Les Mystères de Paris

| 3.09 - LA LETTRE

 

 

 

IX

La lettre


Neuf heures du matin sonnaient à l’horloge de la ferme de Bouqueval, lorsque Mme Georges entra doucement dans la chambre de Fleur-de-Marie.
 
Le sommeil de la jeune fille était si léger qu’elle s’éveilla presque à l’instant. Un brillant soleil d’hiver, dardant ses rayons à travers les persiennes et les rideaux de toile perse doublée de guingan rose, répandait une teinte vermeille dans la chambre de la Goualeuse et donnait à son pâle et doux visage les couleurs qui lui manquaient.
 
– Eh bien ! mon enfant, dit Mme Georges en s’asseyant sur le lit de la jeune fille et en la baisant au front, comment vous trouvez-vous ?
 
– Mieux, madame… je vous remercie.
 
– Vous n’avez pas été réveillée ce matin de très-bonne heure ?
 
– Non, madame.
 
– Tant mieux. Ce malheureux aveugle et son fils, auxquels on a donné hier à coucher, ont voulu quitter la ferme au point du jour ; je craignais que le bruit qu’on a fait en ouvrant les portes ne vous eût éveillée.
 
– Pauvres gens ! Pourquoi sont-ils partis si tôt ?
 
– Je ne sais ; hier soir, en vous laissant un peu calmée, je suis descendue à la cuisine pour les voir ; mais tous deux s’étaient trouvés si fatigués qu’ils avaient demandé la permission de se retirer. Le père Châtelain m’a dit que l’aveugle paraissait ne pas avoir la tête très-saine ; et tous nos gens ont été frappés des soins touchants que l’enfant de ce malheureux lui donnait. Mais dites-moi, Marie, vous avez eu un peu de fièvre ; je ne veux pas que vous vous exposiez au froid aujourd’hui : vous ne sortirez pas du salon.
 
– Madame, pardonnez-moi ; il faut que je me rende ce soir, à cinq heures, au presbytère ; M. le curé m’attend.
 
– Cela serait imprudent ; vous avez, j’en suis sûre, passé une mauvaise nuit. Vos yeux sont fatigués, vous avez mal dormi.
 
– Il est vrai… j’ai encore eu des rêves effrayants. J’ai revu en songe la femme qui m’a tourmentée quand j’étais enfant ; je me suis réveillée en sursaut tout épouvantée. C’est une faiblesse ridicule dont j’ai honte.
 
– Et moi cette faiblesse m’afflige, puisqu’elle vous fait souffrir, pauvre petite ! dit Mme Georges avec un tendre intérêt, en voyant les yeux de la Goualeuse se remplir de larmes.
 
Celle-ci, se jetant au cou de sa mère adoptive, cacha son visage dans son sein.
 
– Mon Dieu ! qu’avez-vous, Marie ? Vous m’effrayez !
 
– Vous êtes si bonne pour moi, madame, que je me reproche de ne pas vous avoir confié ce que j’ai confié à M. le curé ; demain il vous dira tout lui-même : il me coûterait trop de vous répéter cette confession.
 
– Allons, allons, enfant, soyez raisonnable ; je suis sûre qu’il y a plus à louer qu’à blâmer dans ce grand secret que vous avez dit à notre bon abbé. Ne pleurez pas ainsi, vous me faites mal.
 
– Pardon, madame ; mais je ne sais pourquoi, depuis deux jours, par instants mon cœur se brise… Malgré moi les larmes me viennent aux yeux… J’ai de noirs pressentiments… Il me semble qu’il va m’arriver quelque malheur.
 
– Marie… Marie… je vous gronderai si vous vous affectez ainsi de terreurs imaginaires. N’est-ce donc pas assez des chagrins réels qui nous accablent ?
 
– Vous avez raison, madame ; j’ai tort, je tâcherai de surmonter cette faiblesse… Si vous saviez, mon Dieu ! combien je me reproche de ne pas être toujours gaie, souriante, heureuse… comme je devrais l’être ! Hélas ! ma tristesse doit vous paraître de l’ingratitude !
 
Mme Georges allait rassurer la Goualeuse, lorsque Claudine entra, après avoir frappé à la porte.
 
– Que voulez-vous, Claudine ?
 
– Madame, c’est Pierre qui arrive d’Arnouville dans le cabriolet de Mme Dubreuil ; il apporte cette lettre pour vous, il dit que c’est très-pressé.
 
Mme Georges lut tout haut ce qui suit :
 
« Ma chère madame Georges, vous me rendriez bien service, et vous pourriez me tirer d’un grand embarras, en venant tout de suite à la ferme : Pierre vous emmènerait et vous reconduirait cette après-dînée. Je ne sais vraiment où donner de la tête. M. Dubreuil est à Pontoise pour la vente de ses laines ; j’ai donc recours à vous et à Marie. Clara embrasse sa bonne petite sœur et l’attend avec impatience. Tâchez de venir à onze heures pour déjeuner.
 
Votre bien sincère amie.
 
Femme DUBREUIL. »
 
– De quoi peut-il être question ? dit Mme Georges à Fleur-de-Marie. Heureusement le ton de la lettre de Mme Dubreuil prouve qu’il ne s’agit pas de quelque chose de grave…
 
– Vous accompagnerai-je, madame ? demanda la Goualeuse.
 
– Cela n’est peut-être pas prudent, car il fait très-froid. Mais, après tout, reprit Mme Georges, cela vous distraira ; en vous enveloppant bien, cette petite course ne vous sera que favorable…
 
– Mais, madame, dit la Goualeuse en réfléchissant, M. le curé m’attend ce soir, à cinq heures, au presbytère.
 
– Vous avez raison ; nous serons de retour avant cinq heures, je vous le promets.
 
– Oh ! merci, madame ; je serai si contente de revoir Mlle Clara…
 
– Encore ! dit Mme Georges d’un ton de doux reproche, Mlle Clara !… Est-ce qu’elle dit Mlle Marie en parlant de vous ?
 
– Non, madame…, répondit la Goualeuse en baissant les yeux. C’est que moi… je…
 
– Vous ! vous êtes une cruelle enfant qui ne songez qu’à vous tourmenter ; vous oubliez déjà les promesses que vous m’avez faites tout à l’heure encore. Habillez-vous vite et bien chaudement. Nous pourrons arriver avant onze heures à Arnouville.
 
Puis, sortant avec Claudine, Mme Georges lui dit :
 
– Que Pierre attende un moment, nous serons prêtes dans quelques minutes.