Les Mystères de Paris

| 3.20 - Le jugement

 

 

 

XX

Le jugement


Étonné, le lapidaire se leva et alla ouvrir… Deux hommes entrèrent dans la mansarde.
 
L’un, maigre, grand, la figure ignoble et bourgeonnée, encadrée d’épais favoris noirs grisonnants, tenait à la main une grosse canne plombée, portait un chapeau déformé et une longue redingote verte crottée, étroitement boutonnée. Son col de velours noir râpé laissait voir un cou long, rouge, pelé comme celui d’un vautour… Cet homme s’appelait Malicorne.
 
L’autre plus petit, et de mine aussi basse, rouge, gros et trapu, était vêtu avec une sorte de somptuosité grotesque. Des boutons de brillants attachaient les plis de sa chemise d’une propreté douteuse, et une longue chaîne d’or serpentait sur un gilet écossais d’étoffe passée, que laissait voir un paletot de panne d’un gris jaunâtre… Cet homme s’appelait Bourdin.
 
– Oh ! que ça pue la misère et la mort ici ! dit Malicorne en s’arrêtant au seuil.
 
– Le fait est que ça ne sent pas le musc ! Quelles pratiques ! reprit Bourdin en faisant un geste de dégoût et de mépris ; puis il s’avança vers l’artisan qui le regardait avec autant de surprise que d’indignation.
 
À travers la porte laissée entrebâillée, on vit apparaître la figure méchante, attentive et rusée de Tortillard, qui, ayant suivi ces inconnus à leur insu, regardait, épiait, écoutait.
 
– Que voulez-vous ? dit brusquement le lapidaire, révolté de la grossièreté des deux hommes.
 
– Jérôme Morel ? lui répondit Bourdin.
 
– C’est moi…
 
– Ouvrier lapidaire ?
 
– C’est moi.
 
– Bien sûr ?
 
– Encore une fois, c’est moi… Vous m’impatientez… que voulez-vous ?… expliquez-vous ou sortez !
 
– Que ça d’honnêteté ?… merci !… dis donc, Malicorne, reprit l’homme en se retournant vers son camarade, il n’y a pas gras… ici… c’est pas comme chez le vicomte de Saint-Remy ?
 
– Oui… mais quand il y a gras, on trouve visage de bois… comme nous l’avons trouvé rue de Chaillot. Le moineau avait filé la veille… et roide encore, tandis que des vermines pareilles ça reste collé à son chenil.
 
– Je crois bien ; ça ne demande qu’à être serré[1]pour avoir la pâtée.
 
– Faut encore que le loup[2]soit bon enfant ; ça lui coûtera plus que ça ne vaut… mais ça le regarde.
 
– Tenez, dit Morel avec indignation, si vous n’étiez pas ivres comme vous en avez l’air, on se mettrait en colère… Sortez de chez moi à l’instant !
 
– Ah ! ah ! il est fameux, le déjeté ! s’écria Bourdin en faisant une allusion insultante à la déviation de la taille du lapidaire. Dis donc, Malicorne, il a le toupet d’appeler ça un chez soi… un bouge où je ne voudrais pas mettre mon chien…
 
– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Madeleine, si effrayée qu’elle n’avait pas jusqu’alors pu dire une parole, appelle donc au secours… c’est peut-être des malfaiteurs… Prends garde à tes diamants…
 
En effet, voyant ces deux inconnus de mauvaise mine s’approcher de plus en plus de l’établi où étaient encore exposées les pierreries, Morel craignit quelque mauvais dessein, courut à sa table et, de ses deux mains, couvrit les pierres précieuses.
 
Tortillard, toujours aux écoutes et aux aguets, retint les paroles de Madeleine, remarqua le mouvement de l’artisan et se dit :
 
– Tiens… tiens… tiens… on le disait lapidaire en faux ; si les pierres étaient fausses, il n’aurait pas peur d’être volé… Bon à savoir : alors la mère Mathieu, qui vient souvent ici, est donc aussi courtière en vrai… C’est donc de vrais diamants qu’elle a dans son cabas… Bon à savoir ; je dirai ça à la Chouette, à la Chouette, dit le fils de Bras-Rouge en chantonnant.
 
– Si vous ne sortez pas de chez moi, je crie à la garde, dit Morel.
 
Les enfants, effrayés de cette scène, commencèrent à pleurer, et la vieille idiote se dressa sur son séant…
 
– S’il y a quelqu’un qui ait le droit de crier à la garde… c’est nous… entendez-vous, monsieur le déjeté ? dit Bourdin.
 
– Vu que la garde doit nous prêter main-forte pour vous conduire si vous regimbez, ajouta Malicorne. Nous n’avons pas de juge de paix avec nous, c’est vrai ; mais si vous tenez à jouir de sa société, on va vous en servir un sortant de son lit, tout chaud, tout bouillant… Bourdin va aller le chercher.
 
– En prison… moi ? s’écria Morel frappé de stupeur.
 
– Oui… à Clichy…
 
– À Clichy ? répéta l’artisan d’un air hagard.
 
– A-t-il la boule dure, celui-là ! dit Malicorne.
 
– À la prison pour dettes… aimez-vous mieux ça ? reprit Bourdin.
 
– Vous… vous… seriez… comment… le notaire… Ah ! mon Dieu !…
 
Et l’ouvrier, pâle comme la mort, retomba sur son escabeau, sans pouvoir ajouter une parole.
 
– Nous sommes gardes du commerce pour vous pincer, si nous en étions capables… Y êtes-vous, pays ?
 
– Morel… le billet du maître de Louise !… Nous sommes perdus ! s’écria Madeleine d’une voix déchirante.
 
– Voilà le jugement, dit Malicorne en tirant de son portefeuille un acte timbré.
 
Après avoir psalmodié, comme d’habitude, une partie de cette requête d’une voix presque inintelligible, il articula nettement les derniers mots, malheureusement trop significatifs pour l’artisan :
 
– « Jugeant en dernier ressort, le tribunal condamne le sieur Jérôme Morel à payer au sieur Pierre Petit-Jean, négociant[3], par toutes voies de droit, et même par corps, la somme de treize cents francs avec l’intérêt à dater du jour du protêt, et le condamne en outre aux dépens.
 
« Fait et jugé à Paris, le 13 septembre 1838. »
 
– Et Louise, alors ? Et Louise ? s’écria Morel presque égaré sans paraître entendre ce grimoire, où est-elle ? Elle est donc sortie de chez le notaire, puisqu’il me fait emprisonner ?… Louise… mon Dieu ! qu’est-elle devenue ?
 
– Qui ça, Louise ? dit Bourdin.
 
– Laisse-le donc, reprit brutalement Malicorne, est-ce que tu ne vois pas qu’il bat la breloque ? Allons, et il s’approcha de Morel, allons, par file à gauche… en avant, marche, décanillons ; j’ai besoin de prendre l’air, ça empoisonne ici.
 
– Morel, n’y va pas. Défends-toi ! s’écria Madeleine avec égarement. Tue-les, ces gueux-là. Oh ! es-tu poltron !… Tu te laisseras emmener ? Tu nous abandonneras ?
 
– Faites comme chez vous, madame, dit Bourdin d’un air sardonique. Mais si votre homme lève la main sur moi, je l’étourdis.
 
Seulement préoccupé de Louise, Morel n’entendait rien de ce qu’on disait autour de lui. Tout à coup une expression de joie amère éclaira son visage, il s’écria :
 
– Louise a quitté la maison du notaire… j’irai en prison de bon cœur… Mais, jetant un regard autour de lui, il s’écria : Et ma femme et sa mère… et mes autres enfants… qui les nourrira ? On ne voudra pas me confier des pierres pour travailler en prison… on croira que c’est mon inconduite qui m’y envoie… Mais c’est donc la mort des miens, notre mort à tous, qu’il veut, le notaire ?
 
– Une fois ! deux fois ! finirons-nous ? dit Bourdin, ça nous embête, à la fin… Habillez-vous, et filons.
 
– Mes bons messieurs, pardon de ce que je vous ai dit tout à l’heure ! s’écria Madeleine toujours couchée. Vous n’aurez pas le cœur d’emmener Morel… Qu’est-ce que vous voulez que je devienne avec mes cinq enfants et ma mère qui est folle ? Tenez, la voyez-vous ?… là, accroupie sur son matelas ? elle est folle, mes bons messieurs !… elle est folle…
 
– La vieille tondue ?
 
– Tiens ! c’est vrai, elle est tondue, dit Malicorne ; moi, je croyais qu’elle avait un serre-tête blanc…
 
– Mes enfants, jetez-vous aux genoux de ces bons messieurs, s’écria Madeleine, voulant, par un dernier effort, attendrir les recors ; priez-les de ne pas emmener votre pauvre père… notre seul gagne-pain…
 
Malgré les ordres de leur mère, les enfants pleuraient effrayés, n’osant pas sortir de leur grabat.
 
À ce bruit inaccoutumé, à l’aspect des deux recors qu’elle ne connaissait pas, l’idiote commença à jeter des hurlements sourds en se rencognant contre la muraille.
 
Morel semblait étranger à ce qui se passait autour de lui ; ce coup était si affreux, si inattendu, les conséquences de cette arrestation lui paraissaient si épouvantables, qu’il ne pouvait y croire… Déjà affaibli par des privations de toutes sortes, les forces lui manquaient ; il restait pâle, hagard, assis sur son escabeau, affaissé sur lui-même, les bras pendants, la tête baissée sur sa poitrine…
 
– Ah çà ! mille tonnerres !… ça finira-t-il ? s’écria Malicorne. Est-ce que vous croyez qu’on est à la noce ici ? Marchons, ou je vous empoigne.
 
Le recors mit sa main sur l’épaule de l’artisan et le secoua rudement.
 
Ces menaces, ce geste inspirèrent une grande frayeur aux enfants ; les trois petits garçons sortirent de leur paillasse à moitié nus, et vinrent, éplorés, se jeter aux pieds des gardes du commerce, joignant les mains et criant d’une voix déchirante :
 
– Grâce ! Ne tuez pas notre père !…
 
À la vue de ces malheureux enfants frissonnant de froid et d’épouvante, Bourdin, malgré sa dureté naturelle et son habitude de pareilles scènes, se sentit presque ému. Son camarade, impitoyable, dégagea brutalement sa jambe des étreintes des enfants qui s’y cramponnaient suppliants.
 
– Eh ! hue donc, les moutards !… Quel chien de métier, si on avait toujours affaire à des mendiants pareils !…
 
Un épisode horrible rendit cette scène plus affreuse encore. L’aînée des petites filles, restée couchée dans la paillasse avec sa sœur malade, s’écria tout à coup :
 
– Maman, maman, je ne sais pas ce qu’elle a… Adèle… Elle est toute froide ! Elle me regarde toujours… et elle ne respire plus…
 
La pauvre enfant phtisique venait d’expirer doucement sans une plainte, son regard toujours attaché sur celui de sa sœur qu’elle aimait tendrement…
 
Il est impossible de rendre le cri que jeta la femme du lapidaire à cette affreuse révélation, car elle comprit tout.
 
Ce fut un de ces cris pantelants, convulsifs, arrachés du plus profond des entrailles d’une mère.
 
– Ma sœur a l’air d’être morte ! Mon Dieu ! mon Dieu ! j’en ai peur ! s’écria l’enfant en se précipitant hors de la paillasse et courant épouvantée se jeter dans les bras de sa mère.
 
Celle-ci, oubliant que ses jambes presque paralysées ne pouvaient la soutenir, fit un violent effort pour se lever et courir auprès de sa fille morte ; mais les forces lui manquèrent, elle tomba sur le carreau en poussant un dernier cri de désespoir.
 
Ce cri trouva un écho dans le cœur de Morel ; il sortit de sa stupeur, d’un bond fut à la paillasse, y saisit sa fille âgée de quatre ans…
 
Il la trouva morte.
 
Le froid, le besoin avaient hâté sa fin… quoique sa maladie, fruit de la misère, fût mortelle.
 
Ses pauvres petits membres étaient déjà roidis et glacés…
 
Fin de la troisième partie


[1] Emprisonné.
[2] Le créancier.
[3] L’habile notaire, ne pouvant poursuivre en son nom personnel, avait fait faire au malheureux Morel ce qu’on appelle une acceptation en blanc et avait fait remplir la lettre de change par un tiers.