Les Mystères de Paris

| 3.17 - La charité

  

 

 

XVII

La charité


Rodolphe blâmait beaucoup M. d’Harville, mais il se promit de l’excuser aux yeux de Clémence, quoique bien convaincu, d’après les tristes révélations de celle-ci, que le marquis s’était à jamais aliéné son cœur.
 
De pensée en pensée, Rodolphe se dit :
 
« Par devoir, je me suis éloigné d’une femme que j’aimais… et qui déjà peut-être ressentait pour moi un secret penchant. Soit désœuvrement de cœur, soit commisération, elle a failli perdre l’honneur, la vie, pour un sot qu’elle croyait malheureux. Si, au lieu de m’éloigner d’elle, je l’avais entourée de soins, d’amour et de respects, ma réserve eût été telle que sa réputation n’aurait pas reçu la plus légère atteinte, les soupçons de son mari n’eussent jamais été éveillés ; tandis qu’à cette heure elle est presque à la merci de la fatuité de M. Charles Robert, et il sera, je le crains, d’autant plus indiscret qu’il a moins de raisons de l’être.
 
« Et puis encore, qui sait maintenant si, malgré les périls qu’elle a courus, le cœur de Mme d’Harville restera toujours inoccupé ? Tout retour vers son mari est désormais impossible… Jeune, belle, entourée, d’un caractère sympathique à tout ce qui souffre… pour elle, que de dangers ! que d’écueils ! Pour M. d’Harville, que d’angoisses, que de chagrins ! À la fois jaloux et amoureux de sa femme, qui ne peut vaincre l’éloignement, la frayeur qu’il lui inspire depuis la première et funeste nuit de son mariage… quel sort est le sien ! »
 
Clémence, le front appuyé sur sa main, les yeux humides, la joue brûlante de confusion, évitait le regard de Rodolphe, tant cette révélation lui avait coûté.
 
– Ah ! maintenant, reprit Rodolphe après un long silence, je comprends la cause de la tristesse de M. d’Harville, tristesse que je ne pouvais pénétrer… je comprends ses regrets…
 
– Ses regrets ! s’écria Clémence, dites donc ses remords, monseigneur… s’il en éprouve… car jamais crime pareil n’a été plus froidement médité…
 
– Un crime… madame ?
 
– Et qu’est-ce donc, monseigneur, que d’enchaîner à soi, par des liens indissolubles, une jeune fille qui se fie à votre honneur, lorsqu’on se sait fatalement frappé d’une maladie qui inspire l’épouvante et l’horreur ? Qu’est-ce donc que de vouer sûrement un malheureux enfant aux mêmes misères ?… Qui forçait M. d’Harville à faire deux victimes ? Une passion aveugle et insensée ?… Non, il trouvait à son gré ma naissance, ma fortune et ma personne… il a voulu faire un mariage convenable, parce que la vie de garçon l’ennuyait sans doute.
 
– Madame… de la pitié au moins…
 
– De la pitié !… Savez-vous qui la mérite, ma pitié ? c’est ma fille… Pauvre victime de cette odieuse union, que de nuits, que de jours j’ai passés près d’elle ! que de larmes amères m’ont arrachées ses douleurs !…
 
– Mais son père… souffrait des mêmes douleurs imméritées !
 
– Mais c’est son père qui l’a condamnée à une enfance maladive, à une jeunesse flétrie, et, si elle vit, à une vie d’isolement et de chagrins : car elle ne se mariera pas. Oh ! non, je l’aime trop pour l’exposer un jour à pleurer sur son enfant fatalement frappé, comme je pleure sur elle… J’ai trop souffert de cette trahison pour me rendre coupable ou complice d’une trahison pareille !
 
– Oh ! vous aviez raison… la vengeance de votre belle-mère est horrible… Patience… Peut-être, à votre tour, serez-vous vengée…, dit Rodolphe après un moment de réflexion.
 
– Que voulez-vous dire, monseigneur ? lui demanda Clémence étonnée de l’inflexion de sa voix.
 
– J’ai presque toujours eu… le bonheur de voir punir, oh ! cruellement punir les méchants que je connaissais, ajouta-t-il avec un accent qui fit tressaillir Clémence. Mais, le lendemain de cette malheureuse nuit, que vous dit votre mari ?
 
– Il m’avoua, avec une étrange naïveté, que les familles auxquelles il devait s’allier avaient découvert le secret de sa maladie et rompu les unions projetées… Ainsi, après avoir été repoussé deux fois… il a encore… oh ! cela est infâme !… Et voilà pourtant ce qu’on appelle dans le monde un gentilhomme de cœur et d’honneur !
 
– Vous toujours si bonne, vous êtes cruelle !…
 
– Je suis cruelle, parce que j’ai été indignement trompée. M. d’Harville me savait bonne ; que ne s’adressait-il loyalement à ma bonté, en me disant toute la vérité !
 
– Vous l’eussiez refusé…
 
– Ce mot le condamne, monseigneur ; sa conduite était une trahison indigne s’il avait cette crainte.
 
– Mais il vous aimait !
 
– S’il m’aimait, devait-il me sacrifier à son égoïsme ?… Mon Dieu ! j’étais si tourmentée, j’avais tant de hâte de quitter la maison de mon père, que, s’il eût été franc, peut-être m’aurait-il touchée, émue par le tableau de l’espèce de réprobation dont il était frappé, de l’isolement auquel le vouait un sort affreux et fatal… Oui, le voyant à la fois si loyal, si malheureux, peut-être n’aurais-je pas eu le courage de le refuser ; et, si j’avais pris ainsi l’engagement sacré de subir les conséquences de mon dévouement, j’aurais vaillamment tenu ma promesse. Mais vouloir forcer mon intérêt et ma pitié en me mettant d’abord dans sa dépendance ; mais exiger cet intérêt, cette pitié, au nom de mes devoirs de femme, lui qui a trahi ses devoirs d’honnête homme, c’est à la fois une folie et une lâcheté !… Maintenant, monseigneur, jugez de ma vie ! jugez de mes cruelles déceptions ! J’avais foi dans la loyauté de M. d’Harville, et il m’a indignement trompée… Sa mélancolie douce et timide m’avait intéressée ; et cette mélancolie, qu’il disait causée par de pieux souvenirs, n’était que la conscience de son incurable infirmité…
 
– Mais enfin, vous fût-il étranger, ennemi, la vue de ses souffrances doit vous apitoyer : votre cœur est noble et généreux !
 
– Mais, puis-je les calmer, ces souffrances ? Si encore ma voix était entendue, si un regard reconnaissant répondait à mon regard attendri !… Mais non… Oh ! vous ne savez pas, monseigneur, ce qu’il y a d’affreux dans ces crises où l’homme se débat dans une furie sauvage, ne voit rien, n’entend rien, ne sent rien, et ne sort de cette frénésie que pour tomber dans une sorte d’accablement farouche. Quand ma fille succombe à une de ces attaques, je ne puis que me désoler ; mon cœur se déchire, je baise en pleurant ces pauvres petits bras roidis par les convulsions qui la tuent… Mais c’est ma fille… c’est ma fille !… et quand je la vois souffrir ainsi, je maudis mille fois plus encore son père. Si les douleurs de mon enfant se calment, mon irritation contre mon mari se calme aussi ; alors… oui, alors je le plains, parce que je suis bonne ; à mon aversion succède un sentiment de pitié douloureuse… Mais enfin, me suis-je mariée à dix-sept ans pour n’éprouver jamais que ces alternatives de haine et de commisération pénible, pour pleurer sur un malheureux enfant que je ne conserverai peut-être pas ? Et à propos de ma fille, monseigneur, permettez-moi d’aller au-devant d’un reproche que je mérite sans doute, et que peut-être vous n’osez pas me faire. Elle est si intéressante qu’elle aurait dû suffire à occuper mon cœur, car je l’aime passionnément ; mais cette affection navrante est mêlée de tant d’amertumes présentes, de tant de craintes pour l’avenir, que ma tendresse pour ma fille se résout toujours par des larmes. Auprès d’elle, mon cœur est continuellement brisé, torturé, désespéré ; car je suis impuissante à conjurer ses maux, que l’on dit incurables. Eh bien ! pour sortir de cette atmosphère accablante et sinistre, j’avais rêvé un attachement dans la douceur duquel je me serais réfugiée, reposée… Hélas ! je me suis abusée, indignement abusée, je l’avoue, et je retombe dans l’existence douloureuse que mon mari m’a faite. Dites, monseigneur, était-ce cette vie que j’avais le droit d’attendre ? Suis-je donc seule coupable des torts que M. d’Harville voulait ce matin me faire payer de ma vie ? Ces torts sont grands, je le sais, d’autant plus grands que j’ai à rougir de mon choix. Heureusement pour moi, monseigneur, ce que vous avez surpris de l’entretien de la comtesse Sarah et de son frère au sujet de M. Charles Robert m’épargnera la honte de ce nouvel aveu… Mais j’espère au moins que maintenant je vous semble mériter autant de pitié que de blâme, et que vous voudrez bien me conseiller dans la cruelle position où je me trouve.
 
– Je ne puis vous exprimer, madame, combien votre récit m’a ému ; depuis la mort de votre mère jusqu’à la naissance de votre fille, que de chagrins dévorés, que de tristesses cachées !… Vous si brillante, si admirée, si enviée !…
 
– Oh ! croyez-moi, monseigneur, lorsqu’on souffre de certains malheurs, il est affreux de s’entendre dire : « Est-elle heureuse !… »
 
– N’est-ce pas, rien n’est plus puéril ? Eh bien vous n’êtes pas seule à souffrir de ce cruel contraste entre ce qui est et ce qui paraît.
 
– Comment, monseigneur ?
 
– Aux yeux de tous, votre mari doit sembler encore plus heureux que vous, puisqu’il vous possède… Et pourtant, n’est-il pas aussi bien à plaindre ? Est-il au monde une vie plus atroce que la sienne ? Ses torts envers vous sont grands… Mais il en est affreusement puni ! Il vous aime comme vous méritez d’être aimée… et il sait que vous ne pouvez avoir pour lui qu’un insurmontable éloignement… Dans sa fille souffrante, maladive, il voit un reproche incessant. Ce n’est pas tout, la jalousie vient encore le torturer…
 
– Et que puis-je à cela, monseigneur ? ne pas lui donner le droit d’être jaloux ? soit. Mais parce que mon cœur n’appartiendra à personne, lui appartiendra-t-il davantage ? Il sait que non. Depuis l’affreuse scène que je vous ai racontée, nous vivons séparés ; mais, aux yeux du monde, j’ai pour lui les égards que les convenances commandent… et je n’ai dit à personne, si ce n’est à vous, monseigneur, un mot de ce fatal secret.
 
– Et je vous assure, madame, que si le service que je vous ai rendu méritait une récompense, je me croirais mille fois payé par votre confiance. Mais, puisque vous voulez bien me demander mes conseils et que vous me permettez de vous parler franchement…
 
– Oh ! je vous en supplie, monseigneur…
 
– Laissez-moi vous dire que, faute de bien employer une de vos plus précieuses qualités, vous perdez de grandes jouissances qui non-seulement satisferaient aux grands besoins de votre cœur, mais vous distrairaient de vos chagrins domestiques, et répondraient encore à ce besoin d’émotions vives, poignantes, et j’oserais presque ajouter (pardonnez-moi ma mauvaise opinion des femmes) à ce goût naturel pour le mystère et pour l’intrigue qui a tant d’empire sur elles.
 
– Que voulez-vous dire, monseigneur ?
 
– Je veux dire que si vous vouliez vous amuser à faire le bien, rien ne vous plairait, rien ne vous intéresserait davantage.
 
Mme d’Harville regarda Rodolphe avec étonnement.
 
– Et vous comprenez, reprit-il, que je ne vous parle pas d’envoyer avec insouciance, presque avec dédain, une riche aumône à des malheureux que vous ne connaissez pas, et qui souvent ne méritent pas vos bienfaits. Mais si vous vous amusiez comme moi à jouer de temps à autre à la Providence, vous avoueriez que certaines bonnes œuvres ont quelquefois tout le piquant d’un roman.
 
– Je n’avais pas songé, monseigneur, à cette manière d’envisager la charité sous le point de vue amusant, dit Clémence en souriant à son tour.
 
– C’est une découverte que j’ai due à mon horreur de tout ce qui est ennuyeux ; horreur qui m’a été surtout inspirée par mes conférences politiques avec mes ministres. Mais pour en revenir à notre bienfaisance amusante, je n’ai pas, hélas ! la vertu de ces gens désintéressés qui confient à d’autres le soin de placer leurs aumônes. S’il s’agissait simplement d’envoyer un de mes chambellans porter quelques centaines de louis à chaque arrondissement de Paris, j’avoue à ma honte que je ne prendrais pas grand goût à la chose ; tandis que faire le bien comme je l’entends, c’est ce qu’il y a au monde de plus amusant. Je tiens à ce mot, parce que pour moi il dit… tout ce qui plaît, tout ce qui charme, tout ce qui attache… Et vraiment, madame, si vous vouliez devenir ma complice dans quelques ténébreuses intrigues de ce genre, vous verriez, je vous le répète, qu’à part même la noblesse de l’action, rien n’est souvent plus curieux, plus attachant, plus attrayant… quelquefois même plus divertissant que ces aventures charitables… Et puis, que de mystères pour cacher son bienfait !… que de précautions à prendre pour n’être pas connu !… que d’émotions diverses et puissantes, à la vue de pauvres et bonnes gens qui pleurent de joie en vous voyant !… Mon Dieu ! cela vaut autant quelquefois que la figure maussade d’un amant jaloux, infidèle, car ils ne sont guère que cela tour à tour… Tenez ! les émotions dont je vous parle sont à peu près celles que vous avez ressenties ce matin en allant rue du Temple… Vêtue bien simplement pour n’être pas remarquée, vous sortiriez aussi de chez vous le cœur palpitant, vous monteriez aussi tout inquiète dans un modeste fiacre dont vous baisseriez les stores pour ne pas être vue, et puis, jetant aussi les yeux de côté et d’autre de peur d’être surprise, vous entreriez furtivement dans quelque maison de misérable apparence… tout comme ce matin, vous dis-je… La seule différence, c’est que vous vous disiez : « Si l’on me découvre, je suis perdue » ; et que vous vous diriez : « Si l’on me découvre, je serai bénie ! » Mais comme vous avez la modestie de vos adorables qualités, vous emploierez les ruses les plus perfides, les plus diaboliques pour n’être pas bénie.
 
– Ah ! monseigneur, s’écria Mme d’Harville avec attendrissement, vous m’avez sauvée ! Je ne puis vous exprimer les nouvelles idées, les consolantes espérances que vos paroles éveillent en moi. Vous dites bien vrai, occuper son cœur et son esprit à se faire adorer de ceux qui souffrent, c’est presque aimer… Que dis-je… c’est mieux qu’aimer… Quand je compare l’existence que j’entrevois à celle qu’une honteuse erreur m’aurait faite, les reproches que je m’adresse sont plus amers encore…
 
– J’en serais désolé, reprit Rodolphe en souriant, car tout mon désir serait de vous aider à oublier le passé et de vous prouver seulement que le choix des distractions de cœur est nombreux… Les moyens du bien et du mal sont souvent à peu près les mêmes… la fin seule diffère… En un mot, si le bien est aussi attrayant, aussi amusant que le mal, pourquoi préférer celui-ci ? Tenez, je vais faire une comparaison bien vulgaire. Pourquoi beaucoup de femmes prennent-elles pour amants des hommes qui ne valent pas leurs maris ? Parce que le plus grand charme de l’amour est l’attrait affriandant du fruit défendu… Avouez que, si on retranchait de cet amour les craintes, les angoisses, les difficultés, les dangers, il ne resterait rien, ou peu de chose, c’est-à-dire l’amant dans sa simplicité première ; en un mot, ce serait toujours plus ou moins l’aventure de cet homme à qui l’on disait : « Pourquoi n’épousez-vous pas cette veuve, votre maîtresse ? – Hélas ! j’y ai bien pensé, répondait-il, mais c’est qu’alors je ne saurais plus où aller passer mes soirées. »
 
– C’est un peu trop vrai, monseigneur, dit Mme d’Harville en souriant.
 
– Eh bien ! si je trouve le moyen de vous faire ressentir ces craintes, ces angoisses, ces inquiétudes qui vous affriandent, si j’utilise votre goût naturel pour le mystère et pour les aventures, votre penchant à la dissimulation et à la ruse (toujours mon exécrable opinion des femmes, vous voyez, qui perce malgré moi !), ajouta gaiement Rodolphe, ne changerai-je pas en qualités généreuses des instincts impérieux, inexorables, excellents si on les emploie bien, funestes si on les emploie mal ?… Voyons, dites, voulez-vous que nous ourdissions à nous deux toutes sortes de machinations bienfaisantes, de roueries charitables dont seront victimes, comme toujours, de très-bonnes gens ? Nous aurions nos rendez-vous, notre correspondance, nos secrets… et surtout nous nous cacherions bien du marquis ; car votre visite de ce matin chez les Morel l’aura mis en éveil. Enfin, si vous le vouliez, nous serions… en intrigue réglée.
 
– J’accepte avec joie, avec reconnaissance cette association ténébreuse, monseigneur, dit gaiement Clémence. Et, pour commencer notre roman, je retournerai dès demain chez ces infortunés, auxquels ce matin je n’ai pu malheureusement apporter que quelques paroles de consolation ; car, profitant de mon trouble et de mon effroi, un petit garçon boiteux m’a volé la bourse que vous m’aviez remise. Ah ! monseigneur, ajouta Clémence, et sa physionomie perdit l’expression de douce gaieté qui l’avait un moment animée, si vous saviez quelle misère !… quel horrible tableau ! Non, non… je ne croyais pas qu’il pût exister de telles infortunes !… Et je me plains !… et j’accuse ma destinée !
 
Rodolphe, ne voulant pas laisser voir à Mme d’Harville combien il était touché de ce retour sur elle-même, qui prouvait la beauté de son âme, reprit gaiement :
 
– Si vous le permettez, j’excepterai les Morel de notre communauté ; vous me laisserez me charger de ces pauvres gens, et vous me promettrez surtout de ne pas retourner dans cette triste maison… car j’y demeure…
 
– Vous, monseigneur ?… Quelle plaisanterie !…
 
– Rien de plus sérieux… un logement modeste, il est vrai… deux cents francs par an : de plus, six francs pour mon ménage libéralement accordés chaque mois à la portière, Mme Pipelet, cette horrible vieille que vous savez. Ajoutez à cela que j’ai pour voisine la plus jolie grisette du quartier du Temple, Mlle Rigolette ; et vous conviendrez que, pour un commis marchand qui gagne dix-huit cents francs (je passe pour un commis), c’est assez sortable.
 
– Votre présence… si inespérée dans cette fatale maison, me prouve que vous parlez sérieusement, monseigneur… quelque généreuse action vous attire là sans doute. Mais pour quelle bonne œuvre me réservez-vous donc ? quel sera le rôle que vous me destinez ?
 
– Celui d’un ange de consolation, et, passez-moi ce vilain mot, d’un démon de finesse et de ruse… car il y a certaines blessures délicates et douloureuses que la main d’une femme peut seule soigner et guérir ; il est aussi des infortunes si fières, si ombrageuses, si cachées, qu’il faut une rare pénétration pour les découvrir et un charme irrésistible pour attirer leur confiance.
 
– Et quand pourrai-je déployer cette pénétration, cette habileté que vous me supposez ? demanda impatiemment Mme d’Harville.
 
– Bientôt, je l’espère, vous aurez à faire une conquête digne de vous ; mais il faudra employer vos ressources les plus machiavéliques.
 
– Et quel jour, monseigneur, me confierez-vous ce grand secret ?
 
– Voyez… nous voilà déjà au rendez-vous… Pouvez-vous me faire la grâce de me recevoir dans quatre jours ?
 
– Si tard !… dit naïvement Clémence.
 
– Et le mystère ? Et les convenances ? Jugez donc ! si l’on nous croyait complices, on se défierait de nous ; mais j’aurai peut-être à vous écrire. Quelle est cette femme âgée qui m’a apporté ce soir votre lettre ?
 
– Une ancienne femme de chambre de ma mère : la sûreté, la discrétion même.
 
– C’est donc à elle que j’adresserai mes lettres, elle vous les remettra. Si vous avez la bonté de me répondre, écrivez : « À M. Rodolphe, rue Plumet ». Votre femme de chambre mettra vos lettres à la poste.
 
– Je les mettrai moi-même, monseigneur, en faisant comme d’habitude ma promenade à pied…
 
– Vous sortez souvent seule et à pied ?
 
– Quand il fait beau, presque chaque jour.
 
– À merveille ! C’est une habitude que toutes les femmes devraient prendre dès les premiers mois de leur mariage… Dans de bonnes… ou de mauvaises prévisions l’usage existe… C’est un précédent, comme disent les procureurs ; et plus tard ces promenades habituelles ne donnent jamais lieu à des interprétations dangereuses… Si j’avais été femme (et, entre nous, j’aurais été, je le crains, à la fois très-charitable et très-légère), le lendemain de mon mariage, j’aurais pris le plus innocemment du monde les allures les plus mystérieuses… Je me serais ingénument enveloppée des apparences les plus compromettantes… toujours pour établir ce précédent que j’ai dit, afin de pouvoir un jour rendre visite à mes pauvres… ou à mon amant.
 
– Mais voilà qui est une affreuse perfidie, monseigneur ! dit en souriant Mme d’Harville.
 
– Heureusement pour vous, madame, vous n’avez jamais été à même de comprendre la sagesse et l’humilité de ces prévoyances-là…
 
Mme d’Harville ne sourit plus ; elle baissa les yeux, rougit et dit tristement :
 
– Vous n’êtes pas généreux, monseigneur !…
 
D’abord Rodolphe regarda la marquise avec étonnement, puis reprit :
 
– Je vous comprends, madame… Mais, une fois pour toutes, posons bien nettement votre position à l’égard de M. Charles Robert. Un jour, une femme de vos amies vous montre un de ces mendiants piteux qui roulent des yeux languissants et jouent de la clarinette d’un ton désespéré pour apitoyer les passants. « C’est un bon pauvre, vous dit votre amie, il a au moins sept enfants et une femme aveugle, sourde, muette, etc., etc. – Ah ! le malheureux ! » dites-vous en lui faisant charitablement l’aumône ; et chaque fois que vous rencontrez le mendiant, du plus loin qu’il vous aperçoit ses yeux implorent, sa clarinette rend des sons lamentables, et votre aumône tombe dans son bissac. Un jour, de plus en plus apitoyée sur ce bon pauvre par votre amie, qui méchamment abusait de votre cœur, vous vous résignez à aller charitablement visiter votre infortuné au milieu de ses misères… Vous arrivez : hélas ! plus de clarinette mélancolique, plus de regard piteux et implorant, mais un drôle alerte, jovial et dispos, qui entonne une chanson de cabaret… Aussitôt le mépris succède à la pitié… car vous avez pris un mauvais pauvre pour un bon pauvre, rien de plus, rien de moins. Est-ce vrai ?…
 
Mme d’Harville ne put s’empêcher de sourire de ce singulier apologue et répondit à Rodolphe :
 
– Si acceptable que soit cette justification, monseigneur, elle me semble trop facile.
 
– Ce n’est pourtant, après tout, qu’une noble et généreuse imprudence que vous avez commise… Il vous reste trop de moyens de la réparer pour la regretter… Mais ne verrai-je pas ce soir M. d’Harville ?
 
– Non, monseigneur… la scène de ce matin l’a si fort affecté qu’il est… souffrant, dit la marquise à voix basse.
 
– Ah ! je comprends…, répondit tristement Rodolphe. Allons, du courage ! Il manquait un but à votre envie, une distraction à vos chagrins, comme vous disiez… Laissez-moi croire que vous trouverez cette distraction dans l’avenir dont je vous ai parlé… Alors votre âme sera si remplie de douces consolations que votre ressentiment contre votre mari n’y trouvera peut-être plus de place. Vous éprouverez pour lui quelque chose de l’intérêt que vous portez à votre pauvre enfant… Et quant à ce petit ange, maintenant que je sais la cause de son état maladif, j’oserai presque vous dire d’espérer un peu…
 
– Il serait possible… monseigneur ? Et comment ? s’écria Clémence en joignant les mains avec reconnaissance.
 
– J’ai pour médecin ordinaire un homme très-inconnu et fort savant : il est resté longtemps en Amérique ; je me souviens qu’il m’a parlé de deux ou trois cures presque merveilleuses faites par lui sur des esclaves atteints de cette effrayante maladie.
 
– Ah ! monseigneur, il serait possible…
 
– Gardez-vous bien de trop espérer : la déception serait trop cruelle… Seulement ne désespérons pas tout à fait.
 
Clémence d’Harville jetait sur les nobles traits de Rodolphe un regard de reconnaissance ineffable. C’était presque un roi… qui la consolait avec tant d’intelligence, de grâce et de bonté.
 
Elle se demanda comment elle avait pu s’intéresser à M. Charles Robert.
 
Cette idée lui fut horrible.
 
– Que ne vous dois-je pas, monseigneur ! dit-elle d’une voix émue. Vous me rassurez, vous me faites malgré moi espérer pour ma fille, entrevoir un nouvel avenir qui serait à la fois une consolation, un plaisir et un mérite… N’avais-je pas raison de vous écrire que, si vous vouliez bien venir ici ce soir, vous finiriez la journée comme vous l’avez commencée… par une bonne action ?…
 
– Et ajoutez au moins, madame, une de ces bonnes actions comme je les aime dans mon égoïsme, pleines d’attrait, de plaisir et de charme, dit Rodolphe en se levant, car onze heures et demie venaient de sonner à la pendule du salon.
 
– Adieu, monseigneur, n’oubliez pas de me donner bientôt des nouvelles de ces pauvres gens de la rue du Temple.
 
– Je les verrai demain matin… car j’ignorais malheureusement que ce petit boiteux vous eût volé cette bourse, et ces malheureux sont peut-être dans une extrémité terrible. Dans quatre jours, daignez ne pas l’oublier, je viendrai vous mettre au courant du rôle que vous voulez bien accepter. Seulement je dois vous prévenir qu’un déguisement vous sera peut-être indispensable.
 
– Un déguisement ! Oh ! quel bonheur ! Et lequel, monseigneur ?
 
– Je ne puis vous le dire encore… Je vous laisserai le choix.
 
 
En revenant chez lui, le prince s’applaudissait assez de l’effet général de son entretien avec Mme d’Harville. Ces propositions étant données :
 
Occuper généreusement l’esprit et le cœur de cette jeune femme, qu’un éloignement insurmontable séparait de son mari ; éveiller en elle assez de curiosité romanesque, assez d’intérêt mystérieux en dehors de l’amour, pour satisfaire aux besoins de son imagination, de son âme, et la sauvegarder ainsi d’un nouvel amour.
 
Ou bien encore :
 
Inspirer à Clémence d’Harville une passion si profonde, si incurable, et à la fois si pure et si noble, que cette jeune femme, désormais incapable d’éprouver un amour moins élevé, ne compromît plus jamais le repos de M. d’Harville, que Rodolphe aimait comme un frère.