Les Mystères de Paris

| 7.05 - L'agent de sûreté

 

 

 

V

L’agent de sûreté


Le lecteur connaît déjà le cabaret du Cœur-Saignant, situé aux Champs-Élysées, proche le Cours-la-Reine, dans l’un des vastes fossés qui avoisinaient cette promenade il y a quelques années.
 
Les habitants de l’île du Ravageur n’avaient pas encore paru.
 
Depuis le départ de Bradamanti, qui avait, on le sait, accompagné la belle-mère de Mme d’Harville en Normandie, Tortillard était revenu chez son père.
 
Placé en vedette en haut de l’escalier, le petit boiteux devait signaler l’arrivée des Martial par un cri convenu, Bras-Rouge étant alors en conférence secrète avec un agent de sûreté nommé Narcisse Borel que l’on se souvient peut-être d’avoir vu au tapis-franc de l’ogresse, lorsqu’il y vint arrêter deux scélérats accusés de meurtre.
 
Cet agent, homme de quarante ans environ, vigoureux et trapu, avait le teint coloré, l’œil fin et perçant, la figure complètement rasée, afin de pouvoir prendre divers déguisements nécessaires à ses dangereuses expéditions ; car il lui fallait souvent joindre la souplesse de transfiguration du comédien au courage et à l’énergie du soldat pour parvenir à s’emparer de certains bandits contre lesquels il devait lutter de ruse et de détermination. Narcisse Borel était, en un mot, l’un des instruments les plus utiles, les plus actifs de cette Providence au petit pied, appelée modestement et vulgairement la Police.
 
 
Revenons à l’entretien de Narcisse Borel et de Bras-Rouge… Cet entretien semblait très-animé.
 
– Oui, disait l’agent de sûreté, on vous accuse de profiter de votre position à double face pour prendre impunément part aux vols d’une bande de malfaiteurs très-dangereux, et pour donner sur eux de fausses indications à la police de sûreté… Prenez garde, Bras-Rouge, si cela était découvert, on serait sans pitié pour vous.
 
– Hélas ! je sais qu’on m’accuse de cela, et c’est désolant, mon bon monsieur Narcisse, répondit Bras-Rouge en donnant à sa figure de fouine une expression de chagrin hypocrite. Mais j’espère qu’aujourd’hui enfin on me rendra justice et que ma bonne foi sera reconnue.
 
– Nous verrons bien !
 
– Comment peut-on se défier de moi ? Est-ce que je n’ai pas fait mes preuves ? Est-ce moi, oui ou non, qui, dans le temps, vous ai mis à même d’arrêter en flagrant délit Ambroise Martial, un des plus dangereux malfaiteurs de Paris ? Car, comme on dit, bon chien chasse de race, et la race des Martial vient de l’enfer, où elle retournera si le bon Dieu est juste.
 
– Tout cela est bel et bon, mais Ambroise était prévenu qu’on allait venir l’arrêter : si je n’avais pas devancé l’heure que vous m’aviez indiquée, il m’échappait.
 
– Me croyez-vous capable, monsieur Narcisse, de lui avoir secrètement donné avis de votre arrivée ?
 
– Ce que je sais, c’est que j’ai reçu de ce brigand-là un coup de pistolet à bout portant, qui heureusement ne m’a traversé que le bras.
 
– Dame, monsieur Narcisse, il est sûr que dans votre partie on est exposé à ces malentendus-là…
 
– Ah ! vous appelez ça des malentendus !
 
– Certainement, car il voulait sans doute, le scélérat, vous loger la balle dans le corps.
 
– Dans le bras, dans le corps ou dans la tête, peu importe, ce n’est pas de cela que je me plains ; chaque état a ses désagréments.
 
– Et ses plaisirs, donc, monsieur Narcisse, et ses plaisirs ! Par exemple, lorsqu’un homme aussi fin, aussi adroit, aussi courageux que vous… est depuis longtemps sur la piste d’une nichée de brigands, qu’il les suit de quartier en quartier, de bouge en bouge, avec un bon limier comme votre serviteur Bras-Rouge, et qu’il finit par les traquer et les cerner dans une souricière dont aucun ne peut échapper, avouez, monsieur Narcisse, qu’il y a là un grand plaisir… une joie de chasseur… Sans compter le service que l’on rend à la justice, ajouta gravement le tavernier du Cœur-Saignant.
 
– Je serais assez de votre avis, si le limier était fidèle, mais je crains qu’il ne le soit pas.
 
– Ah ! monsieur Narcisse, vous croyez…
 
– Je crois qu’au lieu de nous mettre sur la voie vous vous amusez à nous égarer et que vous abusez de la confiance qu’on a en vous. Chaque jour vous promettez de nous aider à mettre la main sur la bande… Ce jour n’arrive jamais.
 
– Et si ce jour arrive aujourd’hui, monsieur Narcisse, comme j’en suis sûr, et si je vous fais ramasser Barbillon, Nicolas Martial, la veuve, sa fille et la Chouette, sera-ce, oui ou non, un bon coup de filet ? Vous méfierez-vous encore de moi ?
 
– Non, et vous aurez rendu un véritable service ; car on a contre cette bande de fortes présomptions, des soupçons presque certains, mais malheureusement aucune preuve.
 
– Aussi, un petit bout de flagrant délit, en permettant de les pincer, aiderait furieusement à débrouiller leurs cartes, hein ! monsieur Narcisse ?
 
– Sans doute… Et vous m’assurez qu’il n’y a pas eu provocation de votre part dans le coup qu’ils vont tenter ?
 
– Non, sur l’honneur ! C’est la Chouette qui est venue me proposer d’attirer la courtière chez moi, lorsque cette infernale borgnesse a appris par mon fils que Morel le lapidaire, qui demeure rue du Temple, travaillait en vrai au lieu de travailler en faux, et que la mère Mathieu avait souvent sur elle des valeurs considérables… J’ai accepté l’affaire, en proposant à la Chouette de nous adjoindre les Martial et Barbillon, afin de vous mettre toute la séquelle sous la main.
 
– Et le Maître d’école, cet homme si dangereux, si fort et si féroce, qui était toujours avec la Chouette ? un des habitués du tapis-franc ?
 
– Le Maître d’école ?… dit Bras-Rouge en feignant l’étonnement.
 
– Oui, un forçat évadé du bagne de Rochefort, un nommé Anselme Duresnel, condamné à perpétuité. On sait maintenant qu’il s’est défiguré pour se rendre méconnaissable… N’avez-vous aucun indice sur lui ?
 
– Aucun…, répondit intrépidement Bras-Rouge, qui avait ses raisons pour faire ce mensonge ; car le Maître d’école était alors enfermé dans une des caves du cabaret.
 
– Il y a tout lieu de croire que le Maître d’école est l’auteur de nouveaux assassinats. Ce serait une capture importante…
 
– Depuis six semaines, on ne sait pas ce qu’il est devenu.
 
– Aussi vous reproche-t-on d’avoir perdu sa trace.
 
– Toujours des reproches ! monsieur Narcisse… toujours !
 
– Ce ne sont pas les raisons qui manquent… Et la contrebande ?…
 
– Ne faut-il pas que je connaisse un peu de toutes sortes de gens, des contrebandiers comme d’autres, pour vous mettre sur la voie ?… Je vous ai dénoncé ce tuyau à introduire les liquides, établi en dehors de la barrière du Trône et aboutissant dans une maison de la rue…
 
– Je sais tout cela, dit Narcisse en interrompant Bras-Rouge ; mais, pour un que vous dénoncez, vous en faites peut-être échapper dix ; et vous continuez impunément votre trafic… Je suis sûr que vous mangez à deux râteliers, comme on dit.
 
– Ah ! monsieur Narcisse… je suis incapable d’une faim aussi malhonnête…
 
– Et ce n’est pas tout ; rue du Temple, n° 17, loge une femme Burette, prêteuse sur gages, que l’on accuse d’être votre receleuse particulière, à vous.
 
– Que voulez-vous que j’y fasse, monsieur Narcisse ? on dit tant de choses, le monde est si méchant… Encore une fois, il faut bien que je fraie avec le plus grand nombre de coquins possible, que j’aie même l’air de faire comme eux… pis qu’eux, pour ne pas leur donner de soupçons… Mais ça me navre de les imiter… ça me navre… Il faut que je sois bien dévoué au service, allez… pour me résigner à ce métier-là…
 
– Pauvre cher homme… je vous plains de toute mon âme.
 
– Vous riez, monsieur Narcisse… Mais si l’on croit ça, pourquoi n’a-t-on pas fait une descente chez la mère Burette et chez moi ?
 
– Vous le savez bien… pour ne pas effaroucher ces bandits, que vous nous promettez de nous livrer depuis si longtemps.
 
– Et je vais vous les livrer, monsieur Narcisse ; avant une heure, ils seront ficelés… et sans trop de peine, car il y a trois femmes ; quant à Barbillon et à Nicolas Martial, ils sont féroces comme des tigres, mais lâches comme des poules.
 
– Tigres ou poules, dit Narcisse en entr’ouvrant sa longue redingote et montrant la crosse de deux pistolets qui sortaient des goussets de son pantalon, j’ai là de quoi les servir.
 
– Vous ferez toujours bien de prendre deux de vos hommes avec vous, monsieur Narcisse ; quand ils se voient acculés, les plus poltrons deviennent quelquefois des enragés.
 
– Je placerai deux de mes hommes dans la petite salle basse, à côté de celle où vous ferez entrer la courtière… au premier cri, je paraîtrai à une porte, les deux hommes à l’autre.
 
– Il faut vous hâter, car la bande va arriver d’un moment à l’autre, monsieur Narcisse.
 
– Soit, je vais poster mes hommes. Pourvu que ce ne soit pas encore pour rien, cette fois…
 
L’entretien fut interrompu par un sifflement particulier destiné à servir de signal.
 
Bras-Rouge s’approcha d’une fenêtre pour voir quelle personne Tortillard annonçait.
 
– Tenez, voilà déjà la Chouette. Eh bien ! me croyez-vous, à présent, monsieur Narcisse ?
 
– C’est déjà quelque chose, mais ce n’est pas tout ; enfin, nous verrons ; je cours placer mes hommes.
 
Et l’agent de sûreté disparut par une porte latérale.