Les Mystères de Paris

| 4.04 - Le budget de Rigolette

 

 

 

IV

Le budget de Rigolette


À la neige de la nuit avait succédé un vent très-froid ; le pavé de la rue, ordinairement fangeux, était presque sec. Rigolette et Rodolphe se dirigèrent vers l’immense et singulier bazar que l’on nomme le Temple. La jeune fille s’appuyait sans façon au bras de son cavalier, aussi peu gênée avec lui que s’ils eussent été liés par une longue intimité.
 
– Est-elle drôle, cette Mme Pipelet, avec ses remarques ! dit la grisette à Rodolphe.
 
– Ma foi, ma voisine, je trouve qu’elle a raison.
 
– En quoi, mon voisin ?
 
– Elle a dit : « Il faut que jeunesse se passe… vive l’amour ! Et allez donc ! »
 
– Eh bien ?
 
– C’est justement ma manière de voir…
 
– Comment ?
 
– Je voudrais passer ma jeunesse avec vous… pouvoir crier : « Vive l’amour ! » et aller où vous voudriez me conduire.
 
– Je le crois bien… vous n’êtes pas difficile !
 
– Où serait le mal ?… nous sommes voisins.
 
– Si nous n’étions pas voisins, je ne sortirais pas avec vous comme ça…
 
– Vous me dites donc d’espérer ?
 
– D’espérer quoi ?
 
– Que vous m’aimerez.
 
– Je vous aime déjà.
 
– Vraiment ?
 
– C’est tout simple, vous êtes bon, vous êtes gai. Quoique pauvre vous-même, vous faites ce que vous pouvez pour ces pauvres Morel, en intéressant des gens riches à leur malheur ; vous avez une figure qui me revient beaucoup, une jolie tournure, ce qui est toujours agréable et flatteur pour moi, qui vous donne le bras et qui vous le donnerai souvent. Voilà, je crois, assez de raisons pour que je vous aime.
 
Puis, s’interrompant pour rire aux éclats, Rigolette s’écria :
 
– Regardez donc… regardez donc cette grosse femme avec ses vieux souliers fourrés ; on dirait qu’elle est traînée par deux chats sans queue.
 
Et de rire encore.
 
– Je préfère vous regarder, ma voisine ; je suis si heureux de penser que vous m’aimez déjà.
 
– Je vous le dis parce que ça est… Vous ne me plairiez pas, je vous le dirais tout de même… Je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais trompé personne, ni été coquette. Quand on me plaît, je le dis tout de suite…
 
Puis, s’interrompant encore pour s’arrêter devant une boutique, la grisette s’écria :
 
– Oh ! voyez donc la jolie pendule et les deux beaux vases ! J’avais pourtant déjà trois livres dix sous d’économie dans ma tirelire pour en acheter de pareils ! En cinq ou six ans j’aurais pu y atteindre.
 
– Des économies, ma voisine ! Et vous gagnez ?…
 
– Au moins trente sous par jour, quelquefois quarante ; mais je ne compte jamais que sur trente, c’est plus prudent, et je règle mes dépenses là-dessus, dit Rigolette d’un air aussi important que s’il se fût agi de l’équilibre financier d’un budget formidable.
 
– Mais avec trente sous par jour, comment pouvez-vous vivre ?
 
– Le compte n’est pas long… Voulez-vous que je vous le fasse, mon voisin ? Vous m’avez l’air d’un dépensier, ça vous servira d’exemple.
 
– Voyons, ma voisine.
 
– Mes trente sous par jour me font quarante-cinq francs par mois, n’est-ce pas ?
 
– Oui.
 
– Là-dessus j’ai douze francs de loyer et vingt-trois francs de nourriture.
 
– Vingt-trois francs de nourriture !…
 
– Mon Dieu, oui, tout autant ! Avouez que pour une mauviette comme moi… c’est énorme… par exemple, je ne me refuse rien.
 
– Voyez-vous la petite gourmande…
 
– Ah ! mais aussi là-dedans je compte la nourriture de mes oiseaux…
 
– Il est certain que si vous vivez trois là-dessus, c’est moins exorbitant. Mais voyons le détail par jour… toujours pour mon instruction.
 
– Écoutez bien ; une livre de pain, c’est quatre sous ; deux sous de lait, ça fait six ; quatre sous de légumes l’hiver, ou de fruits et de salade dans l’été ; j’adore la salade, parce que c’est, comme les légumes, propre à arranger, ça ne salit pas les mains ; voilà donc déjà dix sous ; trois sous de beurre ou d’huile et de vinaigre pour assaisonnement, treize ! Une voie[1] de belle eau claire, oh ! ça c’est mon luxe, ça me fait mes quinze sous, s’il vous plaît… Ajoutez-y par semaine deux ou trois sous de chènevis et de mouron pour régaler mes oiseaux, qui mangent ordinairement un peu de mie de pain et de lait, c’est vingt-deux à vingt-trois francs par mois, ni plus ni moins.
 
– Et vous ne mangez jamais de viande ?
 
– Ah ! bien oui… de la viande !… elle coûte des dix et douze sous la livre ; est-ce qu’on y peut songer ? Et puis ça sent la cuisine, le pot-au-feu ; au lieu que du lait, des légumes, des fruits, c’est tout de suite prêt. Tenez, un plat que j’adore, qui n’est pas embarrassant, et que je fais dans la perfection…
 
– Voyons le plat…
 
– Je mets de belles pommes de terre jaunes dans le four de mon poêle ; quand elles sont cuites, je les écrase avec un peu de beurre et de lait… une pincée de sel… c’est un manger des dieux… Si vous êtes gentil, je vous en ferai goûter…
 
– Arrangé par vos jolies mains, ça doit être excellent. Mais, voyons, comptons, ma voisine… Nous avons déjà vingt-trois francs de nourriture, douze francs de loyer, c’est trente-cinq francs par mois…
 
– Pour aller à quarante-cinq ou cinquante francs que je gagne, il me reste dix ou quinze francs pour mon bois ou mon huile pendant l’hiver, pour mon entretien et mon blanchissage… c’est-à-dire pour mon savon ; car, excepté mes draps, je me blanchis moi-même… c’est encore mon luxe… une blanchisseuse de fin me coûterait les yeux de la tête… tandis que je repasse très-bien, et je me tire d’affaire… Pendant les cinq mois d’hiver, je brûle une voie[2] et demie de bois… et je dépense pour quatre ou cinq sous d’huile par jour pour ma lampe… ça me fait environ quatre-vingts francs par an pour mon chauffage et mon éclairage.
 
– De sorte que c’est au plus s’il vous reste cent francs pour votre entretien.
 
– Oui, et c’est là-dessus que j’avais économisé mes trois francs dix sous.
 
– Mais vos robes, vos chaussures, ce joli bonnet ?
 
– Mes bonnets, je n’en mets que quand je sors, et ça ne me ruine pas, car je les monte moi-même ; chez moi je me contente de mes cheveux… Quant à mes robes, à mes bottines… est-ce que le Temple n’est pas là ?
 
– Ah ! oui… ce bienheureux Temple… Eh bien ! vous trouvez là…
 
– Des robes excellentes et très-jolies. Figurez-vous que les grandes dames ont l’habitude de donner leurs vieilles robes à leurs femmes de chambre. Quand je dis vieilles… c’est-à-dire qu’elles les ont portées un mois ou deux en voiture… et les femmes de chambre vont les vendre au Temple… pour presque rien… Ainsi, tenez, j’ai là une robe de très-beau mérinos raisin de Corinthe que j’ai eue pour quinze francs ; elle en avait peut-être coûté soixante, elle avait été à peine portée, je l’ai arrangée à ma taille… et j’espère qu’elle me fait honneur.
 
– C’est vous qui lui faites honneur, ma voisine… Mais, avec la ressource du Temple, je commence à comprendre que vous puissiez suffire à votre entretien avec cent francs par an.
 
– N’est-ce pas ? On a là des robes d’été charmantes pour cinq ou six francs, des brodequins comme ceux que je porte, presque neufs, pour deux ou trois francs. Tenez, ne dirait-on pas qu’ils ont été faits pour moi ? dit Rigolette, qui s’arrêta et montra le bout de son joli pied, véritablement très-bien chaussé.
 
– Le pied est charmant, c’est vrai ; mais vous devez difficilement lui trouver des chaussures… Après ça vous me direz sans doute qu’on vend au Temple des souliers d’enfants…
 
– Vous êtes un flatteur, mon voisin ; mais avouez qu’une petite fille toute seule, et bien rangée, peut vivre avec trente sous par jour ! Il faut dire aussi que les quatre cent cinquante francs que j’ai emportés de la prison m’ont joliment aidée pour m’établir… Une fois qu’on m’a vue dans mes meubles, ça a inspiré de la confiance, et on m’a donné de l’ouvrage chez moi ; mais il a fallu attendre longtemps avant d’en trouver ; heureusement j’avais gardé de quoi vivre trois mois sans compter sur mon travail.
 
– Avec votre petit air étourdi, savez-vous que vous avez beaucoup d’ordre et de raison, ma voisine ?
 
– Dame ! quand on est toute seule au monde et qu’on ne veut avoir d’obligation à personne, faut bien s’arranger et faire son nid, comme on dit.
 
– Et votre nid est charmant.
 
– N’est-ce pas ? Car enfin je ne me refuse rien ; j’ai même un loyer au-dessus de mon état ; j’ai des oiseaux ; l’été, toujours au moins deux pots de fleurs sur ma cheminée, sans compter les caisses de ma fenêtre et celle de ma cage ; et, pourtant, comme je vous le disais, j’avais déjà trois francs dix sous dans ma tirelire, afin de pouvoir un jour parvenir à une garniture de cheminée.
 
– Et que sont devenues ces économies ?
 
– Mon Dieu, dans les derniers temps, j’ai vu ces pauvres Morel si malheureux, si malheureux, que j’ai dit : il n’y a pas de bon sens d’avoir trois bêtes de pièces de vingt sous à paresser dans une tirelire, quand d’honnêtes gens meurent de faim à côté de vous !… Alors j’ai prêté mes trois francs aux Morel. Quand je dis prêté… c’était pour ne pas les humilier, car je les leur aurais donnés de bon cœur.
 
– Vous entendez bien, ma voisine, que, puisque les voilà à leur aise, ils vous les rembourseront.
 
– C’est vrai, ça ne sera pas de refus… ça sera toujours un commencement pour acheter une garniture de cheminée… C’est mon rêve !
 
– Et puis, enfin, il faut toujours songer un peu à l’avenir.
 
– À l’avenir ?
 
– Si vous tombiez malade, par exemple…
 
– Moi… malade ?
 
Et Rigolette de rire aux éclats.
 
De rire si fort qu’un gros homme qui marchait devant elle, portant un chien sous son bras, se retourna tout interloqué, croyant qu’il s’agissait de lui.
 
Rigolette, sans discontinuer de rire, lui fit une demi-révérence accompagnée d’une petite mine si espiègle que Rodolphe ne put s’empêcher de partager l’hilarité de sa compagne.
 
Le gros homme continua son chemin en grommelant.
 
– Êtes-vous folle !… allez, ma voisine ! dit Rodolphe en reprenant son sérieux.
 
– C’est votre faute aussi…
 
– Ma faute ?
 
– Oui, vous me dites des bêtises…
 
– Parce que je vous dis que vous pourriez tomber malade ?
 
– Malade, moi ?
 
Et de rire encore.
 
– Pourquoi pas ?
 
– Est-ce que j’ai l’air de ça ?
 
– Jamais je n’ai vu figure plus rose et plus fraîche.
 
– Eh bien ! alors… pourquoi voulez-vous que je tombe malade ?
 
– Comment ?
 
– À dix-huit ans, avec la vie que je mène… est-ce que c’est possible ? Je me lève à cinq heures, hiver comme été ; je me couche à dix ou onze ; je mange à ma faim, qui n’est pas grande, c’est vrai ; je ne souffre pas du froid, je travaille toute la journée, je chante comme une alouette, je dors comme une marmotte, j’ai le cœur libre, joyeux, content ; je suis sûre de ne jamais manquer d’ouvrage, à propos de quoi voulez-vous que je sois malade ?… ce serait par trop drôle aussi…
 
Et de rire encore.
 
Rodolphe, frappé de cette aveugle et bienheureuse confiance dans l’avenir, se reprocha d’avoir risqué de l’ébranler… Il songeait avec une sorte d’effroi qu’une maladie d’un mois pouvait ruiner cette riante et paisible existence.
 
Cette foi profonde de Rigolette dans son courage et dans ses dix-huit ans… ses seuls biens… semblait à Rodolphe respectable et sainte…
 
De la part de la jeune fille…, ce n’était plus de l’insouciance, de l’imprévoyance ; c’était une créance instinctive à la commisération et à la justice divines, qui ne pouvaient abandonner une créature laborieuse et bonne, une pauvre fille dont le seul tort était de compter sur la jeunesse et sur la santé qu’elle tenait de Dieu…
 
Au printemps, quand d’une aile agile les oiseaux du ciel, joyeux et chantants, effleurent les luzernes roses, ou fendent l’air tiède et azuré, s’inquiètent-ils du sombre hiver ?
 
– Ainsi, dit Rodolphe à la grisette, vous n’ambitionnez rien ?
 
– Rien…
 
– Absolument rien ?…
 
– Non… C’est-à-dire, entendons-nous, ma garniture de cheminée… et je l’aurai… je ne sais pas quand… mais j’ai mis dans ma tête de l’avoir, et ce sera ; je prendrai plutôt sur mes nuits…
 
– Et sauf cette garniture ?…
 
– Je n’ambitionne rien… seulement depuis aujourd’hui.
 
– Pourquoi cela ?
 
– Parce qu’avant-hier encore j’ambitionnais un voisin qui me plût… afin de faire avec lui, comme j’ai toujours fait, bon ménage… afin de lui rendre de petits services pour qu’il m’en rende à son tour.
 
– C’est déjà convenu, ma voisine ; vous soignerez mon linge, et je cirerai votre chambre… sans compter que vous m’éveillerez de bonne heure, en frappant à ma cloison.
 
– Et vous croyez que ce sera tout ?
 
– Qu’y a-t-il encore ?
 
– Ah bien ! vous n’êtes pas au bout. Est-ce qu’il ne faudra pas que le dimanche vous me meniez promener aux barrières ou sur les boulevards ? Je n’ai que ce jour-là de récréation…
 
– C’est ça, l’été nous irons à la campagne.
 
– Non, je déteste la campagne ; je n’aime que Paris. Pourtant, dans le temps, par complaisance, j’ai fait quelques parties à Saint-Germain avec une de mes camarades de prison, qu’on appelait la Goualeuse, parce qu’elle chantait toujours ; une bien bonne petite fille !
 
– Et qu’est-elle devenue ?
 
– Je ne sais pas ; elle dépensait son argent de prison sans avoir l’air de s’amuser beaucoup ; elle était toujours triste, mais douce et charitable… Quand nous sortions ensemble, je n’avais pas encore d’ouvrage ; quand j’en ai eu, je n’ai pas bougé de chez moi ; je lui ai donné mon adresse, elle n’est pas venue me voir ; sans doute elle est occupée de son côté… C’est pour vous dire, mon voisin, que j’aimais Paris plus que tout. Aussi, quand vous le pourrez, le dimanche, vous me mènerez dîner chez le traiteur, quelquefois au spectacle… sinon, si vous n’avez pas d’argent, vous me mènerez voir les boutiques dans les beaux passages, ça m’amuse presque autant. Mais soyez tranquille, dans nos petites parties fines, je vous ferai honneur… Vous verrez comme je serai gentille avec ma jolie robe de levantine gros bleu, que je ne mets que le dimanche ! Elle me va comme un amour ; j’ai avec ça un petit bonnet garni de dentelles, avec des nœuds orange, qui ne font pas trop mal sur mes cheveux noirs, des bottines de satin turc que j’ai fait faire pour moi… un charmant châle de bourre de soie façon cachemire. Allez, allez, mon voisin, on se retournera plus d’une fois pour nous voir passer. Les hommes diront : « Mais c’est qu’elle est gentille, cette petite, parole d’honneur ! » Et les femmes diront de leur côté : « Mais c’est qu’il a une très-jolie tournure, ce grand jeune homme mince… son air est très-distingué… et ses petites moustaches brimes lui vont très-bien… » Et je serai de l’avis de ces dames, car j’adore les moustaches… Malheureusement M. Germain n’en portait pas à cause de son bureau. M. Cabrion en avait, mais elles étaient rouges comme sa grande barbe, et je n’aime pas les grandes barbes ; et puis il faisait par trop le gamin dans les rues, et tourmentait trop ce pauvre M. Pipelet. Par exemple, M. Giraudeau (mon voisin d’avant M. Cabrion) avait une très-bonne tenue, mais il était louche. Dans les commencements, ça me gênait beaucoup, parce qu’il avait toujours l’air de regarder quelqu’un à côté de moi, et, sans y penser, je me retournais pour voir qui.
 
Et de rire.
 
Rodolphe écoutait ce babil avec curiosité ; il se demandait pour la troisième ou quatrième fois ce qu’il devait penser de la vertu de Rigolette.
 
Tantôt la liberté même des paroles de la grisette et le souvenir du gros verrou lui faisaient presque croire qu’elle aimait ses voisins en frères, en camarades, et que Mme Pipelet l’avait calomniée ; tantôt il souriait de ses velléités de crédulité, en songeant qu’il était peu probable qu’une fille aussi jeune, aussi abandonnée, eût échappé aux séductions de MM. Giraudeau, Cabrion et Germain. Pourtant, la franchise, l’originale familiarité de Rigolette éveillaient en lui de nouveaux doutes.
 
– Vous me charmez, ma voisine, en disposant ainsi de mes dimanches, reprit gaiement Rodolphe ; soyez tranquille, nous ferons de fameuses parties.
 
– Un instant, monsieur le dépensier, c’est moi qui tiendrai la bourse, je vous en préviens. L’été, nous pourrons dîner très-bien… mais très-bien !… pour trois francs, à la Chartreuse ou à l’Ermitage Montmartre, une demi-douzaine de contredanses ou de valses par là-dessus, et quelques courses sur les chevaux de bois… j’adore monter à cheval… ça vous fera vos cent sous, pas un liard de plus… Valsez-vous ?
 
– Très-bien.
 
– À la bonne heure ! M. Cabrion me marchait toujours sur les pieds, et puis, par farce, il jetait des pois fulminants par terre, ça fait qu’on n’a plus voulu de nous à la Chartreuse.
 
Et de rire.
 
– Soyez tranquille, je vous réponds de ma réserve à l’égard des pois fulminants ; mais l’hiver, que ferons-nous ?
 
– L’hiver, comme on a moins faim, nous dînerons parfaitement pour quarante sous, et il nous restera trois francs pour le spectacle, car je ne veux pas que vous dépassiez vos cent sous : c’est déjà bien assez cher ; mais tout seul vous dépenseriez au moins ça à l’estaminet, au billard, avec de mauvais sujets qui sentent la pipe comme des horreurs. Est-ce qu’il ne vaut pas mieux passer gaiement la journée avec une petite amie bien bonne enfant, bien rieuse, qui trouvera encore le temps de vous économiser quelques dépenses en vous ourlant vos cravates, en soignant votre ménage ?
 
– Mais c’est un gain tout clair, ma voisine. Seulement, si mes amis me rencontrent avec ma gentille petite amie sous le bras ?
 
– Eh bien ! ils diront : « Il n’est pas malheureux, ce diable de Rodolphe ! »
 
– Vous savez mon nom ?
 
– Quand j’ai appris que la chambre voisine était déjà louée, j’ai demandé à qui.
 
– Et mes amis diront : « Il est très-heureux, ce Rodolphe !… » Et ils m’envieront.
 
– Tant mieux !
 
– Ils me croiront heureux.
 
– Tant mieux !… tant mieux !…
 
– Et si je ne le suis pas autant que je le paraîtrai ?
 
– Qu’est-ce que ça vous fait, pourvu qu’on le croie ?… Aux hommes, il ne leur en faut pas davantage.
 
– Mais votre réputation ?
 
Rigolette partit d’un éclat de rire.
 
– La réputation d’une grisette ! Est-ce qu’on croit à ces météores-là ? reprit-elle. Si j’avais père ou mère, frère ou sœur, je tiendrais pour eux au qu’en-dira-t-on… Je suis toute seule, ça me regarde…
 
– Mais, moi, je serai très-malheureux.
 
– De quoi ?
 
– De passer pour être heureux, tandis qu’au contraire je vous aimerai… à peu près comme vous dîniez chez le papa Crétu… en mangeant votre pain sec à la lecture d’un livre de cuisine.
 
– Bah ! bah ! vous vous y ferez : je serai pour vous si douce, si reconnaissante, si peu gênante, que vous vous direz : « Après tout, autant faire mon dimanche avec elle qu’avec un camarade… » Si vous êtes libre le soir dans la semaine, et que ça ne vous ennuie pas, vous viendrez passer la soirée avec moi, vous profiterez de mon feu et de ma lampe ; vous louerez des romans, vous me ferez la lecture. Autant ça que d’aller perdre votre argent au billard ; sinon, si vous êtes occupé tard chez votre patron, ou que vous aimiez mieux aller au café, vous me direz bonsoir en rentrant, si je veille encore. Si je suis couchée, le lendemain matin je vous dirai bonjour à travers votre cloison pour vous éveiller… Tenez, M. Germain, mon dernier voisin, passait toutes ses soirées comme ça avec moi ; il ne s’en plaignait pas !… Il m’a lu tout Walter Scott… C’est ça qui était amusant ! Quelquefois, le dimanche, quand il faisait mauvais, au lieu d’aller au spectacle et de sortir, il allait acheter quelque chose ; nous faisions une vraie dînette dans ma chambre, et puis après nous lisions… Ça m’amusait presque autant que le théâtre. C’est pour vous dire que je ne suis pas difficile à vivre, et que je fais tout ce qu’on veut. Et puis, vous qui parliez d’être malade, si jamais vous l’étiez… c’est moi qui suis une vraie petite sœur grise !… demandez aux Morel…, Tenez, vous ne savez pas votre bonheur, monsieur Rodolphe… C’est un vrai quine à la loterie de m’avoir pour voisine.
 
– C’est vrai, j’ai toujours eu du bonheur ; mais, à propos de M. Germain, où est-il donc maintenant ?
 
– À Paris, je pense.
 
– Vous ne le voyez plus ?
 
– Depuis qu’il a quitté la maison, il n’est plus revenu chez moi.
 
– Mais où demeure-t-il ? Que fait-il ?
 
– Pourquoi ces questions-là, mon voisin ?
 
– Parce que je suis jaloux de lui, dit Rodolphe en souriant, et que je voudrais…
 
– Jaloux ! ! ! Et Rigolette de rire. Il n’y a pas de quoi, allez… Pauvre garçon !…
 
– Sérieusement, ma voisine, j’aurais le plus grand intérêt à savoir où rencontrer M. Germain ! Vous connaissez sa demeure, et, sans me vanter, vous devez me croire incapable d’abuser du secret que je vous demande… Je vous le jure dans son intérêt…
 
– Sérieusement, mon voisin, je crois que vous pouvez vouloir beaucoup de bien à M. Germain ; mais il m’a fait promettre de ne dire son adresse à personne… et puisque je ne vous la dis pas à vous, c’est que ça m’est impossible… Cela ne doit pas vous fâcher contre moi… Si vous m’aviez confié un secret, vous seriez content, n’est-ce pas, de me voir agir comme je le fais ?
 
– Mais…
 
– Tenez, mon voisin, une fois pour toutes, ne me parlez plus de cela… J’ai fait une promesse, je la tiendrai, et, quoi que vous me puissiez dire, je vous répondrai toujours la même chose…
 
Malgré son étourderie, sa légèreté, la jeune fille accentua ces derniers mots si fermement que Rodolphe comprit, à son grand regret, qu’il n’obtiendrait peut-être pas d’elle ce qu’il désirait savoir. Il lui répugnait d’employer la ruse pour surprendre la confiance de Rigolette ; il attendit et reprit gaiement :
 
– N’en parlons plus, ma voisine. Diable ! vous gardez si bien les secrets des autres que je ne m’étonne plus que vous gardiez les vôtres.
 
– Des secrets, moi ! Je voudrais bien en avoir, ça doit être très-amusant.
 
– Comment ! Vous n’avez pas un petit secret de cœur ?
 
– Un secret de cœur ?
 
– Enfin… vous n’avez jamais aimé ? dit Rodolphe en regardant bien fixement Rigolette pour tâcher de deviner la vérité.
 
– Comment ! jamais aimé ?… Et M. Giraudeau ? Et M. Cabrion ? Et M. Germain ? Et vous donc ?…
 
– Vous ne les avez pas aimés plus que moi ?… autrement que moi ?
 
– Ma foi ! non ; moins peut-être, car il a fallu m’habituer aux yeux louches de M. Giraudeau, à la barbe rousse et aux farces de M. Cabrion, et à la tristesse de M. Germain, car il était bien triste, ce pauvre jeune homme. Vous, au contraire, vous m’avez plu tout de suite…
 
– Voyons, ma voisine, ne vous fâchez pas ; je vais vous parler… en vrai camarade…
 
– Allez… allez… j’ai le caractère bien fait… Et puis vous êtes si bon que vous n’auriez pas le cœur, j’en suis sûre, de me dire quelque chose qui me fasse de la peine…
 
– Sans doute… Mais voyons, franchement, vous n’avez jamais eu d’amant ?
 
– Des amants !… Ah ! bien oui ! Est-ce que j’ai le temps ?
 
– Qu’est-ce que le temps fait à cela ?
 
– Ce que ça fait ? Mais tout… D’abord je serais jalouse comme un tigre, je me ferais sans cesse des peines de cœur ; eh bien ! est-ce que je gagne assez d’argent pour pouvoir perdre deux ou trois heures par jour à pleurer, à me désoler ? Et si on me trompait… que de larmes, que de chagrins !… Ah bien ! par exemple… c’est pour le coup que ça m’arriérerait joliment !
 
– Mais tous les amants ne sont pas infidèles, ne font pas pleurer leur maîtresse.
 
– Ça serait encore pis… s’il était par trop gentil. Est-ce que je pourrais vivre un moment sans lui ?… et comme il faudrait probablement qu’il soit toute la journée à son bureau, à son atelier ou à sa boutique, je serais comme une pauvre âme en peine pendant son absence ; je me forgerais mille chimères… je me figurerais que d’autres l’aiment… qu’il est auprès d’elles… Et s’il m’abandonnait !… jugez donc !… est-ce que je sais enfin… tout ce qui pourrait m’arriver ? Tant il y a que certainement mon travail s’en ressentirait… et alors, qu’est-ce que je deviendrais ? C’est tout juste si, tranquille comme je suis, je puis me tenir au courant en travaillant douze à quinze heures par jour… Voyez donc si je perdais trois ou quatre journées par semaine à me tourmenter… comment rattraper ce temps-là ?… Impossible !… Il faudrait donc me mettre aux ordres de quelqu’un ?… Oh ! ça, non !… j’aime trop ma liberté…
 
– Votre liberté ?
 
– Oui, je pourrais entrer comme première ouvrière chez la maîtresse couturière pour qui je travaille… j’aurais quatre cents francs, logée, nourrie…
 
– Et vous n’acceptez pas ?
 
– Non, sans doute… je serais à gages chez les autres ; au lieu que, si pauvre que soit mon chez-moi, au moins je suis chez moi ; je ne dois rien à personne… J’ai du courage, du cœur, de la santé, de la gaieté… un bon voisin comme vous : qu’est-ce qu’il me faut de plus ?
 
– Et vous n’avez jamais songé à vous marier ?
 
– Me marier !… je ne peux me marier qu’à un pauvre comme moi. Voyez les malheureux Morel… voilà où ça mène… tandis que quand on n’a à répondre que pour soi… on s’en tire toujours…
 
– Ainsi vous ne faites jamais de châteaux en Espagne, de rêves ?
 
– Si… je rêve de ma garniture de cheminée… excepté ça… qu’est-ce que vous voulez que je désire ?
 
– Mais si un parent vous avait laissé une petite fortune… douze cents francs de rentes, je suppose… à vous qui vivez avec cinq cents francs ?
 
– Dame ! ça serait peut-être un bien, peut-être un mal.
 
– Un mal ?
 
– Je suis heureuse comme je suis : je connais la vie que je mène, je ne sais pas celle que je mènerais si j’étais riche. Tenez, mon voisin, quand, après une bonne journée de travail, je me couche le soir, que ma lumière est éteinte, et qu’à la lueur du petit peu de braise qui reste dans mon poêle je vois ma chambre bien proprette, mes rideaux, ma commode, mes chaises, mes oiseaux, ma montre, ma table chargée d’étoffes qu’on m’a confiées, et que je me dis : « Enfin tout ça est à moi, je ne le dois qu’à moi… » vrai, mon voisin… ces idées-là me bercent bien câlinement, allez !… et quelquefois je m’endors orgueilleuse et toujours contente. Eh bien !… je devrais mon chez-moi à l’argent d’un vieux parent… que ça ne me ferait pas autant de plaisir, j’en suis sûre… Mais tenez, nous voici au Temple, avouez que c’est un superbe coup d’œil !
 


[1] Une voie d’eau équivaut à deux seaux.
[2] Une voie de bois valait deux stères et demi environ.