II
Récompense
– Vive la Charte ! je suis crânement content de vous retrouver, monsieur Rodolphe, ou plutôt monseigneur, s’écria le Chourineur.
Il éprouvait une véritable joie à revoir Rodolphe ; car les cœurs généreux s’attachent autant par les services qu’ils rendent que par ceux qu’ils reçoivent.
– Bonjour, mon garçon ; je suis aussi ravi de vous voir.
– Farceur de M. Murph ! qui disait que vous étiez parti. Mais tenez, monseigneur…
– Appelez-moi monsieur Rodolphe, j’aime mieux ça.
– Eh bien ! monsieur Rodolphe… pardon de n’avoir pas été vous revoir après la nuit du Maître d’école… Je sens maintenant que j’ai fait une impolitesse ; mais enfin, vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas ?
– Je vous la pardonne, dit Rodolphe en souriant.
Puis il ajouta :
– Murph vous a fait voir cette maison ?
– Oui, monsieur Rodolphe ; belle habitation, belle boutique ; c’est cossu, soigné. À propos de cossu, c’est moi qui vas l’être, monsieur Rodolphe : quatre francs par jour, que M. Murph me fait gagner… quatre francs !
– J’ai mieux que cela à vous proposer, mon garçon.
– Oh ! mieux… sans vous commander, c’est difficile. Quatre francs par jour !
– J’ai mieux à vous proposer, vous dis-je : car cette maison, ce qu’elle contient, cette boutique et mille écus que voici dans ce portefeuille, tout cela vous appartient.
Le Chourineur sourit d’un air stupide, aplatit son castor à longs poils entre ses deux genoux, qu’il serrait convulsivement, et ne comprit pas ce que Rodolphe lui disait, quoique ses paroles fussent très-claires.
Celui-ci reprit avec bonté :
– Je conçois votre surprise ; mais je vous le répète, cette maison et cet argent sont à vous, sont votre propriété.
Le Chourineur devint pourpre, passa sa main calleuse sur son front baigné de sueur et balbutia d’une voix altérée :
– Oh ! c’est-à-dire… c’est-à-dire… ma propriété…
– Oui, votre propriété, puisque je vous donne tout cela. Comprenez-vous ! je vous le donne, à vous…
Le Chourineur s’agita sur sa chaise, se gratta la tête, toussa, baissa les yeux et ne répondit pas. Il sentait le fil de ses idées lui échapper. Il entendait parfaitement ce que lui disait Rodolphe, et c’est justement pour cela qu’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait. Entre la misère profonde, la dégradation où il avait toujours vécu, et la position que lui assurait Rodolphe, il y avait un abîme que le service qu’il avait rendu à Rodolphe ne comblait même pas.
Ne hâtant pas le moment où son protégé ouvrirait enfin les yeux à la réalité, Rodolphe jouissait avec délices de cette stupeur, de cet étourdissement du bonheur.
Il voyait, avec un mélange de joie et d’amertume indicibles, que, chez certains hommes, l’habitude de la souffrance et du malheur est telle que leur raison se refuse à admettre la possibilité d’un avenir qui serait, pour un grand nombre, une existence très-peu enviable.
« Certes, pensait-il, si l’homme a jamais, à l’instar de Prométhée, ravi quelque rayon de la divinité, c’est dans ces moments où il fait (qu’on pardonne ce blasphème !) ce que la Providence devrait faire de temps à autre pour l’édification du monde : prouver aux bons et aux méchants qu’il y a récompense pour les uns, punition pour les autres. »
Après avoir encore un peu joui du bienheureux hébétement du Chourineur, Rodolphe continua :
– Ce que je vous donne vous semble donc bien au delà de vos espérances ?
– Monseigneur ! dit le Chourineur en se levant brusquement, vous me proposez cette maison et beaucoup d’argent… pour me tenter ; mais je ne peux pas.
– Vous ne pouvez pas, quoi ? dit Rodolphe avec étonnement.
Le visage du Chourineur s’anima, sa honte cessa ; il dit d’une voix ferme :
– Ce n’est pas pour m’engager à voler, que vous m’offrez tant d’argent, je le sais bien. D’ailleurs, je n’ai jamais volé de ma vie… C’est peut-être pour tuer… mais j’ai bien assez du rêve du sergent ! ajouta le Chourineur d’une voix sombre.
– Ah ! les malheureux ! s’écria Rodolphe avec amertume. La compassion qu’on leur témoigne est-elle donc rare à ce point qu’ils ne peuvent s’expliquer la libéralité que par le crime ?
Puis, s’adressant au Chourineur, il lui dit d’un ton plein de douceur :
– Vous me jugez mal… vous vous trompez ; je n’exigerai rien de vous que d’honorable. Ce que je vous donne, je vous le donne parce que vous le méritez.
– Moi ! s’écria le Chourineur, dont les ébahissements recommencèrent, je le mérite, et comment ?
– Je vais vous le dire : sans notions du bien et du mal, abandonné à vos instincts sauvages, renfermé pendant quinze ans au bagne avec les plus affreux scélérats, pressé par la misère et par la faim, forcé, par votre flétrissure et par la réprobation des honnêtes gens, à continuer à fréquenter la lie des malfaiteurs, non-seulement vous êtes resté probe, mais le remords de votre crime a survécu à l’expiation que la justice humaine vous avait imposée.
Ce langage simple et noble fut une nouvelle source d’étonnement pour le Chourineur. Il regardait Rodolphe avec un respect mêlé de crainte et de reconnaissance. Mais il ne pouvait encore se rendre à l’évidence.
– Comment, monsieur Rodolphe, parce que vous m’avez battu, parce que, vous croyant ouvrier comme moi, puisque vous parliez argot comme père et mère, je vous ai raconté ma vie entre deux verres de vin, et qu’après ça je vous ai empêché de vous noyer… Vous, comment ? Enfin, moi… une maison… de l’argent… moi comme un bourgeois… Tenez, monsieur Rodolphe, encore une fois, c’est pas possible.
– Me croyant un des vôtres, vous m’avez raconté votre vie naturellement et sans feinte, sans cacher ce qu’il y avait eu de coupable ou de généreux. Je vous ai jugé… bien jugé, et il me plaît de vous récompenser.
– Mais, monsieur Rodolphe, ça ne se peut pas. Non, enfin, il y a de pauvres ouvriers qui toute leur vie ont été honnêtes, et qui…
– Je le sais, et j’ai peut-être fait pour plusieurs de ceux-là plus que je ne fais pour vous. Mais si l’homme qui vit honnête au milieu des gens honnêtes, encouragé par leur estime, mérite intérêt et appui, celui qui, malgré l’éloignement des gens de bien, reste honnête au milieu des plus abominables scélérats de la terre, celui-là aussi mérite intérêt et appui. D’ailleurs, ce n’est pas tout : vous m’avez sauvé la vie, vous l’avez aussi sauvée à Murph, mon ami le plus cher. Ce que je fais pour vous m’est donc autant dicté par la reconnaissance personnelle que par le désir de retirer de la fange une bonne et forte nature qui s’est égarée, mais non perdue… Et ce n’est pas tout.
– Qu’est-ce donc que j’ai encore fait, monsieur Rodolphe ?
Rodolphe lui prit cordialement la main et lui dit :
– Rempli de commisération pour le malheur d’un homme qui auparavant avait voulu vous tuer, vous lui avez offert votre appui ; vous lui avez même donné asile dans votre pauvre demeure, impasse Notre-Dame, n° 9.
– Vous saviez où je demeurais, monsieur Rodolphe ?
– Parce que vous oubliez les services que vous m’avez rendus, je ne les oublie pas, moi. Lorsque vous avez quitté ma maison, on vous a suivi ; on vous a vu rentrer chez vous avec le Maître d’école.
– Mais M. Murph m’avait dit que vous ne saviez pas où je demeurais, monsieur Rodolphe.
– Je voulais tenter sur vous une dernière épreuve, je voulais savoir si vous aviez le désintéressement de la générosité. En effet, après votre généreuse action, vous êtes retourné à vos rudes labeurs de chaque jour, ne demandant rien, n’espérant rien, n’ayant pas même un mot d’amertume pour blâmer l’apparente ingratitude avec laquelle je méconnaissais vos services ; et quand hier Murph vous a proposé une occupation un peu mieux rétribuée que votre travail habituel, vous avez accepté avec joie, avec reconnaissance !
– Écoutez donc, monsieur Rodolphe, pour ce qui est de ça, quatre francs par jour sont toujours quatre francs par jour. Quant au service que je vous ai rendu, c’est plutôt moi qui vous en remercie.
– Comment cela ?
– Oui, oui, monsieur Rodolphe, ajouta-t-il d’un air triste, il m’est encore revenu des choses… car, depuis que je vous connais et que vous m’avez dit ces deux mots : « Tu as encore du CŒUR et de l’HONNEUR », c’est étonnant comme je réfléchis. C’est tout de même drôle que deux mots, deux seuls mots, produisent ça. Mais au fait, semez deux petits grains de blé de rien du tout dans la terre, et il va pousser de grands épis.
Cette comparaison juste, presque poétique, frappa Rodolphe. En effet, deux mots, mais deux mots puissants et magiques pour ceux qui les comprennent, avaient presque subitement développé dans cette nature énergique les bons et généreux instincts qui existaient en germe.
– Voyez-vous, monseigneur, reprit le Chourineur, j’ai sauvé M. Rodolphe et un peu M. Murph, c’est vrai, mais j’en sauverais des centaines, des milliers, que ça ne rendrait pas la vie à ceux…
Et le Chourineur baissa la tête d’un air sombre.
– Ce remords est salutaire, mais une bonne action est toujours comptée.
– Et puis, dans ce que vous avez dit au Maître d’école sur les meurtriers, monsieur Rodolphe, il y avait des choses qui pouvaient m’aller, en bien comme en mal.
Voulant rompre le cours des pensées du Chourineur, Rodolphe lui dit :
– C’est vous qui avez placé le Maître d’école à Saint-Mandé ?
– Oui, monsieur Rodolphe… Il m’avait fait changer ses billets pour de l’or et acheter une ceinture que je lui ai cousue sur lui… Nous avons mis son quibus là-dedans, et bon voyage ! Il est en pension pour trente sous par jour, chez de bien bonnes gens à qui ça fait une petite douceur.
– Il faudra que vous me rendiez encore un service, mon garçon.
– Parlez, monsieur Rodolphe.
– Dans quelques jours vous irez le trouver… avec ce papier : c’est le titre d’une place à perpétuité aux Bons-Pauvres. Il donnera quatre mille cinq cents francs, et il sera admis pour sa vie à la présentation de ce titre : c’est convenu, tout arrangé. J’ai réfléchi que cela vaudrait mieux. Il s’assurera ainsi un abri et du pain pour le restant de ses jours, et il n’aura qu’à songer au repentir. Je regrette même de ne lui avoir pas de suite donné cette entrée, au lieu d’une somme qui peut être dissipée ou volée ; mais il m’inspirait une telle horreur que je voulais avant tout être délivré de sa présence. Vous lui ferez donc cette offre et vous le conduirez à l’hospice. Si par hasard il refuse, nous verrons à agir autrement. Il est donc convenu que vous irez le trouver ?
– Ce serait avec plaisir, monsieur Rodolphe, que je vous rendrais ce service, comme vous dites, mais je ne sais pas si je serai libre. M. Murph m’a engagé avec un bourgeois pour quatre francs par jour.
Rodolphe regarda le Chourineur avec étonnement.
– Comment ! Et votre boutique ? Et votre maison ?
– Voyons, monsieur Rodolphe, ne vous moquez pas d’un pauvre diable. Vous vous êtes déjà assez amusé à m’éprouver, comme vous dites. Votre maison et votre boutique, c’est une chanson sur le même air. Vous vous êtes dit : « Voyons donc si cet animal de Chourineur sera assez coq d’Inde pour se figurer que… » Assez, assez, monsieur Rodolphe. Vous êtes un jovial… fini !
– Comment ! Tout à l’heure ne vous ai-je pas expliqué…
– Pour donner de la couleur à la chose… connu… et, foi d’homme, j’y avais un brin mordu. Fallait-il être buse !
– Mais, mon garçon, vous êtes fou !
– Non, non, monseigneur. Tenez, parlez-moi de M. Murph. Quoique ça soit déjà crânement étonnant, quatre francs par jour, à la rigueur ça se conçoit ; mais une maison, une boutique, de l’argent en masse, quelle farce ! Tonnerre, quelle farce !
Et il se mit à rire d’un gros rire bruyant et sincère.
– Mais encore, une fois…
– Écoutez, monseigneur, franchement vous m’avez d’abord un petit peu mis dedans ; c’est quand je me suis dit : « M. Rodolphe est un gaillard comme il n’y en a pas beaucoup, il a peut-être quelque chose à envoyer chercher chez le boulanger, il me donne la commission, et il veut me graisser la patte pour que je ne craigne pas le roussi. » Mais après ça j’ai réfléchi que j’avais tort de penser ça de vous, et c’est là où j’ai vu que vous me montiez une farce ; car si j’étais assez Job pour croire que vous me donnez toute une fortune pour rien de rien, c’est pour le coup, monseigneur, que vous diriez : « Pauvre Chourineur, va ! Tu me fais de la peine… tu es donc malade ? »
Rodolphe commençait à être assez embarrassé de convaincre le Chourineur. Il lui dit d’un ton grave et imposant, presque sévère :
– Je ne plaisante jamais avec la reconnaissance et l’intérêt que m’inspire une noble conduite… Je vous l’ai dit, cette maison et cet argent sont à vous, c’est moi qui vous les donne. Et, puisque vous hésitez à me croire, puisque vous me forcez de vous faire un serment, je vous jure sur l’honneur que tout ceci vous appartient, et que je vous le donne pour les raisons que je vous ai dites.
À cet accent ferme, digne ; à l’expression sérieuse des traits de Rodolphe, le Chourineur ne douta plus de la vérité. Pendant quelques moments il le regarda en silence, puis il lui dit sans emphase et d’une voix profondément émue :
– Je vous crois, monseigneur, et je vous remercie bien. Un pauvre homme comme moi ne sait pas faire de phrases. Encore une fois, tenez, je vous remercie bien. Tout ce que je peux vous dire, voyez-vous, c’est que je ne refuserai jamais un secours aux malheureux, parce que la faim et la misère, c’est des ogresses dans le genre de celles qui ont embauché cette pauvre Goualeuse, et qu’une fois dans l’égout, tout le monde n’a pas la poigne assez forte pour s’en retirer.
– Vous ne pouviez mieux me remercier, mon garçon… vous me comprenez. Vous trouverez dans ce secrétaire les titres de cette propriété, acquise pour vous au nom de M. Francœur.
– M. Francœur ?
– Vous n’avez pas de nom, je vous donne celui-là. Il est d’un bon présage. Vous l’honorerez, j’en suis sûr.
– Monseigneur, je vous le promets.
– Courage, mon garçon ! Vous pouvez m’aider dans une bonne œuvre.
– Moi, monseigneur ?
– Vous ; aux yeux du monde vous serez un vivant et salutaire exemple. L’heureuse position que la Providence vous fait prouvera que les gens tombés bien bas peuvent encore se relever et beaucoup espérer lorsqu’ils se repentent et qu’ils conservent pures quelques saillantes qualités. En vous voyant heureux, parce qu’après avoir commis une criminelle action, expiée par une punition terrible, vous êtes resté probe, courageux, désintéressé, ceux qui auront failli tâcheront de devenir meilleurs. Je veux qu’on n’ignore rien de votre passé. Tôt ou tard on le connaîtrait ; il vaut mieux aller au-devant d’une révélation. Tout à l’heure donc, j’irai trouver avec vous le maire de cette commune ; je me suis informé de lui ; c’est un homme digne de concourir à mon œuvre. Je me nommerai et je serai votre caution ; et, pour établir dès à présent des relations honorables entre vous et les deux personnes qui représentent moralement la société de cette ville, j’assurerai pendant deux ans une somme mensuelle de mille francs destinée aux pauvres ; chaque mois je vous enverrai cette somme, dont l’emploi sera réglé par vous, par le maire et par le curé. Si l’un d’eux conservait les moindres scrupules à se mettre en rapport avec vous, ce scrupule s’effacerait devant les exigences de la charité. Ces relations une fois assurées, il dépendra de vous de mériter l’estime de ces gens recommandables, et vous n’y manquerez pas.
– Monseigneur, je vous comprends. Ce n’est pas moi, le Chourineur, à qui vous faites tout ce bien, c’est aux malheureux qui, comme moi, se sont trouvés dans la peine, dans le crime, et qui en sont sortis, comme vous dites, avec du cœur et de l’honneur. Sauf votre respect, c’est comme dans l’armée : quand tout un bataillon a donné à mort, on ne peut pas décorer tout le monde, il n’y a que quatre croix pour cinq cents braves ; mais ceux qui n’ont pas l’étoile se disent : « Bon, je l’aurai une autre fois », et l’autre fois ils chargent plus à mort encore.
Rodolphe écoutait son protégé avec bonheur. En rendant à cet homme l’estime de soi, en le relevant à ses propres yeux, en lui donnant pour ainsi dire la conscience de sa valeur, il avait presque instantanément développé dans son cœur et dans son esprit des réflexions remplies de sens, d’honorabilité, on dirait presque de délicatesse.
– Ce que vous me dites là, Francœur, reprit Rodolphe, est une nouvelle manière de me prouver votre reconnaissance, je vous en sais gré.
– Tant mieux, monseigneur, car je serais bien embarrassé de vous la prouver autrement.
– Maintenant allons visiter votre maison ; mon vieux Murph s’est donné ce plaisir, et je veux l’avoir aussi.
Rodolphe et le Chourineur descendirent.
Au moment où ils entraient dans la cour, le garçon, s’adressant au Chourineur, lui dit respectueusement :
– Puisque c’est vous qui êtes le bourgeois, monsieur Francœur, je viens vous dire que la pratique donne. Il n’y a plus de côtelettes ni de gigots, et il faudrait saigner un ou deux moutons tout de suite.
– Parbleu ! dit Rodolphe au Chourineur, voici une belle occasion d’exercer votre talent… et je veux en avoir l’étrenne… le grand air m’a donné de l’appétit, et je goûterai de vos côtelettes, bien qu’un peu dures, je le crains.
– Vous êtes bien bon, monsieur Rodolphe, dit le Chourineur d’un air joyeux ; vous me flattez ; je vas faire de mon mieux.
– Faut-il mener deux moutons à la tuerie, bourgeois ? dit le garçon.
– Oui, et apporte un couteau bien aiguisé, pas trop fin de tranchant, et fort de dos.
– J’ai votre affaire, bourgeois, soyez tranquille… c’est à se raser avec. Tenez.
– Tonnerre ! monsieur Rodolphe, dit le Chourineur en ôtant sa redingote avec empressement et en relevant les manches de sa chemise qui laissaient voir ses bras d’athlète. Ça me rappelle ma jeunesse et l’abattoir ; vous allez voir comme je taille là-dedans… Nom de nom, je voudrais déjà y être ! Ton couteau, garçon, ton couteau ! C’est ça… tu t’y entends. Voilà une lame ! Qui est-ce qui en veut ?… Tonnerre ! avec un chourin comme ça je mangerais un taureau furieux.
Et le Chourineur brandit le couteau. Ses yeux commençaient à s’injecter de sang ; la bête reprenait le dessus ; l’instinct, l’appétit sanguinaire reparaissait dans toute son effrayante énergie.
La tuerie était dans la cour.
C’était une pièce voûtée, sombre, dallée de pierres et éclairée de haut par une étroite ouverture. Le garçon conduisit un des moutons jusqu’à la porte.
– Faut-il le passer à l’anneau, bourgeois ?
– L’attacher, tonnerre !… Et ces genoux-là ! Sois tranquille, je le serrerai là-dedans comme dans un étau. Donne-moi la bête et retourne à la boutique.
Le garçon rentra.
Rodolphe resta seul avec le Chourineur ; il l’examinait avec attention, presque avec anxiété.
– Voyons, à l’ouvrage ! lui dit-il.
– Et ça ne sera pas long, tonnerre ! Vous allez voir si je manie le couteau. Les mains me brûlent, ça me bourdonne aux oreilles… Les tempes me battent comme quand j’allais y voir rouge… Avance ici, toi… eh ! Madelon, que je te chourine à mort !
Et les yeux brillants d’un éclat sauvage, ne s’apercevant plus de la présence de Rodolphe, il souleva la brebis sans efforts, et d’un bond il l’emporta dans la tuerie avec une joie féroce.
On eût dit d’un loup se sauvant dans sa tanière avec sa proie.
Rodolphe le suivit, s’appuya sur un des ais de la porte qu’il ferma.
La tuerie était sombre ; un vif rayon de lumière, tombant d’aplomb, éclairait à la Rembrandt la rude figure du Chourineur, ses cheveux blond pâle et ses favoris roux. Courbé en deux, tenant aux dents un long couteau qui brillait dans le clair-obscur, il attirait la brebis entre ses genoux. Lorsqu’il l’y eut assujettie, il la prit par la tête, lui fit tendre le cou et l’égorgea.
Au moment où la brebis senti la lame, elle poussa un petit bêlement doux, plaintif, tourna son regard mourant vers le Chourineur, et deux jets de sang frappèrent le tueur au visage.
Ce cri, ce regard, ce sang dont il dégouttait causèrent une épouvantable impression à cet homme. Son couteau lui tomba des mains, sa figure devint livide, contractée, effrayante sous le sang qui la couvrait ; ses yeux s’arrondirent, ses cheveux se hérissèrent ; puis, reculant tout à coup avec horreur, il s’écria, d’une voix étouffée :
– Oh ! le sergent ! le sergent !
Rodolphe courut à lui.
– Reviens à toi, mon garçon.
– Là… là… le sergent…, répéta le Chourineur, en se reculant pas à pas, l’œil fixe, hagard, et montrant du doigt quelque fantôme invisible. Puis, poussant un cri effroyable comme si le spectre l’eût touché, il se précipita au fond de la tuerie, dans l’endroit le plus noir, et là, se jetant la face, la poitrine, les bras contre le mur, comme s’il eût voulu le renverser pour échapper à une horrible vision, il répétait encore d’une voix sourde et convulsive :
– Oh ! le sergent !… le sergent !… le sergent !…