Les Mystères de Paris

| 3.04 - La veillée

 

 

 

IV

La veillée


Est-il quelque chose de plus réjouissant à voir que la cuisine d’une grande métairie à l’heure du repas du soir, dans l’hiver surtout ? Est-il quelque chose qui rappelle davantage le calme et le bien-être de la vie rustique !
 
On aurait pu trouver une preuve de ce que nous avançons dans l’aspect de la cuisine de la ferme de Bouqueval.
 
Son immense cheminée, haute de six pieds, large de huit, ressemblait à une grande baie de pierre ouverte sur une fournaise : dans l’âtre noir flamboyait un véritable bûcher de hêtre et de chêne. Ce brasier énorme envoyait autant de clarté que de chaleur dans toutes les parties de la cuisine et rendait inutile la lumière d’une lampe suspendue à la maîtresse poutre qui traversait le plafond.
 
De grandes marmites et des casseroles de cuivre rouge rangées sur des tablettes étincelaient de propreté ; une antique fontaine du même métal brillait comme un miroir ardent non loin d’une huche de noyer, soigneusement cirée, d’où s’exhalait une appétissante odeur de pain tout chaud. Une table longue, massive, recouverte d’une nappe de grosse toile d’une extrême propreté, occupait le milieu de la salle ; la place de chaque convive était marquée par une de ces assiettes de faïence, brunes au dehors, blanches au dedans, et par un couvert de fer luisant comme de l’argent.
 
Au milieu de la table, une grande soupière remplie de potage aux légumes fumait comme un cratère et couvrait de sa vapeur savoureuse un plat formidable de choucroute au jambon et un autre plat non moins formidable de ragoût de mouton aux pommes de terre ; enfin un quartier de veau rôti, flanqué de deux salades d’hiver accostées de deux corbeilles de pommes et de deux fromages, complétait l’abondante symétrie de ce repas. Trois ou quatre cruches de cidre pétillant, autant de miches de pain bis, grandes comme des meules de moulin, étaient à la discrétion des laboureurs.
 
Un vieux chien de berger, griffon noir, presque édenté, doyen émérite de la gent canine de la métairie, devait à son grand âge et à ses anciens services la permission de rester au coin du feu. Usant modestement et discrètement de ce privilège, le museau allongé sur ses deux pattes de devant, il suivait d’un œil attentif les différentes évolutions culinaires qui précédaient le souper.
 
Ce chien vénérable répondait au nom quelque peu bucolique de Lysandre.
 
Peut-être l’ordinaire des gens de cette ferme, quoique fort simple, semblera-t-il un peu somptueux ; mais Mme Georges (en cela fidèle aux vues de Rodolphe) améliorait autant que possible le sort de ses serviteurs, exclusivement choisis parmi les gens les plus honnêtes et les plus laborieux du pays. On les payait largement, on rendait leur sort très-heureux, très-enviable ; aussi, entrer comme métayer à la ferme de Bouqueval était le but de tous les bons laboureurs de la contrée : innocente ambition qui entretenait parmi eux une émulation d’autant plus louable qu’elle tournait au profit des maîtres qu’ils servaient, car on ne pouvait se présenter pour obtenir une des places vacantes à la métairie qu’avec l’appui des plus excellents antécédents.
 
Rodolphe créait ainsi sur une très-petite échelle une sorte de ferme modèle, non-seulement destinée à l’amélioration des bestiaux et des procédés aratoires, mais surtout à l’amélioration des hommes, et il atteignait ce but en intéressant les hommes à être probes, actifs, intelligents.
 
Après avoir terminé les apprêts du souper, et posé sur la table un broc de vin vieux destiné à accompagner le dessert, la cuisinière de la ferme alla sonner la cloche.
 
À ce joyeux appel, laboureurs, valets de ferme, laitières, filles de basse-cour, au nombre de douze ou quinze, entrèrent gaiement dans la cuisine. Les hommes avaient l’air mâle et ouvert ; les femmes étaient avenantes et robustes, les jeunes filles alertes et gaies ; toutes ces physionomies placides respiraient la bonne humeur, la quiétude et le contentement de soi ; ils s’apprêtaient avec une sensibilité naïve à faire honneur à ce repas bien gagné par les rudes labeurs de la journée.
 
Le haut de la table fut occupé par un vieux laboureur à cheveux blancs, au visage loyal, au regard franc et hardi, à la bouche un peu moqueuse ; véritable type du paysan de bon sens, de ces esprits fermes et droits, nets et lucides, rustiques et malins, qui sentent leur vieux Gaulois d’une lieue.
 
Le père Châtelain (ainsi se nommait ce Nestor), n’ayant pas quitté la ferme depuis son enfance, était alors employé comme maître laboureur. Lorsque Rodolphe acheta la métairie, le vieux serviteur lui fut justement recommandé ; il le garda et l’investit, sous les ordres de Mme Georges, d’une sorte de surintendance des travaux de culture. Le père Châtelain exerçait sur ce personnel de la ferme une haute influence due à son âge, à son savoir, à son expérience.
 
Tous les paysans se placèrent.
 
Après avoir dit le Benedicite à haute voix, le père Châtelain, suivant un vieil et saint usage, traça une croix sur un des pains avec la pointe de son couteau et en coupa un morceau représentant la part de la Vierge ou la part du pauvre : il versa ensuite un verre de vin sous la même invocation, et plaça le tout sur une assiette qui fut pieusement placée au milieu de la table.
 
À ce moment les chiens de garde aboyèrent avec force ; le vieux Lysandre leur répondit par un grognement sourd, retroussa sa lèvre et laissa voir deux ou trois crocs encore respectables.
 
– Il y a quelqu’un le long des murs de la cour, dit le père Châtelain.
 
À peine avait-il dit ces paroles que la cloche de la grande porte tinta.
 
– Qui peut venir si tard ? dit le vieux laboureur, tout le monde est rentré… Va toujours voir, Jean-René.
 
Jean-René, jeune garçon de ferme, remit avec regret dans son assiette une énorme cuillerée de soupe brûlante sur laquelle il soufflait d’une force à désespérer Éole, et sortit de la cuisine.
 
– Voilà depuis bien longtemps la première fois que Mme Georges et Mlle Marie ne viennent pas s’asseoir au coin du feu pour assister à notre souper, dit le père Châtelain ; j’ai une rude faim, mais je mangerai de moins bon appétit.
 
– Mme Georges est montée dans la chambre de Mlle Marie, car, en revenant de reconduire M. le curé, mademoiselle s’est trouvée un peu souffrante et s’est couchée, répondit Claudine, la robuste fille qui avait ramené la Goualeuse du presbytère, et ainsi renversé sans le savoir les sinistres desseins de la Chouette.
 
– Notre bonne Mlle Marie est seulement indisposée… mais elle n’est pas malade, n’est-ce pas ? demanda le vieux laboureur avec inquiétude.
 
– Non, non, Dieu merci ! père Châtelain ; Mme Georges a dit que ça ne serait rien, reprit Claudine ; sans cela elle aurait envoyé chercher à Paris M. David, ce médecin nègre… qui a déjà soigné Mlle Marie lorsqu’elle a été malade. C’est égal, c’est tout de même bien étonnant, un médecin noir ! Si c’était pour moi, je n’aurais pas du tout de confiance. Un médecin blanc, à la bonne heure… c’est chrétien.
 
– Est-ce que M. David n’a pas guéri Mlle Marie qui était languissante dans les premiers temps ?
 
– Si, père Châtelain.
 
– Eh bien ?
 
– C’est égal, un médecin noir, ça a comme quelque chose d’effrayant.
 
– Est-ce qu’il n’a pas remis sur pied la vieille Anique, qui, à la suite d’une plaie aux jambes, ne pouvait tant seulement bouger de son lit depuis trois ans ?
 
– Si, si, père Châtelain.
 
– Eh bien ! ma fille ?
 
– Oui, père Châtelain ; mais un médecin noir… pensez donc… tout noir, tout noir…
 
– Écoute, ma fille : de quelle couleur est ta génisse Musette ?
 
– Blanche, père Châtelain, blanche comme un cygne et fameuse laitière ; on peut dire cela sans l’exposer à rougir.
 
– Et ta génisse Rosette ?
 
– Noire comme un corbeau, père Châtelain ; fameuse laitière aussi, faut être juste pour tout le monde.
 
– Et le lait de cette génisse noire, de quelle couleur est-il ?
 
– Mais… blanc, père Châtelain… C’est tout simple, blanc comme neige.
 
– Aussi blanc et aussi bon que celui de Musette ?
 
– Mais, oui, père Châtelain.
 
– Quoique Rosette soit noire ?
 
– Quoique Rosette soit noire… Qu’est-ce que ça fait au lait que la vache soit noire, rousse ou blanche ?
 
– Ça ne fait rien ?
 
– Rien de rien, père Châtelain.
 
– Eh bien ! alors, ma fille, pourquoi ne veux-tu pas qu’un médecin noir soit aussi bon qu’un médecin blanc ?
 
– Dame… père Châtelain, c’était par rapport à la peau, dit la jeune fille après un moment de cogitation profonde. Mais au fait, puisque Rosette la noire a d’aussi bon lait que Musette la blanche, la peau n’y fait rien.
 
Ces réflexions physiognomoniques de Claudine sur la différence des races blanche et noire furent interrompues par le retour de Jean-René, qui soufflait dans ses doigts avec autant de vigueur qu’il avait soufflé sur sa soupe.
 
– Oh ! quel froid ! quel froid il fait cette nuit… il gèle à pierre fendre, dit-il en entrant ; vaut mieux être dedans que dehors par un temps pareil. Quel froid !
 
– Gelée commencée par un vent d’est sera rude et longue ; tu dois savoir ça, garçon. Mais qui a sonné ? demanda le doyen des laboureurs.
 
– Un pauvre aveugle et un enfant qui le conduit, père Châtelain.