Les Mystères de Paris

| 4.15 - M. de Saint-Remy

 

 

 

XV

M. de Saint-Remy


Nous avons dépeint la charmante figure, l’élégance exquise, la tournure ravissante de M. de Saint-Remy, arrivé la veille de la ferme d’Arnouville (propriété de Mme la duchesse de Lucenay), où il avait trouvé un refuge contre les poursuites des gardes du commerce Malicorne et Bourdin.
 
M. de Saint-Remy entra brusquement dans l’étude, son chapeau sur la tête, l’air haut et fier, fermant à demi les yeux, et demandant d’un air souverainement impertinent, sans regarder personne :
 
– Le notaire, où est-il ?
 
– M. Ferrand travaille dans son cabinet, dit le maître clerc, si vous voulez attendre un instant, monsieur, il pourra vous recevoir.
 
– Comment, attendre ?
 
– Mais, monsieur…
 
– Il n’y a pas de mais, monsieur ; allez lui dire que M. de Saint-Remy est là… Je trouve encore singulier que ce notaire me fasse faire antichambre… Ça empeste le poêle ici !
 
– Veuillez passer dans la pièce à côté, monsieur, dit le premier clerc, j’irai tout de suite prévenir M. Ferrand.
 
M. de Saint-Remy haussa les épaules et suivit le maître clerc. Au bout d’un quart d’heure qui lui sembla fort long et qui changea son dépit en colère, M. de Saint-Remy fut introduit dans le cabinet du notaire.
 
Rien de plus curieux que le contraste de ces deux hommes, tous deux profondément physionomistes et généralement habitués à juger presque du premier coup d’œil à qui ils avaient affaire.
 
M. de Saint-Remy voyait Jacques Ferrand pour la première fois. Il fut frappé du caractère de cette figure blafarde, rigide, impassible, au regard caché par d’énormes lunettes vertes, au crâne disparaissant à demi sous un vieux bonnet de soie noire.
 
Le notaire était assis devant son bureau, sur un fauteuil de cuir, à côté d’une cheminée dégradée, remplie de cendre, où fumaient deux tisons noircis. Des rideaux de percaline verte, presque en lambeaux, ajustés à de petites tringles de fer sur les croisées, cachaient les vitres inférieures et jetaient dans ce cabinet, déjà sombre, un reflet livide et sinistre. Des casiers de bois noir remplis de cartons étiquetés, quelques chaises de merisier recouvertes de velours d’Utrecht jaune, une pendule d’acajou, un carrelage jaunâtre, humide et glacial, un plafond sillonné de crevasses et orné de guirlandes de toiles d’araignée, tel était le sanctus sanctorum de M. Jacques Ferrand.
 
Le vicomte n’avait pas fait deux pas dans ce cabinet, n’avait pas dit une parole, que le notaire, qui le connaissait de réputation, le haïssait déjà. D’abord il voyait en lui, pour ainsi dire, un rival en fourberies ; et puis, par cela même que M. Ferrand était d’une mine basse et ignoble, il détestait chez les autres l’élégance, la grâce et la jeunesse, surtout lorsqu’un air suprêmement insolent accompagnait ces avantages.
 
Le notaire affectait ordinairement une sorte de brusquerie rude, presque grossière, envers ses clients, qui n’en ressentaient que plus d’estime pour lui en raison de ces manières de paysan du Danube. Il se promit de redoubler de brutalité envers M. de Saint-Remy.
 
Celui-ci, ne connaissant aussi Jacques Ferrand que de réputation, s’attendait à trouver en lui une sorte de tabellion, bonhomme ou ridicule, le vicomte se représentant toujours sous des dehors presque niais les hommes de probité proverbiale, dont Jacques Ferrand était, disait-on, le type achevé.
 
Loin de là, la physionomie, l’attitude du tabellion, imposaient au vicomte un ressentiment indéfinissable, moitié crainte, moitié haine, quoiqu’il n’eût aucune raison sérieuse de le craindre ou de le haïr. Aussi, en conséquence de son caractère résolu, M. de Saint-Remy exagéra-t-il encore son insolence et sa fatuité habituelles. Le notaire gardait son bonnet sur sa tête, le vicomte garda son chapeau et s’écria, dès la porte, d’une voix haute et mordante :
 
– Il est pardieu ! fort étrange, monsieur, que vous me donniez la peine de venir ici, au lieu d’envoyer chercher chez moi l’argent des traites que j’ai souscrites à ce Badinot, et pour lesquelles ce drôle-là m’a poursuivi… Vous me dites, il est vrai, qu’en outre vous avez une communication très-importante à me faire… soit… mais alors vous ne devriez pas m’exposer à attendre un quart d’heure dans votre antichambre ; cela n’est pas poli, monsieur.
 
M. Ferrand, impassible, termina un calcul qu’il faisait, essuya méthodiquement sa plume sur l’éponge imbibée d’eau qui entourait son encrier de faïence ébréchée, et leva vers le vicomte sa face glaciale, terreuse et camuse, chargée d’une paire de lunettes.
 
On eût dit une tête de mort dont les orbites auraient été remplacées par de larges prunelles fixes, glauques et vertes.
 
Après l’avoir considéré un moment en silence, le notaire dit au vicomte, d’une voix brusque et brève :
 
– Où est l’argent ?
 
Ce sang-froid exaspéra M. de Saint-Remy.
 
Lui… lui, l’idole des femmes, l’envie des hommes, le parangon de la meilleure compagnie de Paris, le duelliste redouté, ne pas produire plus d’effet sur un misérable notaire ! Cela était odieux ; quoiqu’il fût en tête-à-tête avec Jacques Ferrand, son orgueil intime se révoltait.
 
– Où sont les traites ? reprit-il aussi brièvement.
 
Du bout d’un de ses doigts durs comme du fer et couverts de poils roux, le notaire, sans répondre, frappa sur un large portefeuille de cuir posé près de lui.
 
Décidé à être aussi laconique, mais frémissant de colère, le vicomte prit dans la poche de sa redingote un petit agenda de cuir de Russie fermé par des agrafes d’or, en tira quarante billets de mille francs et les montra au notaire.
 
– Combien ? demanda celui-ci.
 
– Quarante mille francs.
 
– Donnez…
 
– Tenez, et finissons vite, monsieur ; faites votre métier, payez-vous, remettez-moi les traites, dit le vicomte en jetant impatiemment le paquet de billets de banque sur la table.
 
Le notaire les prit, se leva, les examina près de la fenêtre, les tournant un à un, avec une attention si scrupuleuse et pour ainsi dire si insultante pour M. de Saint-Remy, que ce dernier en blêmit de rage.
 
Le notaire, comme s’il eût deviné les pensées qui agitaient le vicomte, hocha la tête, se tourna à demi vers lui, et lui dit avec un accent indéfinissable :
 
– Ça s’est vu…
 
Un moment interdit, M. de Saint-Remy reprit sèchement :
 
– Quoi ?
 
– Des billets de banque faux, répondit le notaire en continuant de soumettre ceux qu’il tenait à un examen attentif.
 
– À propos de quoi me faites-vous cette remarque, monsieur ?
 
Jacques Ferrand s’arrêta un moment, regarda fixement le vicomte à travers ses lunettes ; puis, haussant imperceptiblement les épaules, il se remit à inventorier les billets sans prononcer une parole.
 
– Mort-Dieu, monsieur le notaire, sachez que, lorsque j’interroge, on me répond ! s’écria M. de Saint-Remy irrité par le calme de Jacques Ferrand.
 
– Ceux-là sont bons…, dit le notaire en retournant vers son bureau où il prit une petite liasse de papiers timbrés auxquels étaient annexées deux lettres de change ; il mit ensuite un des billets de mille francs et trois rouleaux de cent francs sur le dossier de la créance, puis il dit à M. de Saint-Remy, en lui indiquant du bout du doigt l’argent et les titres : « Voici ce qui vous revient des quarante mille francs ; mon client m’a chargé de percevoir la note des frais. »
 
Le vicomte s’était contenu à grand-peine pendant que Jacques Ferrand établissait ses comptes. Au lieu de lui répondre et de prendre l’argent, il s’écria d’une voix tremblante de colère :
 
– Je vous demande, monsieur, pourquoi vous m’avez dit, à propos des billets de banque que je viens de vous remettre, qu’on en avait vu de faux ?
 
– Pourquoi ?
 
– Oui.
 
– Parce que… je vous ai mandé ici pour une affaire de faux…
 
Et le notaire braqua ses lunettes vertes sur le vicomte.
 
– En quoi cette affaire de faux me concerne-t-elle ?
 
Après un moment de silence, M. Ferrand dit au vicomte, d’un air triste et sévère :
 
– Vous rendez-vous compte, monsieur, des fonctions que remplit un notaire ?
 
– Le compte et les fonctions sont parfaitement simples, monsieur ; j’avais tout à l’heure quarante mille francs, il m’en reste treize cents…
 
– Vous êtes très-plaisant, monsieur… Je vous dirai, moi, qu’un notaire est aux affaires temporelles ce qu’un confesseur est aux affaires spirituelles… Par état, il connaît souvent d’ignobles secrets.
 
– Après, monsieur ?
 
– Il se trouve souvent forcé d’être en relation avec des fripons…
 
– Ensuite, monsieur ?
 
– Il doit, autant qu’il le peut, empêcher un nom honorable d’être traîné dans la boue.
 
– Qu’ai-je de commun avec tout cela ?
 
– Votre père vous avait laissé un nom respecté que vous déshonorez, monsieur !…
 
– Qu’osez-vous dire ?
 
– Sans l’intérêt qu’inspire ce nom à tous les honnêtes gens, au lieu d’être cité ici, devant moi, vous le seriez à cette heure devant le juge d’instruction.
 
– Je ne vous comprends pas.
 
– Il y a deux mois, vous avez escompté, par l’intermédiaire d’un agent d’affaires, une traite de cinquante-huit mille francs, souscrite par la maison Meulaert et compagnie de Hambourg, au profit d’un William Smith, et payable dans trois mois chez M. Grimaldi, banquier à Paris.
 
– Eh bien ?
 
– Cette traite est fausse.
 
– Cela n’est pas vrai…
 
– Cette traite est fausse !… La maison Meulaert n’a jamais contracté d’engagement avec William Smith ; elle ne le connaît pas.
 
– Serait-il vrai ! s’écria M. de Saint-Remy avec autant de surprise que d’indignation ; mais alors j’ai été horriblement trompé, monsieur… car j’ai reçu cette valeur comme argent comptant.
 
– De qui ?
 
– De M. William Smith lui-même ; la maison Meulaert est si connue… je connaissais moi-même tellement la probité de M. William Smith que j’ai accepté cette traite en payement d’une somme qu’il me devait…
 
– William Smith n’a jamais existé… c’est un personnage imaginaire…
 
– Monsieur, vous m’insultez !
 
– Sa signature est fausse et supposée comme le reste.
 
– Je vous dis, monsieur, que M. William Smith existe ; mais j’ai sans doute été dupe d’un horrible abus de confiance.
 
– Pauvre jeune homme !…
 
– Expliquez-vous.
 
– En quatre mots, le dépositaire actuel de la traite est convaincu que vous avez commis le faux…
 
– Monsieur !…
 
– Il prétend en avoir la preuve ; avant-hier, il est venu me prier de vous mander chez moi et de vous proposer de vous rendre cette fausse traite… moyennant transaction… Jusque-là tout était loyal ; voici qui ne l’est plus, et je ne vous en parle qu’à titre de renseignements : il demande cent mille francs… écus… aujourd’hui même ; ou sinon, demain, à midi, le faux est déposé au parquet du procureur du roi.
 
– C’est une indignité !
 
– Et de plus une absurdité… Vous êtes ruiné, vous étiez poursuivi pour une somme que vous venez de me payer, grâce à je ne sais quelle ressource… voilà ce que j’ai déclaré à ce tiers porteur… Il m’a répondu à cela… que certaine grande dame très-riche ne vous laisserait pas dans l’embarras…
 
– Assez, monsieur !… assez !…
 
– Autre indignité, autre absurdité ! d’accord.
 
– Enfin, monsieur, que veut-on ?
 
– Indignement exploiter une action indigne. J’ai consenti à vous faire savoir cette proposition tout en la flétrissant comme un honnête homme doit la flétrir. Maintenant cela vous regarde. Si vous êtes coupable, choisissez entre la cour d’assises ou la rançon qu’on vous impose… Ma démarche est tout officieuse, et je ne me mêlerai pas davantage d’une affaire aussi sale. Le tiers porteur s’appelle M. Petit-Jean, négociant en huiles ; il demeure sur le bord de la Seine, quai de Billy, 10. Arrangez-vous avec lui. Vous êtes dignes de vous entendre… si vous êtes faussaire, comme il l’affirme.
 
M. de Saint-Remy était entré chez Jacques Ferrand le verbe insolent, la tête haute. Quoiqu’il eût commis dans sa vie quelques actions honteuses, il restait encore en lui une certaine fierté de race, un courage naturel qui ne s’était jamais démenti. Au commencement de cet entretien, regardant le notaire comme un adversaire indigne de lui, il s’était contenté de le persifler.
 
Lorsque Jacques Ferrand eut parlé de faux… le vicomte se sentit écrasé. À son tour il se trouvait dominé par le notaire.
 
Sans l’empire absolu qu’il avait sur lui-même, il n’aurait pu cacher l’impression terrible que lui causa cette révélation inattendue ; car elle pouvait avoir pour lui des suites incalculables, que le notaire ne soupçonnait même pas.
 
Après un moment de silence et de réflexion il se résigna, lui si orgueilleux, si irritable, si vain de sa bravoure, à implorer cet homme grossier qui lui avait si rudement parlé l’austère langage de la probité.
 
– Monsieur, vous me donnez une preuve d’intérêt dont je vous remercie ; je regrette la vivacité de mes premières paroles…, dit M. de Saint-Remy d’un ton cordial.
 
– Je ne m’intéresse pas du tout à vous, reprit brutalement le notaire. Votre père étant l’honneur même, je n’aurais pas voulu voir son nom à la cour d’assises : voilà tout.
 
– Je vous répète, monsieur, que je suis incapable de l’infamie dont on m’accuse.
 
– Vous direz cela à M. Petit-Jean.
 
– Mais je l’avoue, l’absence de M. Smith, qui a indignement abusé de ma bonne foi…
 
– Infâme Smith !
 
– L’absence de M. Smith me met dans un cruel embarras ; je suis innocent ; qu’on m’accuse, je le prouverai ; mais une telle accusation flétrit toujours un galant homme.
 
– Après ?
 
– Soyez assez généreux pour employer la somme que je viens de vous remettre à désintéresser en partie la personne qui a cette traite entre les mains.
 
– Cet argent appartient à mon client, il est sacré !
 
– Mais dans deux ou trois jours je le rembourserai.
 
– Vous ne le pourrez pas.
 
– J’ai des ressources.
 
– Aucunes… d’avouables du moins. Votre mobilier, vos chevaux ne vous appartiennent plus, dites-vous… ce qui m’a l’air d’une fraude indigne.
 
– Vous êtes bien dur, monsieur. Mais, en admettant cela, ne ferai-je pas argent de tout dans une extrémité aussi désespérée ? Seulement, comme il m’est impossible de me procurer d’ici à demain midi cent mille francs, je vous en conjure, employez l’argent que je viens de vous remettre à retirer cette malheureuse traite ; ou bien… vous qui êtes si riche… faites-moi cette avance, ne me laissez pas dans une position pareille…
 
– Moi, répondre de cent mille francs pour vous ! Ah çà ! vous êtes donc fou ?
 
– Monsieur, je vous en supplie… au nom de mon père… dont vous m’avez parlé… soyez assez bon pour…
 
– Je suis bon pour ceux qui le méritent, dit rudement le notaire ; honnête homme, je hais les escrocs, et je ne serais pas fâché de voir un de ces beaux fils sans foi ni loi, impies et débauchés, une bonne fois attaché au pilori pour servir d’exemple aux autres… Mais j’entends vos chevaux qui s’impatientent, monsieur le vicomte, dit le notaire en souriant du bout de ses dents noires.
 
À ce moment on frappa à la porte du cabinet.
 
– Qu’est-ce ? dit Jacques Ferrand.
 
– Madame la comtesse d’Orbigny, dit le maître clerc.
 
– Priez-la d’attendre un moment.
 
– C’est la belle-mère de la marquise d’Harville ! s’écria M. de Saint-Remy.
 
– Oui, monsieur ; elle a rendez-vous avec moi ; ainsi, serviteur.
 
– Pas un mot de ceci, monsieur ! s’écria M. de Saint-Remy d’un ton menaçant.
 
– Je vous ai dit, monsieur, qu’un notaire était aussi discret qu’un confesseur.
 
Jacques Ferrand sonna ; le clerc parut.
 
– Faites entrer Mme d’Orbigny. Puis, s’adressant au vicomte : « Prenez ces treize cent francs, monsieur, ce sera toujours un à-compte pour M. Petit-Jean. »
 
Mme d’Orbigny (autrefois Mme Roland) entra au moment où M. de Saint-Remy sortait, les traits contractés par la rage de s’être inutilement humilié devant le notaire.
 
– Eh ! bonjour, monsieur de Saint-Remy, lui dit Mme d’Orbigny ; combien il y a de temps que je ne vous ai vu…
 
– En effet, madame, depuis le mariage de d’Harville, dont j’étais témoin, je n’ai pas eu l’honneur de vous rencontrer, dit M. de Saint-Remy en s’inclinant et en donnant tout à coup à ses traits une expression affable et souriante. Depuis lors, vous êtes toujours restée en Normandie ?
 
– Mon Dieu ! oui ; M. d’Orbigny ne peut vivre maintenant qu’à la campagne… et ce qu’il aime, je l’aime… Aussi, vous voyez en moi une vraie provinciale : je ne suis pas venue à Paris depuis le mariage de ma chère belle-fille avec cet excellent M. d’Harville… Le voyez-vous souvent ?
 
– D’Harville est devenu très-sauvage et très-morose. On le rencontre assez peu dans le monde, dit M. de Saint-Remy avec une nuance d’impatience, car cet entretien lui était insupportable, et par son inopportunité, et parce que le notaire semblait s’en amuser beaucoup. Mais la belle-mère de Mme d’Harville, enchantée de cette rencontre avec un élégant, n’était pas femme à lâcher sitôt sa proie.
 
– Et ma chère belle-fille, reprit-elle, n’est pas, je l’espère, aussi sauvage que son mari ?
 
– Mme d’Harville est fort à la mode et toujours fort entourée, ainsi qu’il convient à une jolie femme ; mais je crains, madame, d’abuser de vos moments… et…
 
– Mais pas du tout, je vous assure. C’est une bonne fortune pour moi de rencontrer l’élégant des élégants, le roi de la mode ; en dix minutes, je vais être au fait de Paris comme si je ne l’avais jamais quitté… Et votre cher M. de Lucenay, qui était avec vous le témoin du mariage de M. d’Harville ?
 
– Plus original que jamais : il part pour l’Orient, et il en revient juste à temps pour recevoir hier matin un coup d’épée, fort innocent du reste.
 
– Ce pauvre duc ! Et sa femme, toujours belle et ravissante ?
 
– Vous savez, madame, que j’ai l’honneur d’être un de ses meilleurs amis, mon témoignage à ce sujet serait suspect… Veuillez, madame, à votre retour aux Aubiers, me faire la grâce de ne pas m’oublier auprès de M. d’Orbigny.
 
– Il sera très-sensible, je vous assure, à votre aimable souvenir ; car il s’informe souvent de vous, de vos succès… Il dit toujours que vous lui rappelez le duc de Lauzun.
 
– Cette comparaison seule est tout un éloge ; mais, malheureusement pour moi, elle est beaucoup plus bienveillante que vraie. Adieu, madame ; car je n’ose espérer que vous puissiez me faire l’honneur de me recevoir avant votre départ.
 
– Je serais désolée que vous prissiez la peine de venir chez moi !… Je suis tout à fait campée pour quelques jours en hôtel garni, mais si, cet été ou cet automne, vous passez sur notre route en allant à quelqu’un de ces châteaux à la mode où les merveilleuses se disputent le plaisir de vous recevoir… accordez-nous quelques jours, seulement par curiosité de contraste, et pour vous reposer chez de pauvres campagnards de l’étourdissement de la vie de château si élégante et si folle… car c’est toujours fête où vous allez !…
 
– Madame…
 
– Je n’ai pas besoin de vous dire combien M. d’Orbigny et moi nous serons heureux de vous recevoir… Mais, adieu, monsieur ; je crains que le bourru bienfaisant (elle montra le notaire) ne s’impatiente de nos bavardages.
 
– Bien au contraire, madame, bien au contraire, dit Ferrand avec un accent qui redoubla la rage contenue de M. de Saint-Remy.
 
– Avouez que M. Ferrand est un homme terrible, reprit Mme d’Orbigny en faisant l’évaporée. Mais prenez garde ; puisqu’il est heureusement pour vous chargé de vos affaires, il vous grondera furieusement, c’est un homme impitoyable. Mais que dis-je ?… au contraire… un merveilleux comme vous… avoir M. Ferrand pour notaire… mais c’est un brevet d’amendement ; car on sait bien qu’il ne laisse jamais faire de folies à ses clients, sinon il leur rend leurs comptes… Oh ! il ne veut pas être le notaire de tout le monde… Puis, s’adressant à Jacques Ferrand : – Savez-vous, monsieur le puritain, que c’est une superbe conversion que vous avez faite là… rendre sage l’élégant par excellence, le roi de la mode ?
 
– C’est justement une conversion, madame, M. le vicomte sort de mon cabinet tout autre qu’il n’y était entré.
 
– Quand je vous dis que vous faites des miracles !… ce n’est pas étonnant, vous êtes un saint.
 
– Ah ! madame… vous me flattez, dit Jacques Ferrand avec componction.
 
M. de Saint-Remy salua profondément Mme d’Orbigny ; puis, au moment de quitter le notaire, voulant tenter une dernière fois de l’apitoyer, il lui dit d’un ton dégagé, qui laissait pourtant deviner une anxiété profonde :
 
– Décidément, mon cher monsieur Ferrand, vous ne voulez pas m’accorder ce que je vous demande ?
 
– Quelque folie, sans doute ?… Soyez inexorable, mon cher puritain, s’écria Mme d’Orbigny en riant.
 
– Vous entendez, monsieur, je ne puis contrarier une aussi belle dame…
 
– Mon cher monsieur Ferrand, parlons sérieusement… des choses sérieuses… et vous savez que celle-là… l’est beaucoup… Décidément vous me refusez ? demanda le vicomte avec une angoisse à peine dissimulée.
 
Le notaire fut assez cruel pour paraître hésiter, M. de Saint-Remy eut un moment d’espoir.
 
– Comment, homme de fer, vous cédez ? dit en riant la belle-mère de Mme d’Harville, vous subissez aussi le charme de l’irrésistible ?…
 
– Ma foi, madame, j’étais sur le point de céder, comme vous dites ; mais vous me faites rougir de ma faiblesse, reprit M. Ferrand. Puis, s’adressant au vicomte, il lui dit, avec une expression dont celui-ci comprit toute la signification : Là, sérieusement (et il appuya sur ce mot), c’est impossible… Je ne souffrirai pas que, par caprice, vous fassiez une étourderie pareille… Monsieur le vicomte, je me regarde comme le tuteur de mes clients ; je n’ai pas d’autre famille, et je me regarderais comme complice des folies que je le leur laisserais faire.
 
– Oh ! le puritain ! Voyez-vous le puritain ! dit Mme d’Orbigny.
 
– Du reste, voyez M. Petit-Jean ; il pensera, j’en suis sûr, absolument comme moi ; et, comme moi, il vous dira… non !
 
M. de Saint-Remy sortit désespéré.
 
Après un moment de réflexion, il dit : – Il le faut. Puis, à son chasseur, qui tenait ouverte la portière de sa voiture :
 
– À l’hôtel de Lucenay.
 
Pendant que M. de Saint-Remy se rend chez la duchesse, nous ferons assister nos lecteurs à l’entretien de M. Ferrand et de la belle-mère de Mme d’Harville.