Les Mystères de Paris

| 8.02 - Comparaison

 

 

 

II

Comparaison


Rigolette, vivement intéressée au triste sort de la sœur de Pique-Vinaigre, ne la quittait pas des yeux et allait tâcher de se rapprocher un peu d’elle, lorsque malheureusement un nouveau visiteur, entrant dans le parloir, demanda un détenu, qu’on alla chercher, et s’assit sur le banc entre Jeanne et la grisette.
 
Celle-ci, à la vue de cet homme, ne put retenir un geste de surprise, presque de crainte…
 
Elle reconnaissait en lui l’un des deux recors qui étaient venus arrêter Morel, mettant ainsi à exécution la contrainte par corps obtenue contre le lapidaire par Jacques Ferrand.
 
Cette circonstance, rappelant à Rigolette l’opiniâtre persécuteur de Germain, redoubla sa tristesse, dont elle avait été un peu distraite par les touchantes et pénibles confidences de la sœur de Pique-Vinaigre.
 
S’éloignant autant qu’elle le put de son nouveau voisin, la grisette s’appuya au mur et retomba dans ses affligeantes pensées.
 
– Tiens, Jeanne, reprit Pique-Vinaigre, dont la figure joviale et railleuse s’était subitement assombrie, je ne suis ni fort ni brave ; mais si je m’étais trouvé là pendant que ton mari te faisait ainsi de la misère, ça ne se serait pas passé gentiment entre lui et moi… Mais aussi tu étais par trop bonne enfant, toi…
 
– Que voulais-tu que je fasse ?… J’ai bien été forcée de souffrir ce que je ne pouvais pas empêcher !… Tant qu’il y a eu chez nous quelque chose à vendre, mon mari l’a vendu pour aller au cabaret avec sa maîtresse, tout, jusqu’à la robe du dimanche de ma petite fille.
 
– Mais l’argent de tes journées, pourquoi le lui donnais-tu ?… Pourquoi ne le cachais-tu pas ?
 
– Je le cachais ; mais il me battait tant… que j’étais bien obligée de le lui donner… C’était moins à cause des coups que je lui cédais… que parce que je me disais : « À la fin il n’a qu’à me blesser assez grièvement pour que je sois hors d’état de travailler de longtemps, qu’il me casse un bras, je suppose : alors qu’est-ce que je deviendrai ?… Qui soignera, qui nourrira mes enfants ?… Si je suis forcée d’aller à l’hospice, il faudra donc qu’ils meurent de faim pendant ce temps-là ?… » Aussi tu conçois, mon frère, j’aimais encore mieux donner mon argent à mon mari, afin de n’être pas battue, blessée… et de rester bonne à travailler.
 
– Pauvre femme, va !… On parle de martyrs ; c’est toi qui l’as été, martyre !
 
– Et pourtant je n’ai jamais fait de mal à personne ; je ne demandais qu’à travailler, qu’à soigner mon mari et mes enfants. Mais que veux-tu, il y a des heureux et des malheureux, comme il y a des bons et des méchants.
 
– Oui, et c’est étonnant comme les bons sont heureux !… Mais enfin en es-tu tout à fait débarrassée, de ton gueux de mari ?
 
– Je l’espère, car il ne m’a quittée qu’après avoir vendu jusqu’à mon bois de lit et au berceau de mes deux petits enfants… Mais quand je pense qu’il voulait bien pis encore…
 
– Quoi donc ?
 
– Quand je dis lui, c’était plutôt cette vilaine femme qui le poussait ; c’est pour ça que je t’en parle. Enfin un jour il m’a dit : « Quand dans un ménage il y a une jolie fille de quinze ans comme la nôtre, on est des bêtes de ne pas profiter de sa beauté. »
 
– Ah bon ! je comprends… Après avoir vendu les nippes, il veut vendre les corps !…
 
– Quand il a dit cela, vois-tu, Fortuné, mon sang n’a fait qu’un tour, et il faut être juste, je l’ai fait rougir de honte par mes reproches ; et comme sa mauvaise femme voulait se mêler de notre querelle en soutenant que mon mari pouvait faire de sa fille ce qu’il voulait, je l’ai traitée si mal, cette malheureuse, que mon mari m’a battue, et c’est depuis cette scène-là que je ne les ai plus revus.
 
– Tiens, vois-tu, Jeanne, il y a des gens condamnés à dix ans de prison qui n’en ont pas tant fait que ton mari… Au moins ils ne dépouillaient que des étrangers… C’est un fier gueux !…
 
– Dans le fond, il n’est pourtant pas méchant, vois-tu. C’est de mauvaises connaissances de cabaret qui l’ont dérangé…
 
– Oui, il ne ferait pas de mal à un enfant ; mais à une grande personne, c’est différent…
 
– Enfin, que veux-tu ! il faut bien prendre la vie comme le bon Dieu nous l’envoie… Au moins, mon mari parti, je n’avais plus à craindre d’être estropiée par un mauvais coup ; j’ai repris courage… Faute d’avoir de quoi racheter un matelas, car avant tout il faut vivre et payer son terme, et à nous deux ma fille aînée, ma pauvre Catherine, à peine nous gagnons quarante sous par jour, mes deux autres enfants étant trop petits pour rien gagner encore… faute d’un matelas, nous couchions sur une paillasse faite avec de la paille que nous ramassions à la porte d’un emballeur de notre rue.
 
– Et j’ai mangé ma masse !… Et j’ai mangé ma masse !…
 
– Que veux-tu… tu ne pouvais pas savoir ma peine, puisque je ne t’en parlais pas. Enfin nous avons redoublé de travail nous deux Catherine… Pauvre enfant, si tu savais comme c’est honnête, et laborieux, et bon ! Toujours les yeux sur les miens pour savoir ce que je désire qu’elle fasse ; jamais une plainte, et pourtant… elle en a déjà vu de cette misère… quoiqu’elle n’ait que quinze ans !… Ah ! ça console de bien des choses, vois-tu, Fortuné, d’avoir une enfant pareille, dit Jeanne en essuyant ses yeux.
 
– C’est tout ton portrait… à ce que je vois. Il faut bien que tu aies cette consolation au moins…
 
– Je t’assure, va, que c’est plus pour elle que je me chagrine que pour moi ; car il n’y a pas à dire, vois-tu, depuis deux mois elle ne s’est pas arrêtée de travailler un moment. Une fois par semaine elle sort pour aller savonner, aux bateaux du Pont-au-Change, à trois sous l’heure, le peu de linge que mon mari nous a laissé : tout le reste du temps, à l’attache comme un pauvre chien… Vrai, le malheur lui est venu trop tôt. Je sais bien qu’il faut toujours qu’il vienne ; mais au moins il y en a qui ont une ou deux années de tranquillité… Ce qui me fait aussi beaucoup de chagrin dans tout ça, vois-tu, Fortuné, c’est de ne pouvoir t’aider en presque rien… Pourtant, je tâcherai…
 
– Ah çà ! est-ce que tu crois que j’accepterais ? Au contraire, je demandais un sou par paire d’oreilles pour leur raconter mes fariboles ; j’en demanderai deux, ou ils se passeront des contes de Pique-Vinaigre, et ça t’aidera un peu dans ton ménage. Mais, j’y pense, pourquoi ne pas te mettre en garni ? Comme ça ton mari ne pourrait rien vendre.
 
– En garni ? Mais penses-y donc : nous sommes quatre, on nous demanderait au moins vingt sous par jour ; qu’est-ce qui nous resterait pour vivre ? Tandis que notre chambre ne nous coûte que cinquante francs par an.
 
– Allons, c’est juste, ma fille, dit Pique-Vinaigre avec une ironie amère, travaille, éreinte-toi pour refaire un peu ton ménage ; dès que tu auras encore gagné quelque chose, ton mari te pillera de nouveau… et un beau jour il vendra ta fille comme il a vendu tes nippes.
 
– Oh ! pour ça, par exemple, il me tuerait plutôt… Ma pauvre Catherine !
 
– Il ne te tuera pas, et il vendra ta pauvre Catherine. Il est ton mari, n’est-ce pas ? Il est le chef de la communauté, comme t’a dit l’avocat, tant que vous ne serez pas séparés par la loi ; et comme tu n’as pas cinq cents francs à donner pour ça, il faut te résigner : ton mari a le droit d’emmener sa fille de chez toi et où il veut… Une fois que lui et sa maîtresse s’acharneront à perdre cette pauvre enfant, est-ce qu’il ne faudra pas qu’elle y passe ?…
 
– Mon Dieu !… Mon Dieu !… Mais si cette infamie était possible… il n’y aurait donc pas de justice ?
 
– La justice ! dit Pique-Vinaigre avec un éclat de rire sardonique, c’est comme la viande… c’est trop cher pour que les pauvres en mangent… Seulement, entendons-nous, s’il s’agit de les envoyer à Melun, de les mettre au carcan ou de les jeter aux galères, c’est une autre affaire, on leur donne cette justice-là gratis… Si on leur coupe le cou, c’est encore gratis… toujours gratis… Prrrrenez vos billets, ajouta Pique-Vinaigre avec son accent de bateleur. Ce n’est pas dix sous, deux sous, un sou, un centime que ça vous coûtera… non, messieurs ; ça vous coûtera la bagatelle de… rien du tout… C’est à la portée de tout le monde ; on ne fournit que sa tête… La coupe et la frisure sont aux frais du gouvernement… Voilà la justice gratis… Mais la justice qui empêcherait une honnête mère de famille d’être battue et dépouillée par un gueux de mari qui veut et peut faire argent de sa fille, cette justice-là coûte cinq cents francs… et il faudra t’en passer, ma pauvre Jeanne.
 
– Tiens, Fortuné, dit la malheureuse mère en fondant en larmes, tu me mets la mort dans l’âme…
 
– C’est qu’aussi je l’ai… la mort dans l’âme, en pensant à ton sort… à celui de ta famille… et en reconnaissant que je n’y peux rien… J’ai l’air de toujours rire… mais ne t’y trompe pas, j’ai deux sortes de gaietés, vois-tu, Jeanne, ma gaieté gaie et ma gaieté triste… Je n’ai ni la force ni le courage d’être méchant, colère ou haineux comme les autres… ça s’en va toujours chez moi en paroles plus ou moins farces. Ma poltronnerie et ma faiblesse de corps m’ont empêché de devenir pire que je suis… Il a fallu l’occasion de cette bicoque isolée, où il n’y avait pas un chat, et surtout pas un chien, pour me pousser à voler. Il a fallu encore que par hasard il ait fait un clair de lune superbe ; car la nuit, et seul, j’ai une peur de tous les diables !
 
– C’est ce qui me fait toujours te dire, mon pauvre Fortuné, que tu es meilleur que tu ne crois… Aussi j’espère que les juges auront pitié de toi…
 
– Pitié de moi ? Un libéré récidiviste ? Compte là-dessus ! Après ça, je ne leur en veux pas ; être ici, là ou ailleurs, ça m’est égal ; et puis tu as raison, je ne suis pas méchant… et ceux qui le sont, je les hais à ma manière, en me moquant d’eux ; faut croire qu’à force de conter des histoires où, pour plaire à mes auditeurs, je fais toujours en sorte que ceux qui tourmentent les autres par pure cruauté reçoivent à la fin des raclées indignes… je me serai habitué à sentir comme je raconte.
 
– Ils aiment des histoires pareilles, ces gens avec qui tu es… mon pauvre frère ? Je n’aurais pas cru cela.
 
– Minute !… Si je leur contais des récits où un gaillard qui vole ou qui tue pour voler est roulé à la fin, ils ne me laisseraient pas finir ; mais s’il s’agit ou d’une femme ou d’un enfant, ou, par exemple, d’un pauvre diable comme moi qu’on jetterait par terre en soufflant dessus, et qu’il soit poursuivi à outrance par une barbe noire qui le persécute seulement pour le plaisir de le persécuter, pour l’honneur, comme on dit, oh ! alors ils trépignent de joie quand à la fin du conte la barbe noire reçoit sa paie. Tiens, j’ai surtout une histoire intitulée : Gringalet et Coupe-en-Deux, qui faisait les délices de la centrale de Melun, et que je n’ai pas encore racontée ici. Je l’ai promise pour ce soir ; mais faudra qu’ils mettent crânement à ma tirelire, et tu en profiteras… Sans compter que je l’écrirai pour tes enfants… Gringalet et Coupe-en-Deux, ça les amusera ; des religieuses liraient cette histoire-là, ainsi sois tranquille.
 
– Enfin, non pauvre Fortuné, ce qui me console un peu, c’est de voir que tu n’es pas aussi malheureux que d’autres, grâce à ton caractère.
 
– Bien sûr que si j’étais comme un détenu qui est de notre chambrée, je serais malfaisant à moi-même. Pauvre garçon !… J’ai bien peur qu’avant la fin de la journée il ne saigne d’un côté ou d’un autre, ça chauffe à rouge pour lui… il y a un mauvais complot monté pour ce soir à son intention…
 
– Ah ! mon Dieu ! on veut lui faire du mal ?… Ne te mêle pas de ça, au moins, Fortuné !…
 
– Pas si bête !… j’attraperais des éclaboussures… C’est en allant et venant que j’ai entendu jaboter l’un et l’autre… on parlait de bâillon pour l’empêcher de crier… et puis, afin d’empêcher qu’on ne voie son exécution… ils veulent faire cercle autour de lui, en ayant l’air d’écouter un d’eux… qui sera censé lire tout haut un journal ou autre chose.
 
– Mais… pourquoi veut-on le maltraiter ainsi ?…
 
– Comme il est toujours seul, qu’il ne parle à personne et qu’il a l’air dégoûté des autres, ils s’imaginent que c’est un mouchard, ce qui est très-bête ; car au contraire il se faufilerait avec tout le monde, s’il voulait moucharder. Mais le fin de la chose est qu’il a l’air d’un monsieur, et que ça les offusque. C’est le capitaine du dortoir, nommé le Squelette ambulant, qui est à la tête du complot. Il est comme un vrai désossé après ce pauvre Germain ; leur bête noire s’appelle ainsi. Ma foi, qu’ils s’arrangent, cela les regarde, je n’y peux rien. Mais tu vois, Jeanne, voilà à quoi ça sert d’être triste en prison, tout de suite on vous suspecte ; aussi je ne l’ai jamais été, moi, suspecté. Ah çà ! ma fille, assez causé, va-t’en voir chez toi si j’y suis, tu prends sur ton temps pour venir ici… moi je n’ai qu’à bavarder… toi, c’est différent… ainsi, bonsoir… Reviens de temps en temps ; tu sais que j’en serai content.
 
– Mon frère, encore quelques moments, je t’en prie.
 
– Non, non, tes enfants t’attendent. Ah çà ! tu ne leur dis pas, j’espère, que leur nononcle est pensionnaire ici ?
 
– Ils te croient aux îles, comme autrefois ma mère. De cette manière, je peux leur parler de toi.
 
– À la bonne heure. Ah çà ! va-t’en vite, vite.
 
– Oui, mais écoute, mon pauvre frère ; je n’ai pas grand-chose, pourtant je ne te laisserai pas ainsi. Tu dois avoir si froid, pas de bas, et ce mauvais gilet ! Nous t’arrangerons quelques hardes avec Catherine. Dame ! Fortuné, tu penses, ce n’est pas l’envie de bien faire pour toi qui nous manque.
 
– De quoi ? De quoi ? Des hardes ? mais j’en ai plein mes malles. Dès qu’elles vont arriver, j’aurai de quoi m’habiller comme un prince. Allons, ris donc un peu ! Non ? Eh bien ! sérieusement, ma fille, ça n’est pas de refus… en attendant que Gringalet et Coupe-en-Deux aient rempli ma tirelire. Alors je te rendrai ça. Adieu, ma bonne Jeanne, la première fois que tu viendras, que je perde mon nom de Pique-Vinaigre si je ne te fais pas rire. Allons, va-t’en, je t’ai déjà trop retenue.
 
– Mais, mon frère, écoute donc !
 
– Mon brave, eh ! mon brave, cria Pique-Vinaigre au gardien qui était assis à l’autre bout du couloir, j’ai fini ma conversation, je voudrais rentrer, assez causé.
 
– Ah ! Fortuné… ce n’est pas bien… de me renvoyer ainsi, dit Jeanne.
 
– C’est au contraire très-bien. Allons, adieu, bon courage, et demain matin dis aux enfants que tu as rêvé de leur oncle qui est aux îles et qu’il t’a priée de les embrasser. Adieu.
 
– Adieu, Fortuné, dit la pauvre femme tout en larmes et en voyant son frère rentrer dans l’intérieur de la prison.
 
Rigolette, depuis que le recors s’était assis à côté d’elle, n’avait pu entendre la conversation de Pique-Vinaigre et de Jeanne ; mais elle n’avait pas quitté celle-ci des yeux, pensant au moyen de savoir l’adresse de cette pauvre femme, afin de pouvoir, selon sa première idée, la recommander à Rodolphe.
 
Lorsque Jeanne se leva du banc pour quitter le parloir, la grisette s’approcha d’elle en lui disant timidement :
 
– Madame, tout à l’heure, sans chercher à vous écouter, j’ai entendu que vous étiez frangeuse passementière ?
 
– Oui, mademoiselle, répondit Jeanne, un peu surprise, mais prévenue en faveur de Rigolette par son air gracieux et sa charmante figure.
 
– Je suis couturière en robes, reprit la grisette maintenant que les franges et les passementeries sont à la mode, j’ai quelquefois des pratiques qui me demandent des garnitures à leur goût ; j’ai pensé qu’il serait peut-être moins cher de m’adresser à vous, qui travaillez en chambre, que de m’adresser à un marchand, et que d’un autre côté je pourrais vous donner plus que ne vous donne votre fabricant.
 
– C’est vrai, mademoiselle, en prenant de la soie à mon compte cela me ferait un petit bénéfice… Vous êtes bien bonne de penser à moi… je n’en reviens pas…
 
– Tenez, madame, je vous parlerai franchement : j’attends la personne que je viens voir ; n’ayant à causer avec personne, tout à l’heure, avant que ce monsieur se soit mis entre nous deux, sans le vouloir, je vous assure, je vous ai entendue parler à votre frère de vos chagrins, de vos enfants ; je me suis dit : « Entre pauvres gens on doit s’aider. » L’idée m’est venue que je pourrais vous être bonne à quelque chose, puisque vous étiez frangeuse. Si, en effet, ce que je vous propose vous convient, voici mon adresse, donnez-moi la vôtre, de façon que lorsque j’aurai une petite commande à vous faire, je saurai où vous trouver.
 
Et Rigolette donna une de ses adresses à la sœur de Pique-Vinaigre.
 
Celle-ci, vivement touchée des procédés de la grisette, dit avec effusion :
 
– Votre figure ne m’avait pas trompée, mademoiselle ; et puis, ne prenez pas cela pour de l’orgueil, mais vous avez un faux air de ma fille aînée, ce qui fait qu’en entrant je vous avais regardée par deux fois. Je vous remercie bien ; si vous m’employez, vous serez contente de mon ouvrage, ce sera fait en conscience… Je me nomme Jeanne Duport… Je demeure rue de la Barillerie, n° 1.
 
– N° 1… ça n’est pas difficile à retenir. Merci, madame.
 
– C’est à moi de vous remercier, ma chère demoiselle, c’est si bon à vous… d’avoir tout de suite pensé à m’être utile ! Encore une fois, je n’en reviens pas.
 
– Mais c’est tout simple, madame Duport, dit Rigolette avec un charmant sourire. Puisque j’ai un faux air de votre fille Catherine, ce que vous appelez ma bonne idée ne doit pas vous étonner.
 
– Êtes-vous gentille… chère demoiselle ! Tenez, grâce à vous, je m’en irai un peu moins triste que je ne croyais ; et puis peut-être que nous nous retrouverons ici quelquefois, car vous venez comme moi voir un prisonnier…
 
– Oui, madame…, répondit Rigolette en soupirant.
 
– Alors à revoir… du moins je l’espère, mademoiselle… Rigolette, dit Jeanne Duport après avoir jeté les yeux sur l’adresse de la grisette.
 
– Au revoir, madame Duport.
 
« Au moins, pensa Rigolette en allant se rasseoir sur son banc, je sais maintenant l’adresse de cette pauvre femme, et, bien sûr, M. Rodolphe s’intéressera à elle quand il saura combien elle est malheureuse, car il m’a toujours dit : « Si vous connaissez quelqu’un de bien à plaindre, adressez-vous à moi… »
 
Et Rigolette, se remettant à sa place, attendit avec impatience la fin de l’entretien de son voisin, afin de pouvoir faire demander Germain.
 
Maintenant, quelques mots sur la scène précédente.
 
Malheureusement, il faut l’avouer, l’indignation du misérable frère de Jeanne Duport avait été légitime… Oui… en disant que la loi était trop chère pour les pauvres, il disait vrai.
 
Plaider devant les tribunaux civils entraîne des frais énormes et inaccessibles aux artisans, qui vivent à grand-peine d’un salaire insuffisant.
 
Qu’une mère ou qu’un père de famille appartenant à cette classe toujours sacrifiée veuillent en effet obtenir une séparation de corps ; qu’ils aient, pour l’obtenir, tous les droits possibles…
 
L’obtiendront-ils ?
 
Non.
 
Car il n’y a pas un ouvrier en état de dépenser de quatre à cinq cents francs pour les onéreuses formalités d’un tel jugement.
 
Pourtant le pauvre n’a d’autre vie que la vie domestique ; la bonne ou mauvaise conduite d’un chef de famille d’artisans n’est pas seulement une question de moralité, c’est une question de PAIN…
 
Le sort d’une femme du peuple, tel que nous venons d’essayer de le peindre, mérite-t-il donc moins d’intérêt, moins de protection, que celui d’une femme riche qui souffre des désordres ou des infidélités de son mari ?
 
Rien de plus digne de pitié, sans doute, que les douleurs de l’âme.
 
Mais lorsqu’à ces douleurs se joint, pour une malheureuse mère, la misère de ses enfants, n’est-il pas monstrueux que la pauvreté de cette femme la mette hors la loi et la livre sans défense, elle et sa famille, aux odieux traitements d’un mari fainéant et corrompu ?
 
Et cette monstruosité existe.
 
Et un repris de justice peut, dans cette circonstance comme dans d’autres, nier avec droit et logique l’impartialité des institutions au nom desquelles il est condamné.
 
Est-il besoin de dire ce qu’il y a de dangereux pour la société à justifier de pareilles attaques ?
 
Quelle sera l’influence, l’autorité morale de ces lois, dont l’application est absolument subordonnée à une question d’argent ?
 
La justice civile, comme la justice criminelle, ne devrait-elle pas être accessible à tous ?
 
Lorsque des gens sont trop pauvres pour pouvoir invoquer le bénéfice d’une loi éminemment préservatrice et tutélaire, la société ne devrait-elle pas, à ses frais, en assurer l’application, par respect pour l’honneur et pour le repos des familles ?
 
Mais laissons cette femme qui restera toute sa vie la victime d’un mari brutal et perverti, parce qu’elle est trop pauvre pour faire prononcer sa séparation de corps par la loi.
 
Parlons du frère de Jeanne Duport.
 
Ce réclusionnaire libéré sort d’un antre de corruption pour rentrer dans le monde ; il a subi sa peine, payé sa dette par l’expiation.
 
Quelles précautions la société a-t-elle prises pour l’empêcher de retomber dans le crime ?
 
Aucune…
 
Lui a-t-on avec une charitable prévoyance, rendu possible le retour au bien, afin de pouvoir sévir, ainsi que l’on sévit d’une manière terrible, s’il se montre incorrigible ?
 
Non…
 
La perversité contagieuse de vos geôles est tellement connue, est si justement redoutée, que celui qui en sort est partout un sujet de mépris, d’aversion et d’épouvante : serait-il vingt fois homme de bien, il ne trouvera presque nulle part de l’occupation.
 
De plus, votre surveillance flétrissante l’exile dans de petites localités où ses antécédents doivent être immédiatement connus, et où il n’aura aucun moyen d’exercer les industries exceptionnelles souvent imposées aux détenus par les fermiers de travail des maisons centrales.
 
Si le libéré a eu le courage de résister aux tentations mauvaises, il se livrera donc à l’un de ces métiers homicides dont nous avons parlé, à la préparation de certains produits chimiques dont l’influence mortelle décime ceux qui exercent ces funestes professions[1], ou bien encore, s’il en a la force, il ira extraire du grès dans la forêt de Fontainebleau, métier auquel on résiste, terme moyen, six ans ! ! !
 
La condition d’un libéré est donc beaucoup plus fâcheuse, plus pénible, plus difficile qu’elle ne l’était avant sa première faute : il marche entouré d’entraves, d’écueils ; il lui faut braver la répulsion, les dédains, souvent même la plus profonde misère…
 
Et s’il succombe à toutes ces chances, effrayantes de criminalité, et s’il commet un second crime, vous vous montrez mille fois plus sévères envers lui que pour sa première faute…
 
Cela est injuste… car c’est presque toujours la nécessité que vous lui faites qui le conduit à un second crime.
 
Oui, car il est démontré qu’au lieu de corriger, votre système pénitentiaire déprave.
 
Au lieu d’améliorer, il empire…
 
Au lieu de guérir de légères affections morales, il les rend incurables.
 
Votre aggravation de peine, impitoyablement appliquée à la récidive, est donc inique, barbare, puisque cette récidive est, pour ainsi dire, une conséquence forcée de vos institutions pénales.
 
Le terrible châtiment qui frappe les récidivistes serait juste et logique, si vos prisons moralisaient, épuraient les détenus, et si à l’expiration de leur peine une bonne conduite leur était, sinon facile, du moins généralement possible…
 
Si l’on s’étonne de ces contradictions de la loi, que sera-ce donc lorsque l’on comparera certains délits à certains crimes, soit à cause de leurs suites inévitables, soit à cause des disproportions exorbitantes qui existent entre les punitions dont ils sont atteints ?
 
L’entretien du prisonnier que venait visiter le recors nous offrira un de ces affligeants contrastes.
 


[1] On vient de trouver, assure-t-on, le moyen de préserver les malheureux ouvriers voués à ces effroyables industries. (Voir le Mémoire descriptif d’un nouveau procédé de fabrication de blanc de céruse, présenté à l’Académie des sciences, par M. J.-N. Gannal.)