III
Réflexions
Il serait difficile de peindre les sentiments tumultueux et contraires dont fut agité M. d’Harville lorsqu’il se trouva seul.
Il reconnaissait avec joie l’insigne fausseté de l’accusation portée contre Rodolphe et contre Clémence ; mais il était aussi convaincu qu’il lui fallait renoncer à l’espoir d’être aimé d’elle. Plus, dans sa conversation avec Rodolphe, Clémence s’était montrée résignée, courageuse, résolue au bien, plus il se reprochait amèrement d’avoir, par un coupable égoïsme, enchaîné cette malheureuse jeune femme à son sort.
Loin d’être consolé par l’entretien qu’il avait surpris, il tomba dans une tristesse, dans un accablement inexprimables.
La richesse oisive a cela de terrible que rien ne la distrait, que rien ne la défend des ressentiments douloureux. N’étant jamais forcément préoccupée des nécessités de l’avenir ou des labeurs de chaque jour, elle demeure tout entière en proie aux grandes afflictions morales.
Pouvant posséder ce qui se possède à prix d’or, elle désire ou elle regrette avec une violence inouïe ce que l’or seul ne peut donner.
La douleur de M. d’Harville était désespérée, car il ne voulait, après tout, rien que de juste, que de légal.
« La possession… sinon l’amour de sa femme. »
Or, en face des refus inexorables de Clémence, il se demandait si ce n’était pas une dérision amère que ces paroles de la loi :
« La femme appartient à son mari. »
À quel pouvoir, à quelle intervention recourir pour vaincre cette froideur, cette répugnance qui changeaient sa vie en un long supplice, puisqu’il ne devait, ne pouvait, ne voulait aimer que sa femme ?
Il lui fallait reconnaître qu’en cela, comme en tant d’autres incidents de la vie conjugale, la simple volonté de l’homme ou de la femme se substituait impérieusement, sans appel, sans répression possible, à la volonté souveraine de la loi.
À ces transports de vaine colère succédait parfois un morne abattement.
L’avenir lui pesait, lourd, sombre, glacé.
Il pressentait que le chagrin rendrait sans doute plus fréquentes encore les crises de son effroyable maladie.
– Oh ! s’écria-t-il, à la fois attendri et désolé, c’est ma faute… c’est ma faute ! Pauvre malheureuse femme ! je l’ai trompée… indignement trompée ! Elle peut… elle doit me haïr… et pourtant, tout à l’heure encore, elle m’a témoigné l’intérêt le plus touchant ; mais, au lieu de me contenter de cela, ma folle passion m’a égaré, je suis devenu tendre, j’ai parlé de mon amour, et à peine mes lèvres ont-elles effleuré sa main qu’elle a tressailli de frayeur. Si j’avais pu douter encore de la répugnance invincible que je lui inspire, ce qu’elle a dit au prince ne m’aurait laissé aucune illusion. Oh ! c’est affreux… affreux.
« Et de quel droit lui a-t-elle confié ce hideux secret ? Cela est une trahison indigne ! De quel droit ? Hélas ! du droit que les victimes ont de se plaindre de leur bourreau. Pauvre enfant, si jeune, si aimante, tout ce qu’elle a trouvé de plus cruel à dire contre l’horrible existence que je lui ai faite… c’est que tel n’était pas le sort qu’elle avait rêvé, et qu’elle était bien jeune pour renoncer à l’amour ! Je connais Clémence… cette parole qu’elle m’a donnée, qu’elle a donnée au prince, elle la tiendra désormais : elle sera pour moi la plus tendre des sœurs. Eh bien !… ma position n’est-elle pas encore digne d’envie ?… Aux rapports froids et contraints qui existaient entre nous vont succéder des relations affectueuses et douces, tandis qu’elle aurait pu me traiter toujours avec un mépris glacial, sans qu’il me fût possible de me plaindre.
« Allons, je me consolerai en jouissant de ce qu’elle m’offre. Ne serai-je pas encore trop heureux ? Trop heureux ! oh ! que je suis faible, que je suis lâche ! N’est-ce pas ma femme, après tout ? N’est-elle pas à moi, bien à moi ? La loi ne me reconnaît-elle pas mon pouvoir sur elle ? Ma femme résiste… eh bien ! j’ai le droit de…
Il s’interrompit avec un éclat de rire sardonique.
– Oh ! oui, la violence, n’est-ce pas ! Maintenant la violence ! Autre infamie. Mais que faire alors ? Car je l’aime, moi ! je l’aime comme un insensé… Je n’aime qu’elle… Je ne veux qu’elle… Je veux son amour, et non sa tiède affection de sœur. Oh ! à la fin il faudra bien qu’elle ait pitié… elle est si bonne, elle me verra si malheureux ! Mais non, non ! jamais ! Il est une cause d’éloignement qu’une femme ne surmonte pas. Le dégoût… oui… le dégoût… entends-tu ? le dégoût !… Il faut bien te convaincre de cela : ton horrible infirmité lui fera horreur… toujours… entends-tu ? toujours ! s’écria M. d’Harville dans une douloureuse exaltation.
Après un moment de farouche silence, il reprit :
– Cette anonyme délation, qui accusait le prince et ma femme, part encore d’une main ennemie ; et tout à l’heure, avant de l’avoir entendue, j’ai pu un instant le soupçonner ! Lui, le croire capable d’une si lâche trahison ! Et ma femme, l’envelopper dans le même soupçon ! Oh ! la jalousie est incurable ! Et pourtant il ne faut pas que je m’abuse. Si le prince, qui m’aime comme l’ami le plus tendre, le plus généreux, engage Clémence à occuper son esprit et son cœur par des œuvres charitables ; s’il lui promet ses conseils, son appui, c’est qu’elle a besoin de conseils, d’appui.
« Au fait, si belle, si jeune, si entourée, sans amour au cœur qui la défende, presque excusée de ses torts par les miens, qui sont atroces, ne peut-elle pas faillir ?
« Autre torture ! Que j’ai souffert, mon Dieu ! quand je l’ai crue coupable… quelle terrible agonie ! Mais non, cette crainte est vaine. Clémence a juré de ne pas manquer à ses devoirs… elle tiendra ses promesses… mais à quel prix, mon Dieu ! à quel prix ! Tout à l’heure, lorsqu’elle revenait à moi avec d’affectueuses paroles, combien son sourire doux, triste, résigné, m’a fait de mal ! Combien ce retour vers son bourreau a dû lui coûter ! Pauvre femme ! qu’elle était belle et touchante ainsi ! Pour la première fois j’ai senti un remords déchirant ; car jusqu’alors sa froideur hautaine l’avait assez vengée. Oh ! malheureux, malheureux que je suis !
Après une longue nuit d’insomnie et de réflexions amères, les agitations de M. d’Harville cessèrent comme par enchantement. Il attendit le jour avec impatience.