Les Mystères de Paris

| 4.17 - La comtesse Mac-Gregor

 

 

 

XVII

La comtesse Mac-Gregor


Sarah entra dans le cabinet du notaire avec son sang-froid et son assurance habituels. Jacques Ferrand ne la connaissait pas, il ignorait le but de sa visite ; il s’observa plus encore que de coutume, dans l’espoir de faire une nouvelle dupe… Il regarda très-attentivement la comtesse et, malgré l’impassibilité de cette femme au front de marbre, il remarqua un léger tressaillement des sourcils, qui lui parut trahir un embarras contraint.
 
Le notaire se leva de son fauteuil, avança une chaise, la montra du geste à Sarah et lui dit :
 
– Vous m’avez demandé, madame, un rendez-vous pour aujourd’hui ; j’ai été très-occupé hier, je n’ai pu vous répondre que ce matin ; je vous en fais mille excuses.
 
– Je désirais vous voir, monsieur… pour une affaire de la plus haute importance… Votre réputation de probité, de bonté, d’obligeance, m’a fait espérer le succès de la démarche que je tente auprès de vous…
 
Le notaire s’inclina légèrement sur sa chaise.
 
– Je sais, monsieur, que votre discrétion est à toute épreuve…
 
– C’est mon devoir, madame.
 
– Vous êtes, monsieur, un homme rigide et incorruptible.
 
– Oui, madame.
 
– Pourtant, si l’on vous disait : « Monsieur, il dépend de vous de rendre la vie… plus que la vie… la raison, à une malheureuse mère », auriez-vous le courage de refuser ?
 
– Précisez des faits, madame, je répondrai.
 
– Il y a quatorze ans environ, à la fin du mois de décembre 1824, un homme, jeune encore, vêtu de deuil… est venu vous proposer de prendre en viager la somme de cent cinquante mille francs, que l’on voulait placer à fonds perdus sur la tête d’une enfant de trois ans dont les parents désiraient rester inconnus.
 
– Ensuite, madame ? dit le notaire, s’épargnant ainsi de répondre affirmativement.
 
– Vous avez consenti à vous charger de ce placement, et de faire assurer à cette enfant une rente viagère de huit mille francs ; la moitié de ce revenu devait être capitalisée à son profit jusqu’à sa majorité ; l’autre moitié devait être payée par vous à la personne qui prenait soin de cette petite fille ?
 
– Ensuite, madame ?
 
– Au bout de deux ans, dit Sarah sans pouvoir vaincre une légère émotion, le 28 novembre 1827, cette enfant est morte.
 
– Avant de continuer cet entretien, madame, je vous demanderai quel intérêt vous portez à cette affaire.
 
– La mère de cette petite fille est… ma sœur, monsieur[1]. J’ai là, pour preuve de ce que j’avance, l’acte de décès de cette pauvre petite, les lettres de la personne qui a pris soin d’elle, l’obligation d’un de vos clients, chez lequel vous aviez placé les cinquante mille écus.
 
– Voyons ces papiers, madame.
 
Assez étonnée de ne pas être crue sur parole, Sarah tira d’un portefeuille plusieurs papiers, que le notaire examina soigneusement.
 
– Eh bien ! madame, que désirez-vous ? L’acte de décès est parfaitement en règle, et les cinquante mille écus ont été acquis à M. Petit-Jean, mon client, par la mort de l’enfant ; c’est une des chances des placements viagers, je l’ai fait observer à la personne qui m’a chargé de cette affaire. Quant aux revenus, ils ont été exactement payés par moi jusqu’à la mort de l’enfant.
 
– Rien de plus loyal que votre conduite en tout ceci, monsieur, je me plais à le reconnaître. La femme à qui l’enfant a été confiée a eu aussi des droits à notre gratitude, elle a eu les plus grands soins de ma pauvre petite nièce.
 
– Cela est vrai, madame ; j’ai même été si satisfait de la conduite de cette femme que, la voyant sans place après la mort de cette enfant, je l’ai prise à mon service, et depuis ce temps elle y est encore.
 
– Mme Séraphin est à votre service, monsieur ?
 
– Depuis quatorze ans, comme femme de charge. Et je n’ai qu’à me louer d’elle.
 
– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, elle pourrait nous être d’un grand secours si… vous… vouliez bien accueillir une demande qui vous paraîtra étrange, peut-être même… coupable au premier abord ; mais quand vous saurez dans quelle intention…
 
– Une demande coupable, madame ! Je ne vous crois pas plus capable de la faire que moi de l’écouter.
 
– Je sais, monsieur, que vous êtes la dernière personne à qui on devrait adresser une pareille requête ; mais je mets tout mon espoir… mon seul espoir, dans votre pitié. En tout cas, je puis compter sur votre discrétion ?
 
– Oui, madame.
 
– Je continue donc. La mort de cette pauvre petite fille a jeté sa mère dans une désolation telle que sa douleur est aussi vive aujourd’hui qu’il y a quatorze ans, et qu’après avoir craint pour sa vie, aujourd’hui nous craignons pour sa raison.
 
– Pauvre mère ! dit M. Ferrand avec un soupir.
 
– Oh ! oui, bien malheureuse mère, monsieur ; car elle ne pouvait que rougir de la naissance de sa fille à l’époque où elle l’a perdue, tandis qu’à cette heure les circonstances sont telles que ma sœur, si son enfant vivait encore, pourrait la légitimer, s’en enorgueillir, ne plus jamais la quitter. Aussi, ce regret incessant venant se joindre à ses autres chagrins, nous craignons à chaque instant de voir sa raison s’égarer.
 
– Il n’y a malheureusement rien à faire à cela.
 
– Si, monsieur.
 
– Comment, madame ?
 
– Supposez qu’on vienne dire à la pauvre mère : « On a cru votre fille morte, elle ne l’est pas ; la femme qui a pris soin d’elle étant toute petite pourrait l’affirmer. »
 
– Un tel mensonge serait cruel, madame… pourquoi donner en vain un espoir à cette pauvre mère ?
 
– Mais, si ce n’était pas un mensonge, monsieur ? Ou plutôt si cette supposition pouvait se réaliser ?
 
– Par un miracle ? S’il ne fallait pour l’obtenir que joindre mes prières aux vôtres, je les joindrais du plus profond de mon cœur… croyez-le, madame… Malheureusement l’acte de décès est formel.
 
– Mon Dieu, je le sais, monsieur, l’enfant est mort ; et pourtant, si vous vouliez, le malheur ne serait pas irréparable.
 
– Est-ce une énigme, madame ?
 
– Je parlerai donc plus clairement… Que ma sœur retrouve demain sa fille, non-seulement elle renaît à la vie, mais encore elle est sûre d’épouser le père de cet enfant, aujourd’hui libre comme elle. Ma nièce est morte à six ans. Séparée de ses parents dès l’âge le plus tendre, ils n’ont conservé d’elle aucun souvenir… Supposez qu’on trouve une jeune fille de dix-sept ans, ma nièce aurait maintenant cet âge… une jeune fille comme il y en a tant, abandonnée de ses parents ; qu’on dise à ma sœur : « Voilà votre fille, car on vous a trompée : de graves intérêts ont voulu qu’on la fît passer pour morte. La femme qui l’a élevée, un notaire respectable, vous affirmeront, vous prouveront que c’est bien elle… »
 
Jacques Ferrand, après avoir laissé parler la comtesse sans l’interrompre, se leva brusquement et s’écria d’un air indigné :
 
– Assez… assez !… Madame ! Oh ! cela est infâme !
 
– Monsieur !
 
– Oser me proposer à moi… à moi… une supposition d’enfant… l’anéantissement d’un acte de décès… une action criminelle, enfin ! C’est la première fois de ma vie que je subis un pareil outrage… et je ne l’ai pourtant pas mérité, mon Dieu… vous le savez !
 
– Mais, monsieur, à qui cela fait-il du tort ? Ma sœur et la personne qu’elle désire épouser sont veufs et sans enfants… tous deux regrettent amèrement la fille qu’ils ont perdue. Les tromper… mais c’est les rendre au bonheur, à la vie… mais c’est assurer le sort le plus heureux à quelque pauvre fille abandonnée… c’est donc là une noble, une généreuse action, et non pas un crime.
 
– En vérité, s’écria le notaire avec une indignation croissante, j’admire combien les projets les plus exécrables peuvent se colorer de beaux semblants !
 
– Mais, monsieur, réfléchissez…
 
– Je vous répète, madame, que cela est infâme… C’est une honte de voir une femme de votre qualité machiner de telles abominations… auxquelles votre sœur, je l’espère, est étrangère…
 
– Monsieur…
 
– Assez, madame, assez !… Je ne suis pas galant, moi… Je vous dirais brutalement de dures vérités…
 
Sarah jeta sur le notaire un de ces regards noirs, profonds, presque acérés, et lui dit froidement :
 
– Vous refusez ?
 
– Pas de nouvelle insulte, madame !…
 
– Prenez garde !…
 
– Des menaces ?…
 
– Des menaces… Et pour vous prouver qu’elles ne seraient pas vaines, apprenez d’abord que je n’ai pas de sœur…
 
– Comment, madame ?
 
– Je suis la mère de cet enfant…
 
– Vous ?…
 
– Moi !… J’avais pris un détour pour arriver à mon but, imaginé une fable pour vous intéresser… Vous êtes impitoyable… Je lève le masque… Vous voulez la guerre… eh bien ! la guerre…
 
– La guerre ? Parce que je refuse de m’associer à une machination criminelle ! Quelle audace !…
 
– Écoutez-moi, monsieur… votre réputation d’honnête homme est faite et parfaite… retentissante et immense…
 
– Parce qu’elle est méritée… Aussi faut-il avoir perdu la raison pour oser me faire des propositions comme les vôtres !…
 
– Mieux que personne je sais, monsieur, combien il faut se défier de ces réputations de vertu farouche, qui souvent voilent la galanterie des femmes et la friponnerie des hommes…
 
– Vous oseriez dire, madame…
 
– Depuis le commencement de notre entretien, je ne sais pourquoi… je doute que vous méritiez l’estime et la considération dont vous jouissez.
 
– Vraiment, madame ? Ce doute fait honneur à votre perspicacité.
 
– N’est-ce pas… ? Car ce doute est fondé sur des riens… sur l’instinct, sur des pressentiments inexplicables… mais rarement ces prévisions m’ont trompée.
 
– Finissons cet entretien, madame.
 
– Avant, connaissez ma résolution… Je commence par vous dire, de vous à moi, que je suis convaincue de la mort de ma pauvre fille… Mais il n’importe, je prétendrai qu’elle n’est pas morte : les causes les plus invraisemblables se plaident… Vous êtes à cette heure dans une position telle que vous devez avoir beaucoup d’envieux, ils regarderont comme une bonne fortune l’occasion de vous attaquer… je la leur fournirai…
 
– Vous ?
 
– Moi, en vous attaquant sous quelque prétexte absurde, sur une irrégularité dans l’acte de décès, je suppose… il n’importe. Je soutiendrai que ma fille n’est pas morte. Comme j’ai le plus grand intérêt à faire croire qu’elle vit encore, quoique perdu, ce procès me servira en donnant un retentissement immense à cette affaire. Une mère qui réclame son enfant est toujours intéressante ; j’aurai pour moi vos envieux, vos ennemis, et toutes les âmes sensibles et romanesques.
 
– C’est aussi fou que méchant ! Dans quel intérêt aurais-je fait passer votre fille pour morte si elle ne l’était pas ?
 
– C’est vrai, le motif est assez embarrassant à trouver ; heureusement les avocats sont là !… Mais, j’y pense, en voici un excellent : voulant partager avec votre client la somme placée en viager sur la tête de cette malheureuse enfant… vous l’avez fait disparaître…
 
Le notaire impassible haussa les épaules.
 
– Si j’avais été assez criminel pour cela, au lieu de la faire disparaître, je l’aurais tuée !
 
Sarah tressaillit de surprise, resta muette un moment, puis reprit avec amertume :
 
– Pour un saint homme, voilà une pensée de crime profondément creusée !… Aurais-je donc touché juste en tirant au hasard ?… Cela me donne à penser… et je penserai… Un dernier mot… Vous voyez quelle femme je suis… j’écrase sans pitié tout ce qui fait obstacle à mon chemin… Réfléchissez bien… il faut que demain vous soyez décidé… Vous pouvez faire impunément ce que je vous demande… Dans sa joie, le père de ma fille ne discutera pas la possibilité d’une telle résurrection si nos mensonges, qui le rendront si heureux, sont adroitement combinés. Il n’a d’ailleurs d’autres preuves de la mort de notre enfant que ce que je lui en ai écrit il y a quatorze ans ; il me sera facile de le persuader que je l’ai trompé à ce sujet, car alors j’avais de justes griefs contre lui… je lui dirai que dans ma douleur j’avais voulu briser à ses yeux le dernier lien qui nous attachait encore l’un à l’autre. Vous ne pouvez donc être en rien compromis : affirmez seulement… homme irréprochable, affirmez que tout a été autrefois concerté entre vous, moi et Mme Séraphin, et l’on vous croira. Quant aux cinquante mille écus placés sur la tête de ma fille, cela me regarde seule ; ils resteront acquis à votre client, qui doit ignorer complètement ceci ; enfin, vous fixerez vous-même votre récompense…
 
Jacques Ferrand conserva tout son sang-froid, malgré la bizarrerie de cette situation si étrange et si dangereuse pour lui.
 
La comtesse, croyant réellement à la mort de sa fille, venait proposer au notaire de faire passer pour vivante cette enfant qu’il avait, lui, fait passer pour morte, quatorze années auparavant.
 
Il était trop habile, il connaissait trop bien les périls de sa position pour ne pas comprendre la portée des menaces de Sarah.
 
Quoique admirablement et laborieusement construit, l’édifice de la réputation du notaire reposait sur le sable. Le public se détache aussi facilement qu’il s’engoue, aimant à avoir le droit de fouler aux pieds celui que naguère il portait aux nues. Comment prévoir les conséquences de la première attaque portée à la réputation de Jacques Ferrand ? Si folle que fût cette attaque, son audace même pouvait éveiller les soupçons…
 
La perspicacité de Sarah, son endurcissement, effrayaient le notaire. Cette mère n’avait pas eu un moment d’attendrissement en parlant de sa fille ; elle n’avait paru considérer sa mort que comme la perte d’un moyen d’action. De tels caractères sont impitoyables dans leurs desseins et dans leur vengeance.
 
Voulant se donner le temps de chercher à parer ce coup dangereux, Ferrand dit froidement à Sarah :
 
– Vous m’avez demandé jusqu’à demain midi, madame ; c’est moi qui vous donne jusqu’à après-demain pour renoncer à un projet dont vous ne soupçonnez pas la gravité. Si d’ici là je n’ai pas reçu de vous une lettre qui m’annonce que vous abandonnez cette criminelle et folle entreprise, vous apprendrez à vos dépens que la justice sait protéger les honnêtes gens qui refusent de coupables complicités, et qu’elle peut atteindre les fauteurs d’odieuses machinations.
 
– Cela veut dire, monsieur, que vous me demandez un jour de plus pour réfléchir à mes propositions ? C’est bon signe, je vous l’accorde… Après-demain, à cette heure, je reviendrai ici, et ce sera entre nous… la paix… ou la guerre, je vous le répète… mais une guerre acharnée, sans merci ni pitié…
 
Et Sarah sortit.
 
 
« Tout va bien, se dit-elle. Cette misérable jeune fille à laquelle Rodolphe s’intéressait par caprice, et qu’il avait envoyée à la ferme de Bouqueval, afin d’en faire sans doute plus tard sa maîtresse, n’est plus maintenant à craindre… grâce à la borgnesse qui m’en a délivrée…
 
« L’adresse de Rodolphe a sauvé Mme d’Harville du piège où j’avais voulu la faire tomber ; mais il est impossible qu’elle échappe à la nouvelle trame que je médite : elle sera donc à jamais perdue pour Rodolphe.
 
« Alors, attristé, découragé, isolé de toute affection, ne sera-t-il pas dans une position d’esprit telle, qu’il ne demandera pas mieux que d’être dupe d’un mensonge auquel je puis donner toutes les apparences de la réalité avec l’aide du notaire ?… Et le notaire m’aidera, car je l’ai effrayé.
 
« Je trouverai facilement une jeune fille orpheline, intéressante et pauvre, qui, instruite par moi, remplira le rôle de notre enfant si amèrement regrettée par Rodolphe. Je connais la grandeur, la générosité de son cœur. Oui, pour donner un nom, un rang à celle qu’il croira sa fille, jusqu’alors malheureuse et abandonnée, il renouera nos liens que j’avais crus indissolubles. Les prédictions de ma nourrice se réaliseront enfin, et j’aurai cette fois sûrement atteint le but constant de ma vie… une couronne ! »
 
À peine Sarah venait-elle de quitter la maison du notaire que M. Charles Robert y entra, descendant du cabriolet le plus élégant : il se dirigea en habitué vers le cabinet de Jacques Ferrand.
 


[1] Nous croyons inutile de rappeler au lecteur que l’enfant dont il est question est Fleur-de-Marie, fille de Rodolphe et de Sarah, et que celle-ci, en parlant d’une prétendue sœur, fait un mensonge nécessaire à ses projets, ainsi qu’on va le voir. Sarah était d’ailleurs convaincue comme Rodolphe de la mort de la petite fille.