son surnom de la Louve.
 
Néanmoins, on lisait sur ce visage plus d’audace et d’insolence que de cruauté ; en un mot, on comprenait que, plutôt viciée que foncièrement mauvaise, cette femme fût encore susceptible de quelques bons mouvements, ainsi que l’inspectrice venait de le raconter à Mme d’Harville.
 
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu’est-ce que je vous ai donc fait ? criait Mont-Saint-Jean en se débattant au milieu de ses compagnes. Pourquoi vous acharnez-vous après moi ?…
 
– Parce que ça nous amuse.
 
– Parce que tu n’es bonne qu’à être tourmentée…
 
– C’est ton état.
 
– Regarde-toi… tu verras, que tu n’as pas le droit de te plaindre…
 
– Mais vous savez bien que je ne me plains qu’à la fin… je souffre tant que je peux.
 
– Eh bien ! nous te laisserons tranquille si tu nous dis pourquoi tu t’appelles Mont-Saint-Jean.
 
– Oui, oui, raconte-nous ça.
 
– Eh ! Je vous l’ai dit cent fois, c’est un ancien soldat que j’ai aimé dans les temps, et qu’on appelait ainsi parce qu’il avait été blessé à la bataille de Mont-Saint-Jean… J’ai gardé son nom, là… Maintenant êtes-vous contentes ? Quand vous me ferez répéter toujours la même chose ?
 
– S’il te ressemblait, il était frais, ton soldat !
 
– Ça devait être un invalide…
 
– Un restant d’homme…
 
– Combien avait-il d’yeux de verre ?
 
– Et de nez de fer-blanc ?
 
– Il fallait qu’il eût les deux jambes et les deux bras de moins, avec ça sourd et aveugle… pour vouloir de toi…
 
– Je suis laide, un vrai monstre… je le sais bien, allez. Dites-moi des sottises, moquez vous de moi tant que vous voudrez… ça m’est égal ; mais ne me battez pas, je ne demande que ça.
 
– Qu’est-ce que tu as dans ce vieux mouchoir ? dit la Louve.
 
– Oui !… oui !… qu’est-ce qu’elle a là ?
 
– Qu’elle nous le montre !
 
– Voyons ! voyons !
 
– Oh ! non, je vous en supplie !… s’écria la misérable en serrant de toutes ses forces son petit paquet entre ses mains.
 
– Il faut lui prendre…
 
– Oui, arrache-lui… la Louve !
 
– Mon Dieu ! faut-il que vous soyez méchantes, allez… mais laissez donc ça… laissez donc ça…
 
– Qu’est-ce que c’est ?
 
– Eh bien ! c’est un commencement de layette pour mon enfant… je fais ça avec les vieux morceaux de linge dont personne ne veut et que je ramasse ; ça vous est égal, n’est-ce pas ?
 
– Oh ! la layette du petit à Mont-Saint-Jean ! C’est ça qui doit être farce !
 
– Voyons ! !
 
– La layette… la layette !
 
– Elle aura pris mesure sur le petit chien de la gardienne… bien sûr…
 
– À vous, à vous, la layette ! cria la Louve en arrachant le paquet des mains de Mont-Saint-Jean.
 
Le mouchoir presque en lambeaux se déchira, bon nombre de rognures d’étoffes de toutes couleurs et de vieux morceaux de linge à demi façonnés voltigèrent dans la cour et furent foulés aux pieds par les prisonnières, qui redoublèrent de huées et d’éclats de rire.
 
– Que ça de guenilles !
 
– On dirait le fond de la hotte d’un chiffonnier !
 
– En voilà des échantillons de vieilles loques !
 
– Quelle boutique !…
 
– Et pour coudre tout ça…
 
– Il y aura plus de fil que d’étoffe…
 
– Ça fait des broderies !
 
– Tiens, rattrape-les maintenant tes haillons… Mont-Saint-Jean !
 
– Faut-il être méchant, mon Dieu ! faut-il être méchant ! s’écria la pauvre créature en courant çà et là après les chiffons qu’elle tâchait de ramasser, malgré les bourrades qu’on lui donnait. Je n’ai jamais fait de mal à personne, ajouta-t-elle en pleurant, je leur ai offert, pour qu’elles me laissent tranquille, de leur rendre tous les services qu’elles voudraient, de leur donner la moitié de ma ration, quoique j’aie bien faim ; eh bien ! non, non, c’est tout de même… Mais qu’est-ce qu’il faut donc que je fasse pour avoir la paix ?… Elles n’ont pas seulement pitié d’une pauvre femme enceinte ! Faut être plus sauvage que des bêtes… J’avais eu tant de peine à ramasser ces petits bouts de linge ! Avec quoi voulez-vous que je fasse la layette de mon enfant, puisque je n’ai de quoi rien acheter ? À qui ça fait-il du tort de ramasser ce que personne ne veut plus, puisqu’on le jette. Mais tout à coup Mont-Saint-Jean s’écria avec un accent d’espoir : Oh ! puisque vous voilà… la Goualeuse… je suis sauvée… parlez-leur pour moi… elles vous écouteront, bien sûr, puisqu’elles vous aiment autant qu’elles me haïssent.
 
La Goualeuse, arrivant la dernière des détenues, entrait alors dans le préau.
 
Fleur-de-Marie portait le sarrau bleu et la cornette noire des prisonnières ; mais, sous ce grossier costume, elle était encore charmante. Pourtant, depuis son enlèvement de la ferme de Bouqueval (enlèvement dont nous expliquerons plus tard l’issue), ses traits semblaient profondément altérés ; sa pâleur, autrefois légèrement rosée, était mate comme la blancheur de l’albâtre ; l’expression de sa physionomie avait aussi changé : elle était alors empreinte d’une sorte de dignité triste.
 
Fleur-de-Marie sentait qu’accepter courageusement les douloureux sacrifices de l’expiation, c’est presque atteindre à la hauteur de la réhabilitation.
 
– Demandez-leur donc grâce pour moi, la Goualeuse, reprit Mont-Saint-Jean, implorant la jeune fille ; voyez comme elles traînent dans la cour tout ce que j’avais rassemblé avec tant de peine pour commencer la layette de mon enfant… Quel beau plaisir ça peut-il leur faire ?
 
Fleur-de-Marie ne dit mot, mais elle se mit à ramasser activement un à un, sous les pieds des détenues, tous les chiffons qu’elle put recueillir.
 
Une prisonnière retenait méchamment sous son sabot une sorte de brassière de grosse toile bise ; Fleur-de-Marie, toujours baissée, leva sur cette femme son regard enchanteur et lui dit de sa voix douce :
 
– Je vous en prie, laissez-moi reprendre cela, au nom de cette pauvre femme qui pleure…
 
La détenue recula son pied…
 
La brassière fut sauvée ainsi que presque tous les autres haillons, que la Goualeuse conquit ainsi pièce à pièce.
 
Il lui restait à récupérer un petit bonnet d’enfant que deux détenues se disputaient en riant. Fleur-de-Marie leur dit :
 
– Voyons, soyez tout à fait bonnes… rendez-lui ce petit bonnet…
 
– Ah ! bien oui… c’est donc pour un arlequin au maillot, ce bonnet ! il est fait d’un morceau d’étoffe grise, avec des pointes en futaine vertes et noires, et une doublure de toile à matelas.
 
Ceci était exact.
 
Cette description du bonnet fut accueillie avec des huées et des rires sans fin.
 
– Moquez-vous-en, mais rendez-le-moi, disait Mont-Saint-Jean, et surtout ne le traînez pas dans le ruisseau comme le reste… Pardon de vous avoir fait salir les mains pour moi, la Goualeuse, ajouta Mont-Saint-Jean d’une voix reconnaissante.
 
– À moi le bonnet d’arlequin ! dit la Louve, qui s’en empara et l’agita en l’air comme un trophée.
 
– Je vous en supplie, donnez-le-moi, dit la Goualeuse.
 
– Non, c’est pour le rendre à Mont-Saint-Jean !
 
– Certainement.
 
– Ah ! bah ! ça en vaut bien la peine… une pareille guenille !
 
– C’est parce que Mont-Saint-Jean, pour habiller son enfant, n’a que des guenilles… que vous devriez avoir pitié d’elle, la Louve, dit tristement Fleur-de-Marie en étendant la main vers le bonnet.
 
– Vous ne l’aurez pas ! reprit brutalement la Louve ; ne faudrait-il pas toujours vous céder, à vous, parce que vous êtes la plus faible ?… Vous abusez de cela à la fin !…
 
– Où serait le mérite de me céder… si j’étais la plus forte ?… répondit la Goualeuse avec un demi-sourire plein de grâce.
 
– Non, non ; vous voulez encore m’entortiller avec votre petite voix douce… Vous ne l’aurez pas.
 
– Voyons, la Louve, ne soyez pas méchante…
 
– Laissez-moi tranquille, vous m’ennuyez…
 
– Je vous en prie !…
 
– Tiens ! ne m’impatiente pas… j’ai dit non, c’est non ! s’écria la Louve tout à fait irritée.
 
– Ayez donc pitié d’elle… voyez comme elle pleure !
 
– Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?… tant pis pour elle ! Elle est notre souffre-douleur…
 
– C’est vrai, c’est vrai… il ne fallait pas lui rendre ses loques, murmuraient les détenues, entraînées par l’exemple de la Louve. Tant pis pour Mont-Saint-Jean !…
 
– Vous avez raison, tant pis pour elle ! dit Fleur-de-Marie avec amertume, elle est votre souffre-douleur… elle doit se résigner… ses gémissements vous amusent… ses larmes vous font rire… Il vous faut bien passer le temps à quelque chose ! On la tuerait sur place qu’elle n’aurait rien à dire… Vous avez raison, la Louve, cela est juste !… Cette pauvre femme ne fait de mal à personne, elle ne peut pas se défendre, elle est seule contre toutes… vous l’accablez… cela est surtout bien brave et bien généreux !
 
– Nous sommes donc des lâches ? s’écria la Louve emportée par la violence de son caractère et par son impatience de toute contradiction. Répondras-tu ! Sommes-nous des lâches, hein ? reprit-elle de plus en plus irritée.
 
Des rumeurs menaçantes pour la Goualeuse commencèrent à se faire entendre.
 
Les détenues offensées se rapprochèrent et l’entourèrent en vociférant, oubliant ou plutôt se révoltant contre l’ascendant que la jeune fille avait jusqu’alors pris sur elles.
 
– Elle nous appelle lâches !
 
– De quel droit vient-elle nous blâmer ?
 
– Est-ce qu’elle est plus que nous ?
 
– Nous avons été trop bonnes enfants avec elle.
 
– Et maintenant elle veut prendre des airs avec nous.
 
– Si ça nous plaît de faire de la misère à Mont-Saint-Jean, qu’est-ce qu’elle a à dire ?
 
– Puisque c’est comme ça, tu seras encore plus battue qu’auparavant, entends-tu, Mont-Saint-Jean ?
 
– Tiens, voilà pour commencer, dit l’une en lui donnant un coup de poing.
 
– Et si tu te mêles encore de ce qui ne te regarde pas, la Goualeuse, on te traitera de même.
 
– Oui !… oui !
 
– Ça n’est pas tout ! cria la Louve ; il faut que la Goualeuse nous demande pardon de nous avoir appelées lâches ! C’est vrai… si on la laissait faire, elle finirait par nous manger la laine sur le dos. Nous sommes bien bêtes, aussi… de ne pas nous apercevoir de ça !
 
– Qu’elle nous demande pardon !
 
– À genoux !
 
– À deux genoux !
 
– Ou nous allons la traiter comme Mont-Saint-Jean, sa protégée.
 
– À genoux ! à genoux !
 
– Ah ! nous sommes des lâches !
 
– Répète-le donc, hein !
 
Fleur-de-Marie ne s’émut pas de ces cris furieux ; elle laissa passer la tourmente ; puis, lorsqu’elle put se faire entendre, promenant sur les prisonnières son beau regard calme et mélancolique, elle répondit à la Louve, qui vociférait de nouveau :
 
– Ose donc répéter que nous sommes des lâches ! »
 
– Vous ? Non, non, c’est cette pauvre femme dont vous avez déchiré les vêtements, que vous avez battue, traînée dans la boue : c’est elle qui est lâche… Ne voyez-vous pas comme elle pleure, comme elle tremble en vous regardant ? Encore une fois, c’est elle qui est lâche, puisqu’elle a peur de vous !
 
L’instinct de Fleur-de-Marie la servait parfaitement. Elle eût invoqué la justice, le devoir, pour désarmer l’acharnement stupide et brutal des prisonnières contre Mont-Saint-Jean, qu’elle n’eût pas été écoutée. Elle les émut en s’adressant à ce sentiment de générosité naturelle qui jamais ne s’éteint tout à fait, même dans les masses les plus corrompues.
 
La Louve et ses compagnes murmurèrent encore, mais elles se sentaient, elles s’avouaient lâches.
 
Fleur-de-Marie ne voulut pas abuser de ce premier triomphe et continua :
 
– Votre souffre-douleur ne mérite pas de pitié, dites-vous ; mais, mon Dieu ! son enfant en mérite, lui ! Ne ressent-il pas les coups que vous donnez à sa mère ? Quand elle vous crie « grâce ! » ce n’est pas pour elle… c’est pour son enfant ! Quand elle vous demande un peu de votre pain, si vous en avez de trop, parce qu’elle a plus faim que d’habitude, ce n’est pas pour elle… c’est pour son enfant !… Quand elle vous supplie, les larmes aux yeux, d’épargner ses haillons qu’elle a eu tant de peine à rassembler, ce n’est pas pour elle… c’est pour son enfant ! Ce pauvre petit bonnet de pièces et de morceaux doublé de toile à matelas, dont vous vous moquez tant, est bien risible… peut-être ; pourtant, à moi, rien qu’à le voir, il me donne envie de pleurer, je vous l’avoue… Moquez-vous de moi et de Mont-Saint-Jean, si vous voulez.
 
Les détenues ne rirent pas.
 
La Louve regarda même tristement ce petit bonnet qu’elle tenait encore à la main.
 
– Mon Dieu ! reprit Fleur-de-Marie en essuyant ses yeux du revers de sa main blanche et délicate, je sais que vous n’êtes pas méchantes… Vous tourmentez Mont-Saint-Jean par désœuvrement, non par cruauté. Mais vous oubliez qu’ils sont deux… elle et son enfant. Elle le tiendrait entre ses bras qu’il la protégerait contre vous… Non-seulement vous ne la battriez pas, de peur de faire du mal à ce pauvre innocent, mais s’il avait froid, vous donneriez à sa mère tout ce que vous pourriez pour le couvrir, n’est-ce pas, la Louve ?
 
– C’est vrai… un enfant, qui est-ce qui n’en aurait pas pitié ?…
 
– C’est tout simple, ça…
 
– S’il avait faim, vous vous ôteriez le pain de la bouche pour lui, n’est-ce pas, la Louve ?
 
– Oui, et de bon cœur… je ne suis pas plus méchante qu’une autre.
 
– Ni nous non plus…
 
– Un pauvre petit innocent !
 
– Qu’est-ce qui aurait le cœur de vouloir lui faire mal ?
 
– Faudrait être des monstres !
 
– Des sans-cœur !
 
– Des bêtes sauvages !
 
– Je vous le disais bien, reprit Fleur-de-Marie, que vous n’étiez pas méchantes ; vous êtes bonnes, votre tort c’est de ne pas réfléchir que Mont-Saint-Jean, au lieu d’avoir son enfant dans ses bras pour vous apitoyer… l’a dans son sein… voilà tout…
 
– Voilà tout ! reprit la Louve avec exaltation, non, ça n’est pas tout. Vous avez raison, la Goualeuse, nous étions des lâches… et vous êtes brave d’avoir osé nous le dire, et vous êtes brave de n’avoir pas tremblé après nous l’avoir dit. Voyez-vous, nous avons beau dire et beau faire, nous débattre contre ça, que vous n’êtes pas une créature comme nous autres, faut toujours finir par en convenir… Ça me vexe, mais ça est… Tout à l’heure encore nous avons eu tort… vous étiez plus courageuse que nous…
 
– C’est vrai qu’il lui a fallu du courage à cette blondinette pour nous dire comme ça nos vérités en face…
 
– Oh ! mais, c’est que ces yeux bleus tout doux, tout doux, une fois que ça s’y met…
 
– Ça devient des vrais petits lions.
 
– Pauvre Mont-Saint-Jean ! Elle lui doit une fière chandelle !
 
– Après tout, c’est que c’est vrai, quand nous battons Mont-Saint-Jean, nous battons son enfant.
 
– Je n’avais pas pensé à cela.
 
– Ni moi non plus.
 
– Mais la Goualeuse, elle, pense à tout.
 
– Et battre un enfant… c’est affreux !
 
– Pas une de nous n’en serait capable.
 
Rien de plus mobile que les passions populaires ; rien de plus brusque, de plus rapide que leurs retours du mal au bien et du bien au mal.
 
Quelques simples et touchantes paroles de Fleur-de-Marie avaient opéré une réaction subite en faveur de Mont-Saint-Jean, qui pleurait d’attendrissement.
 
Tous les cœurs étaient émus, parce que, nous l’avons dit, les sentiments qui se rattachent à la maternité sont toujours vifs et puissants chez les malheureuses dont nous parlons.
 
Tout à coup la Louve, violente et exaltée en toute chose, prit le petit bonnet qu’elle tenait à la main, en fit une sorte de bourse, fouilla dans sa poche, en tira vingt sous, les jeta dans le bonnet et s’écria en le présentant à ses compagnes :
 
– Je mets vingt sous pour acheter de quoi faire une layette au petit de Mont-Saint-Jean. Nous taillerons et nous coudrons tout nous-mêmes, afin que la façon ne lui coûte rien…
 
– Oui… oui…
 
– C’est ça !… cotisons-nous !…
 
– J’en suis !
 
– Fameuse idée !
 
– Pauvre femme !
 
– Elle est laide comme un monstre… mais elle est mère comme une autre…
 
– La Goualeuse avait raison, au fait, c’est à pleurer toutes les larmes de son corps que de voir cette malheureuse layette de haillons.
 
– Je mets dix sous.
 
– Moi trente.
 
– Moi vingt.
 
– Moi, quatre sous… je n’ai que ça.
 
– Moi, je n’ai rien… mais je vends ma ration de demain pour mettre à la masse. Qui me l’achète ?
 
– Moi, dit la Louve, je mets dix sous pour toi… mais tu garderas ta ration, et Mont-Saint-Jean aura une layette comme une princesse.
 
Exprimer la surprise, la joie de Mont-Saint-Jean serait impossible ; son grotesque et laid visage, inondé de larmes, devenait presque touchant. Le bonheur, la reconnaissance y rayonnaient.
 
Fleur-de-Marie aussi était bien heureuse, quoiqu’elle eût été obligée de dire à la Louve, quand celle-ci lui tendit le petit bonnet :
 
– Je n’ai pas d’argent… mais je travaillerai tant qu’on voudra…
 
– Oh ! mon bon petit ange du paradis, s’écria Mont-Saint-Jean en tombant aux genoux de la Goualeuse, et en tâchant de lui prendre la main pour la baiser ; qu’est-ce que je vous ai donc fait pour que vous soyez aussi charitable pour moi, et toutes ces dames aussi ? C’est-il bien possible, mon bon Dieu sauveur !… Une layette pour mon enfant, une bonne layette, tout ce qu’il lui faudra ? Qui aurait jamais cru cela pourtant ! J’en deviendrai folle, c’est sûr. Moi qui tout à l’heure étais le pâtiras de tout le monde, en un rien de temps, parce que vous leur avez dit… quelque chose… de votre chère petite voix de séraphin… voilà que vous les retournez de mal à bien, voilà qu’elles m’aiment à cette heure. Et moi aussi, je les aime. Elles sont si bonnes ! J’avais tort de me fâcher. Étais-je donc bête, et injuste, et ingrate ; tout ce qu’elles me faisaient, c’était pour rire, elles ne me voulaient pas de mal, c’était pour mon bien, en voilà la preuve. Oh ! maintenant on m’assommerait sur la place que je ne dirais pas ouf. J’étais par trop susceptible aussi !
 
– Nous avons quatre-vingt-huit francs et sept sous, dit la Louve en finissant, de compter le montant de la collecte, qu’elle enveloppa dans le petit bonnet. Qui est-ce qui sera la trésorière jusqu’à ce qu’on ait employé l’argent ! Faut pas le donner à Mont-Saint-Jean, elle est trop sotte.
 
– Que la Goualeuse garde l’argent, cria-t-on tout d’une voix.
 
– Si vous m’en croyez, dit Fleur-de-Marie, vous prierez l’inspectrice, Mme Armand, de se charger de cette somme et de faire les emplettes nécessaires à la layette ; et puis, qui sait ? Mme Armand sera sensible à la bonne action que vous avez faite, et peut-être demandera-t-elle qu’on ôte quelques jours de prison à celles qui sont bien notées… Eh bien ! la Louve, ajouta Fleur-de-Marie en prenant sa compagne par le bras, est-ce que vous ne vous sentez pas plus contente que tout à l’heure, quand vous jetiez au vent les pauvres haillons de Mont-Saint-Jean ?
 
La Louve ne répondit pas d’abord.
 
À l’exaltation généreuse qui avait un moment animé ses traits succédait une sorte de défiance farouche.
 
Fleur-de-Marie la regardait avec surprise, ne comprenant rien à ce changement subit.
 
– Goualeuse… venez… j’ai à vous parler, dit la Louve d’un air sombre.
 
Et, se détachant du groupe des détenues, elle emmena brusquement Fleur-de-Marie près du bassin à margelles de pierre creusé au milieu du préau. Un banc était tout près.
 
La Louve et la Goualeuse s’y assirent et se trouvèrent ainsi presque isolées de leurs compagnes.