Les Mystères de Paris

| 8.01 - Pique-Vinaigre

 

 

 

I

Pique-Vinaigre


Le détenu qui se trouvait à côté de Barbillon était un homme de quarante-cinq ans environ, grêle, chétif, et d’une physionomie fine, intelligente, joviale et railleuse ; il avait une bouche énorme, presque entièrement édentée ; dès qu’il parlait, il la contournait de droite à gauche, selon l’habitude assez générale des gens accoutumés à s’adresser à la populace des carrefours ; son nez était camard ; sa tête démesurément grosse, presque complètement chauve ; il portait un vieux gilet de tricot gris, un pantalon d’une couleur inappréciable, lacéré, rapiécé en mille endroits : ses pieds nus, rougis par le froid, à demi enveloppés de vieux linges, étaient chaussés de sabots.
 
Cet homme, nommé Fortuné Gobert, dit Pique-Vinaigre, ancien joueur de gobelets, réclusionnaire libéré d’une condamnation pour crime d’émission de fausse monnaie, était prévenu de rupture de ban et de vol commis la nuit avec effraction et escalade.
 
Écroué depuis très-peu de jours à la Force, déjà Pique-Vinaigre remplissait, à la satisfaction générale de ses compagnons de prison, le métier de conteur.
 
Aujourd’hui les conteurs sont très-rares ; mais autrefois chaque chambrée avait généralement, moyennant une légère contribution individuelle, son conteur d’office, qui par ses improvisations faisait paraître moins longues les interminables soirées d’hiver, les détenus se couchant à la tombée du jour.
 
S’il est assez curieux de signaler ce besoin de fictions, de récits émouvants, qui se retrouve chez ces misérables, il est une chose bien plus considérable aux yeux des penseurs : ces gens corrompus jusqu’à la moelle, ces voleurs, ces meurtriers, préfèrent surtout les histoires où sont exprimés des sentiments généreux, héroïques, les récits où la faiblesse et la bonté sont vengées d’une oppression farouche.
 
Il en est de même des filles perdues ; elles affectionnent singulièrement la lecture des romans naïfs, touchants et élégiaques, et répugnent presque toujours aux lectures obscènes.
 
L’instinct naturel du bien, joint au besoin d’échapper par la pensée à tout ce qui leur rappelle la dégradation où elles vivent, ne cause-t-il pas chez ces malheureuses les sympathies et les répulsions intellectuelles dont nous venons de parler ?
 
Pique-Vinaigre excellait donc dans ce genre de récits héroïques où la faiblesse, après mille traverses, finit par triompher de son persécuteur. Pique-Vinaigre possédait en outre un grand fonds d’ironie qui lui avait valu son sobriquet, ses reparties étant souvent sardoniques ou plaisantes.
 
Il venait d’entrer au parloir.
 
En face de lui, de l’autre côté de la grille, on voyait une femme de trente-cinq ans environ, d’une figure pâle, douce et intéressante, pauvrement, mais proprement vêtue ; elle pleurait amèrement et tenait son mouchoir sur ses yeux.
 
Pique-Vinaigre la regardait avec un mélange d’impatience et d’affection.
 
– Voyons donc, Jeanne, lui dit-il, ne fais pas l’enfant ; voilà seize ans que nous ne nous sommes vus : si tu gardes toujours ton mouchoir sur tes yeux, ça n’est pas le moyen de nous reconnaître.
 
– Mon frère, mon pauvre Fortuné… j’étouffe… je ne peux pas parler…
 
– Es-tu drôle, va ! Mais qu’est-ce que tu as ?
 
Sa sœur, car cette femme était sa sœur, contint ses sanglots, essuya ses larmes et, le regardant avec stupeur, reprit :
 
– Ce que j’ai ? Comment, je te retrouve en prison, toi qui y es déjà resté quinze ans…
 
– C’est vrai ; il y a aujourd’hui six mois que je suis sorti de la centrale de Melun… sans t’aller voir à Paris, parce que la capitale m’était défendue…
 
– Déjà repris ! Qu’est-ce que tu as donc encore fait, mon Dieu ? Pourquoi as-tu quitté Beaugency, où on t’avait envoyé en surveillance ?
 
– Pourquoi ! Faudrait me demander pourquoi j’y suis allé.
 
– Tu as raison.
 
– D’abord, ma pauvre Jeanne, puisque ces grilles sont entre nous deux, figure-toi que je t’ai embrassée, serrée dans mes bras, comme ça se doit quand on revoit sa sœur après une éternité. Maintenant, causons… Un détenu de Melun, qu’on appelait le Gros-Boiteux, m’avait dit qu’il y avait à Beaugency un ancien forçat de sa connaissance qui employait des libérés à une fabrique de blanc de céruse. Sais-tu ce que c’est que fabriquer le blanc de céruse ?
 
– Non, mon frère.
 
– C’est un bien joli métier ; ceux qui le font, au bout d’un mois ou deux, attrapent la colique de plomb. Sur trois coliques, il y en a un qui crève. Par exemple, faut être juste, les deux autres crèvent aussi, mais à leur aise, ils prennent leur temps, se gobergent et durent environ un an, dix-huit mois au plus. Après ça, le métier n’est pas si mal payé qu’un autre ; et il y a des gens nés coiffés qui y résistent deux ou trois ans. Mais ceux-là sont les anciens, les centenaires des blanc-de-cérusiens. On en meurt, c’est vrai, mais il n’est pas fatigant.
 
– Et pourquoi as-tu choisi un état si dangereux qu’on en meurt, mon pauvre Fortuné ?
 
– Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Quand je suis entré à Melun pour cette affaire de fausse monnaie, j’étais joueur de gobelets. Comme à la prison il n’y avait pas d’atelier pour mon état, et que je ne suis pas plus fort qu’une puce, on m’a mis à la fabrication des jouets d’enfants. C’était un fabricant de Paris qui trouvait plus avantageux de faire confectionner par les détenus ses pantins, ses trompettes de bois et ses sabres idem. Aussi c’est le cas de dire : sabre de bois ! en ai-je affilé, percé et taillé pendant quinze ans, de ces jouets ! Je suis sûr que j’en ai défrayé les moutards de tout un quartier de Paris… c’était surtout aux trompettes que je mordais. Et les crécelles, donc ! Avec deux de ces instruments-là on aurait fait grincer les dents à tout un bataillon, je m’en vante. Mon temps de prison fini, me voilà surtout passé maître en fait de trompettes à deux sous. On me donne à choisir, pour lieu de ma résidence entre trois ou quatre bourgs, à quarante lieues de Paris ; j’avais pour toute ressource mon savoir-faire en jouets d’enfants… or, en admettant que, depuis les vieillards jusqu’aux marmots, tous les habitants du bourg auraient eu la passion de faire turlututu dans mes trompettes, j’aurais eu encore bien de la peine à faire mes frais ; mais je ne pouvais insinuer à toute une bourgade de trompeter du matin au soir. On m’aurait pris pour un intrigant.
 
– Mon Dieu, tu ris toujours.
 
– Cela vaut mieux que de pleurer. Finalement, voyant qu’à quarante lieues de Paris mon métier d’escamoteur ne me serait pas plus de ressource que mes trompettes, j’ai demandé la surveillance à Beaugency, voulant m’engager dans les blanc-de-cérusiens. C’est une pâtisserie qui vous donne les indigestions de miserere ; mais jusqu’à ce qu’on en crève, on en vit, c’est toujours ça de gagné, et j’aimais autant cet état-là que celui de voleur ; pour voler je ne suis pas assez brave ni assez fort, et c’est par pur hasard que j’ai commis la chose dont je te parlerai tout à l’heure.
 
– Tu aurais été brave et fort, que par idée tu n’aurais pas volé davantage.
 
– Ah ! tu crois cela, toi ?
 
– Oui, au fond tu n’es pas méchant ; car dans cette malheureuse affaire de fausse monnaie tu as été entraîné malgré toi, presque forcé, tu le sais bien.
 
– Oui, ma fille ; mais vois-tu, quinze ans dans une maison, ça vous culotte un homme comme mon brûle-gueule que voilà, quand même il serait entré à la geôle blanc comme une pipe neuve. En sortant de Melun, je me sentais donc trop poltron pour voler.
 
– Et tu avais le courage de prendre un métier mortel ! Tiens, Fortuné, je te dis que tu veux te faire plus mauvais que tu ne l’es.
 
– Attends donc, tout gringalet que j’étais, j’avais dans l’idée, que le diable m’emporte si je sais pourquoi ! que je ferais la nique à la colique de plomb, que la maladie aurait trop peu à ronger sur moi et qu’elle irait ailleurs ; enfin que je deviendrais un des vieux blanc-de-cérusiens. En sortant de prison je commence par fricasser ma masse, bien entendu, augmentée de ce que j’avais gagné en contant des histoires le soir à la chambrée.
 
– Comme tu nous en contais autrefois, mon frère. Ça amusait tant notre pauvre mère, t’en souviens-tu ?
 
– Pardieu ! bonne femme ! Et elle ne s’est jamais doutée, avant de mourir, que j’étais à Melun ?
 
– Jamais, jusqu’à son dernier moment elle a cru que tu étais passé aux îles.
 
– Que veux-tu, ma fille, mes bêtises, c’est la faute de mon père, qui m’avait dressé pour être paillasse, pour l’assister dans ses tours de gobelet, manger de l’étoupe et cracher du feu ; ce qui faisait que je n’avais pas le temps de frayer avec des fils de pairs de France, et j’ai fait de mauvaises connaissances. Mais, pour revenir à Beaugency, une fois sorti de Melun, je fricasse ma masse comme de juste. Après quinze ans de cage, il faut bien prendre un peu l’air et égayer son existence ; d’autant plus que, sans être trop gourmand, le blanc de céruse pouvait me donner une dernière indigestion ; alors à quoi m’aurait servi mon argent de prison, je te le demande ? Finalement j’arrive à Beaugency à peu près sans le sou ; je demande Velu, l’ami du Gros-Boiteux, le chef de fabrique. Serviteur ! pas plus de fabrique de blanc de céruse que dessus la main ; il y était mort onze personnes dans l’année ; l’ancien forçat avait fermé boutique. Me voilà au milieu de ce bourg, toujours avec mon talent pour les trompettes de bois pour tout potage, et ma cartouche de libéré pour toute recommandation. Je demande à m’employer selon ma force, et comme je n’avais pas de force, tu comprends comme on me reçoit : voleur par-ci, gueux par-là, échappé de prison ! Enfin, dès que je paraissais quelque part, chacun mettait ses mains sur ses poches ; je ne pouvais donc pas m’empêcher de crever de faim dans un trou pareil, que je ne devais pas quitter pendant cinq ans. Voyant ça, je romps mon ban pour venir à Paris utiliser mes talents. Comme je n’avais pas de quoi venir en carrosse à quatre chevaux, je suis venu en gueusant et en mendiant tout le long de la route, évitant les gendarmes comme un chien les coups de bâton ; j’avais eu du bonheur, j’étais arrivé sans encombre jusqu’auprès d’Auteuil. J’étais harassé, j’avais une faim d’enfer, j’étais vêtu comme tu vois, sans luxe.
 
Et Pique-Vinaigre jeta un coup d’œil goguenard sur ses haillons.
 
– Je ne portais pas un sou sur moi, je pouvais être arrêté comme vagabond. Ma foi, une occasion s’est présentée, le diable m’a tenté, et malgré ma poltronnerie…
 
– Assez, mon frère, assez, dit sa sœur craignant que le gardien, quoique à ce moment assez éloigné de Pique-Vinaigre, n’entendît ce dangereux aveu.
 
– Tu as peur qu’on écoute ? reprit-il ; sois tranquille, je ne m’en cache pas, j’ai été pris sur le fait, il n’y avait pas moyen de nier ; j’ai tout avoué, je sais ce qui m’attend ; mon compte est bon.
 
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! reprit la pauvre femme en pleurant, avec quel sang-froid tu parles de cela !
 
– Quand j’en parlerais avec un sang chaud, qu’est-ce que j’y gagnerais ? Voyons, sois donc raisonnable, Jeanne ; faut-il que ce soit moi qui te console ?
 
Jeanne essuya ses larmes, et soupira.
 
– Pour en revenir à mon affaire, reprit Pique-Vinaigre, j’étais arrivé tout près d’Auteuil, à la brune ; je n’en pouvais plus ; je ne voulais entrer dans Paris qu’à la nuit ; je m’étais assis derrière une haie pour me reposer et réfléchir à mon plan de campagne. À force de réfléchir, j’ai fini par m’endormir ; un bruit de voix m’a réveillé ; il faisait tout à fait nuit ; j’écoute… C’était un homme et une femme qui causaient sur la route, de l’autre côté de ma haie ; l’homme disait à la femme : « – Qui veux-tu qui pense à venir nous voler ? Est-ce que nous n’avons pas cent fois laissé la maison toute seule ? – Oui, que reprend la femme, mais nous n’y avions pas cent francs dans notre commode. – Qu’est-ce qui le sait, bête ? dit le mari. – T’as raison », reprend la femme, et ils filent. Ma foi, l’occasion me paraît trop belle pour la manquer, il n’y avait aucun danger. J’attends que l’homme et la femme soient un peu plus loin pour sortir de derrière ma haie ; je regarde à vingt pas de là, je vois une petite maison de paysans, ça devait être la maison aux cent francs, il n’y avait que cette bicoque sur la route, Auteuil était à cinq cents pas de là. Je me dis : « Courage, mon vieux, il n’y a personne, il fait nuit ; s’il n’y a pas de chien de garde (tu sais que j’ai toujours eu peur des chiens), l’affaire est faite. » Par bonheur il n’y avait pas de chien. Pour être plus sûr, je cogne à la porte, rien… ça m’encourage. Les volets du rez-de-chaussée étaient fermés, je passe mon bâton entre eux deux, je les force, j’entre par la fenêtre dans une chambre ; il restait un peu de feu dans la cheminée ; ça m’éclaire, je vois une commode dont la clef était ôtée : je prends la pincette, je force les tiroirs, et sous un tas de linge je trouve le magot enveloppé dans un vieux bas de laine ; je ne m’amuse pas à prendre autre chose ; je saute par la fenêtre et je tombe… devine où ? Voilà une chance !
 
– Mon Dieu ! Dis donc !
 
– Sur le dos du garde champêtre qui rentrait au village.
 
– Quel malheur !…
 
– La lune s’était levée ; il me voit sortir par la fenêtre ; il m’empoigne. C’était un camarade qui en aurait mangé dix comme moi… Trop poltron pour résister, je me résigne. Je tenais encore le bas à la main ; il entend sonner l’argent, il prend le tout, le met dans sa gibecière et me force de le suivre à Auteuil. Nous arrivons chez le maire avec accompagnement de gamins et de gendarmes ; on va attendre les propriétaires chez eux ; à leur retour, ils font leur déclaration… Il n’y avait pas moyen de le nier ; j’avoue tout, je signe le procès-verbal, on me met les menottes, et en route…
 
– Et te voilà en prison encore… pour longtemps peut-être ?
 
– Écoute, Jeanne, je ne veux pas te tromper, ma fille ; autant te dire cela tout de suite…
 
– Quoi donc encore, mon Dieu !…
 
– Voyons, du courage !…
 
– Mais parle donc !
 
– Eh bien ! il ne s’agit plus de prison…
 
– Comment cela ?
 
– À cause de la récidive, de l’effraction et de l’escalade de nuit dans une maison habitée… l’avocat me l’a dit : c’est un compte fait comme les petits pâtés… j’en aurai pour quinze ou vingt ans de bagne et l’exposition par-dessus le marché.
 
– Aux galères ! Mais toi si faible, tu y mourras ! s’écria la malheureuse femme en éclatant en sanglots.
 
– Et si je m’étais enrôlé dans les blanc-de-cérusiens ?…
 
– Mais les galères, mon Dieu ! Les galères !
 
– C’est la prison au grand air, avec une casaque rouge au lieu d’une brune ; et puis j’ai toujours été curieux de voir la mer… Quel badaud de Parisien je fais… hein ?
 
– Mais l’exposition… malheureux !… Être là exposé au mépris de tout le monde… Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon pauvre frère !…
 
Et l’infortunée se reprit à pleurer.
 
– Voyons, voyons. Jeanne… sois donc raisonnable… c’est un mauvais quart d’heure à passer… et encore je crois qu’on est assis… Et puis, est-ce que je ne suis pas habitué à voir la foule ? Quand je faisais mes tours de gobelets, j’avais toujours un tas de monde autour de moi ; je me figurerai que j’escamote, et si ça me fait trop d’effet je fermerai les yeux ; ce sera absolument comme si on ne me voyait pas.
 
En parlant avec autant de cynisme, ce malheureux voulait moins faire acte d’une criminelle insensibilité que consoler et rassurer sa sœur par cette apparence d’indifférence.
 
Pour un homme habitué aux mœurs des prisons, et chez lequel toute honte est nécessairement morte, le bagne n’est, en effet, qu’un changement de condition, un changement de casaque, comme Pique-Vinaigre le disait avec une effrayante vérité.
 
Beaucoup de détenus des prisons centrales, préférant même le bagne, à cause de la vie bruyante qu’on y mène, commettent souvent des tentatives de meurtre pour être envoyés à Brest ou à Toulon.
 
Cela se conçoit : avant d’entrer au bagne, ils avaient presque autant de labeur, selon leur professions.
 
La condition des plus honnêtes ouvriers des ports n’est pas moins rude que celle des forçats ; ils entrent aux ateliers et en sortent aux mêmes heures, enfin les grabats où ils reposent leurs membres brisés de fatigue ne sont souvent pas meilleurs que ceux de la chiourme.
 
Ils sont libres ! dira-t-on.
 
Oui, libres… un jour… le dimanche, et ce jour est aussi un jour de repos pour les forçats.
 
Mais ils n’ont pas la honte, la flétrissure ?
 
Eh ! qu’est-ce que la honte et la flétrissure pour ces misérables, qui, chaque jour, se bronzent l’âme dans cette fournaise infernale, qui prennent tous les grades d’infamie dans cette école mutuelle de perdition, où les plus criminels sont les plus considérés ?
 
Telles sont donc les conséquences du système de pénalité actuelle.
 
L’incarcération est très-recherchée.
 
Le bagne… souvent demandé…
 
 
– Vingt ans de galères, mon Dieu ! Mon Dieu ! répétait la pauvre sœur de Pique-Vinaigre.
 
– Mais rassure-toi donc, Jeanne ; on ne m’en donnera que pour mon argent ; je suis trop faible pour qu’on me mette aux travaux de force. S’il n’y a pas de fabrique de trompettes et de sabres de bois, comme à Melun, on me mettra au travail doux, on m’emploiera à l’infirmerie ; je ne suis pas récalcitrant, je suis bon enfant, je conterai des histoires comme j’en conte ici ; je me ferai adorer de mes chefs, estimer de mes camarades, et je t’enverrai des noix de coco gravées et des boîtes de paille pour mes neveux et pour mes nièces. Enfin, le vin est tiré, il faut le boire.
 
– Si tu m’avais seulement écrit que tu venais à Paris, j’aurais tâché de te cacher et de t’héberger en attendant que tu aies trouvé de l’ouvrage.
 
– Pardieu ! je comptais bien aller chez toi, mais j’aimais mieux y arriver les mains pleines ; car, d’ailleurs, à ta mise je vois que tu ne roules pas non plus carrosse. Ah çà ! et tes enfants, et ton mari ?
 
– Ne me parle pas de lui.
 
– Toujours bambocheur ! C’est dommage, bon ouvrier tout de même.
 
– Il me fait bien du mal… va… j’avais assez de mes autres peines sans avoir encore celle que tu me fais…
 
– Comment ! ton mari…
 
– Depuis trois ans il m’a quittée, après avoir vendu tout notre ménage, me laissant avec mes enfants sans rien, avec ma paillasse pour tout mobilier.
 
– Tu ne m’avais pas dit cela !
 
– À quoi bon ? Ça t’aurait chagriné.
 
– Pauvre Jeanne ! Et comment as-tu fait, toute seule avec tes trois enfants ?
 
– Dame ! j’ai eu beaucoup de mal ; je travaillais à ma tâche comme frangeuse, tant que je pouvais ; les voisines m’aidaient un peu, gardaient mes enfants pendant que j’étais sortie ; et puis, moi qui n’ai pas toujours la chance, j’ai eu du bonheur une fois dans ma vie, mais ça ne m’a pas profité, à cause de mon mari…
 
– Pourquoi donc cela ?
 
– Mon passementier avait parlé de ma peine à une de ses pratiques, lui apprenant comment mon mari m’avait laissée sans rien, après avoir vendu notre ménage, et que malgré ça je travaillais de toutes mes forces pour élever mes enfants ; un jour, en rentrant, qu’est-ce que je trouve ? mon ménage remonté à neuf, un bon lit, des meubles, du linge ; c’était une charité de la pratique de mon passementier.
 
– Brave pratique !… Pauvre sœur !… Pourquoi diable aussi ne m’as-tu pas écrit pour m’apprendre ta gêne ? Au lieu de dépenser ma masse, je t’aurais envoyé de l’argent !
 
– Moi libre, te demander, à toi prisonnier !
 
– Justement ; j’étais nourri, chauffé, logé aux frais du gouvernement ; ce que je gagnais était tout bénéfice : sachant le beau-frère bon ouvrier et toi bonne ouvrière et ménagère, j’étais tranquille, et j’ai fricassé ma masse les yeux fermés et la bouche ouverte.
 
– Mon mari était bon ouvrier, c’est vrai ; mais il s’est dérangé. Enfin, grâce à ce secours inattendu, j’ai repris bon courage, ma fille aînée commençait à gagner quelque chose ; nous étions heureux, sans le chagrin de te savoir à Melun. L’ouvrage allait ; mes enfants étaient proprement habillés, ils ne manquaient à peu près de rien ; ça me donnait un cœur… un cœur !… Enfin j’étais presque parvenue à mettre trente-cinq francs de côté, lorsque tout à coup mon mari revient. Je ne l’avais pas vu depuis un an. Me trouvant bien emménagée, bien nippée, il n’en fait ni une ni deux, il me prend mon argent, s’installe chez nous sans travailler, se grise tous les jours et me bat quand je me plains.
 
– Le gueux !
 
– Ce n’est pas tout. Il avait logé dans un cabinet de notre logement une mauvaise femme avec laquelle il vivait ; il fallait encore souffrir cela pour la seconde fois. Il recommença à vendre petit à petit les meubles que j’avais. Prévoyant ce qui allait m’arriver, je vais chez un avocat qui demeurait dans la maison lui demander ce qu’il faut faire pour empêcher mon mari de me mettre encore sur la paille, moi et mes enfants.
 
– C’était bien simple ; il fallait fourrer ton mari à la porte.
 
– Oui, mais je n’en avais pas le droit. L’avocat me dit que mon mari pouvait disposer de tout, comme chef de la communauté, et s’installer à la maison sans rien faire ; que c’était un malheur, mais qu’il fallait m’y soumettre ; que la circonstance de sa maîtresse qui vivait sous notre toit me donnait le droit de demander la séparation de corps et de biens, comme on appelle cela… D’autant plus que j’avais des témoins que mon mari m’avait battue, que je pouvais plaider contre lui, mais que cela me coûterait au moins, au moins, quatre ou cinq cents francs pour obtenir ma séparation. Tu juges ! c’est presque tout ce que je peux gagner en une année ! Où trouver une pareille somme à emprunter ?… Et puis ce n’est pas le tout d’emprunter… il faut rendre… Et cinq cents francs… tout d’un coup… c’est une fortune.
 
– Il y a pourtant un moyen bien simple d’amasser cinq cents francs, dit Pique-Vinaigre avec amertume ; c’est de mettre son estomac au croc pendant un an… de vivre de l’air du temps et de travailler tout de même. C’est étonnant que l’avocat ne t’ait pas donné ce conseil-là…
 
– Tu plaisantes toujours…
 
– Oh ! cette fois, non !… s’écria Pique-Vinaigre avec indignation. Car enfin c’est une infamie, ça… que la loi soit trop chère pour les pauvres gens. Car te voilà, toi, brave et digne mère de famille, travaillant de toutes tes forces pour élever honnêtement tes enfants… Ton mari est un mauvais sujet fieffé ; il te bat, te gruge, te pille, dépense au cabaret l’argent que tu gagnes. Tu t’adresses à la justice… pour qu’elle te protège et que tu puisses mettre à l’abri des griffes de ce fainéant ton pain et celui de tes enfants… Les gens de loi te disent : « Oui, vous avez raison ; votre mari est un mauvais drôle : on vous fera justice… mais cette justice-là vous coûtera cinq cents francs. » Cinq cents francs !… Ce qu’il te faut pour vivre, toi et ta famille, presque pendant un an !… Tiens, vois-tu, Jeanne, tout ça prouve, comme dit le proverbe, qu’il n’y a que deux espèces de gens, ceux qui sont pendus et ceux qui méritent de l’être.
 
Rigolette, seule et pensive, n’ayant aucun interlocuteur à écouter, n’avait pas perdu un mot des confidences de cette pauvre femme, au malheur de laquelle elle sympathisait vivement. Elle se promit de raconter cette infortune à Rodolphe dès qu’elle le reverrait, ne doutant pas qu’il ne la secourût.