Les Mystères de Paris

| 2.15 - Le bal

 

 

 

XV

Le bal


À onze heures du soir, un suisse en grande livrée ouvrit la porte d’un hôtel de la rue Plumet, pour laisser sortir une magnifique berline bleue attelée de deux superbes chevaux gris à tous crins, et de la plus grande taille ; sur le siège à large housse frangée de crépines de soie se carrait un énorme cocher, rendu plus énorme encore par une pelisse bleue fourrée, à collet-pèlerine de martre, couturée d’argent sur toutes les tailles, et cuirassée de brandebourgs ; derrière le carrosse un valet de pied gigantesque et poudré, vêtu d’une livrée bleue, jonquille et argent, accostait un chasseur aux moustaches formidables, galonné comme un tambour-major, et dont le chapeau, largement bordé, était à demi caché par une touffe de plumes jaunes et bleues.
 
Les lanternes jetaient une vive clarté dans l’intérieur de cette voiture doublée de satin ; l’on pouvait y voir Rodolphe, assis à droite, ayant à sa gauche le baron de Graün, et devant lui le fidèle Murph.
 
Par déférence pour le souverain que représentait l’ambassadeur chez lequel il se rendait au bal, Rodolphe portait seulement sur son habit la plaque diamantée de l’ordre de ***.
 
Le ruban orange et la croix d’émail de grand-commandeur de l’Aigle d’or de Gerolstein pendaient au cou de sir Walter Murph ; le baron de Graün était décoré des mêmes insignes. On ne parle que pour mémoire d’une innombrable quantité de croix de tous pays qui se balançaient à une chaîne d’or placée entre les deux premières boutonnières de son habit.
 
– Je suis tout heureux, dit Rodolphe, des bonnes nouvelles que Mme Georges me donne sur ma pauvre petite protégée de la ferme de Bouqueval ; les soins de David ont fait merveille. Sans la tristesse qui accable cette malheureuse enfant, elle va mieux. Et à propos de la Goualeuse, avouez, sir Walter Murph, ajouta Rodolphe en souriant, que si l’une de vos mauvaises connaissances de la Cité vous voyait ainsi déguisé, vaillant charbonnier, elle serait furieusement étonnée.
 
– Mais je crois, monseigneur, que Votre Altesse causerait la même surprise si elle voulait aller ce soir rue du Temple faire une visite d’amitié à Mme Pipelet, dans l’intention d’égayer un peu la mélancolie de ce pauvre Alfred, qui ne demande qu’à vous aimer, ainsi qu’a dit cette estimable portière à Votre Altesse.
 
– Monseigneur nous a si parfaitement dépeint Alfred avec son majestueux habit vert, son air doctoral et son inamovible chapeau tromblon, dit le baron, que je crois le voir trôner dans sa loge obscure et enfumée. Du reste, Votre Altesse est, j’ose l’espérer, satisfaite des indications de mon agent secret. Cette maison de la rue du Temple a complètement répondu à l’attente de monseigneur ?
 
– Oui, dit Rodolphe ; j’ai même trouvé là plus que je n’attendais. Puis, après un moment de triste silence, et pour chasser l’idée pénible que lui causaient ses craintes au sujet de la marquise Harville, il reprit d’un ton plus gai : Je n’ose avouer cette puérilité, mais je trouve assez de piquant dans ces contrastes : un jour peintre en éventails, m’attablant dans un bouge de la rue aux Fèves ; ce matin, commis marchand offrant un verre de cassis à Mme Pipelet ; et ce soir un des privilégiés, par la grâce de Dieu, qui règnent sur ce bas monde. L’homme aux quarante écus disait mes rentes tout comme un millionnaire, ajouta Rodolphe en manière de parenthèse et d’allusion au peu d’étendue de ses États.
 
– Mais bien des millionnaires, monseigneur, n’auraient pas le rare, l’admirable bon sens de l’homme aux quarante écus, dit le baron.
 
– Ah ! mon cher de Graün, vous êtes trop bon, mille fois trop bon ; vous me comblez, reprit Rodolphe en feignant un air à la fois ravi et embarrassé, pendant que le baron regardait Murph en homme qui s’aperçoit trop tard qu’il a dit une sottise. En vérité, reprit Rodolphe avec un sérieux imperturbable, je ne sais, mon cher de Graün, comment reconnaître la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi, et surtout comment vous rendre la pareille.
 
– Monseigneur, je vous en supplie, ne prenez pas cette peine, dit le baron, qui avait un moment oublié que Rodolphe se vengeait toujours des flatteries, dont il avait horreur, par des railleries impitoyables.
 
– Comment donc, baron ! Mais je ne veux pas être en reste avec vous ; voici malheureusement tout ce que je puis vous offrir pour le moment : d’honneur, c’est tout au plus si vous avez vingt ans, l’Antinoüs n’a pas des traits plus enchanteurs que les vôtres.
 
– Ah ! monseigneur, grâce !
 
– Regardez donc, Murph : l’Apollon du Belvédère a-t-il des formes à la fois plus sveltes, plus élégantes et plus juvéniles ?
 
– Monseigneur, il y avait si longtemps que cela ne m’était arrivé.
 
– Et ce manteau de pourpre, comme il lui sied bien !
 
– Monseigneur, je me corrigerai !
 
– Et ce cercle d’or qui retient, sans les cacher, les boucles de sa belle chevelure noire qui flotte sur son cou divin.
 
– Ah ! monseigneur, grâce, grâce, je me repens, dit le malheureux diplomate avec une expression de désespoir comique. (On n’a pas oublié qu’il avait cinquante ans, les cheveux gris, crêpés et poudrés, une haute cravate blanche, le visage maigre, et des besicles d’or.)
 
– Vrai Dieu ! Murph, il ne lui manque qu’un carquois d’argent sur les épaules et un arc à la main pour avoir l’air du vainqueur du serpent Python !
 
– Pardon pour lui, monseigneur ; ne l’accablez pas sous le poids de cette mythologie, dit le squire en riant ; je suis caution auprès de Votre Altesse que de longtemps il ne s’avisera plus de dire une flatterie, puisque dans le nouveau vocabulaire de Gerolstein le mot vérité se traduit ainsi.
 
– Comment ! toi aussi, vieux Murph ? À ce moment tu oses…
 
– Monseigneur, ce pauvre de Graün m’afflige ; je désire partager sa punition.
 
– Monsieur mon charbonnier ordinaire, voilà un dévouement à l’amitié qui vous honore. Mais, sérieusement, mon cher de Graün, comment oubliez-vous que je ne permets la flatterie qu’à Harneim et à ses pareils ? Car, il faut être équitable, ils ne sauraient dire autre chose : c’est le ramage de leur plumage ; mais un homme de votre goût et de votre esprit, fi, baron !
 
– Eh bien ! monseigneur, dit résolument le baron, il y a beaucoup d’orgueil, que Votre Altesse me pardonne ! dans votre aversion pour la louange !
 
– À la bonne heure, baron, j’aime mieux cela ! expliquez-vous.
 
– Eh bien ! monseigneur, c’est absolument comme si une très-jolie femme disait à un de ses admirateurs : « Mon Dieu ! je sais que je suis charmante ; votre approbation est parfaitement vaine et fastidieuse. À quoi bon affirmer l’évidence ? S’en va-t-on crier par les rues : Le soleil éclaire ! »
 
– Ceci est plus adroit, baron, et plus dangereux ; aussi, pour varier votre supplice, je vous avouerai que cet infernal abbé Polidori n’eût pas trouvé mieux pour dissimuler le poison de la flatterie.
 
– Monseigneur, je me tais.
 
– Ainsi Votre Altesse, dit sérieusement Murph cette fois, ne doute plus maintenant que ce ne soit l’abbé qu’elle ait retrouvé sous les traits du charlatan ?
 
– Je n’en doute plus, puisque vous avez été prévenu qu’il était à Paris depuis quelque temps.
 
– J’avais oublié, ou plutôt omis de vous parler de lui, monseigneur, dit tristement Murph, parce que je sais combien le souvenir de ce prêtre est odieux à Votre Altesse.
 
Les traits de Rodolphe s’assombrirent de nouveau ; et, plongé dans de tristes réflexions, il garda le silence jusqu’au moment où la voiture entra dans la cour de l’ambassade.
 
Toutes les fenêtres de cet immense hôtel brillaient éclairées dans la nuit noire ; une haie de laquais en grande livrée s’étendait depuis le péristyle et les antichambres jusqu’aux salons d’attente, où se trouvaient les valets de chambre : c’était un luxe imposant et royal.
 
M. le comte *** et Mme la comtesse *** avaient eu le soin de se tenir dans leur premier salon de réception jusqu’à l’arrivée de Rodolphe. Il entra bientôt, suivi de Murph et de M. de Graün.
 
Rodolphe était alors âgé de trente-six ans : mais, quoiqu’il approchât du déclin de la vie, la parfaite régularité de ses traits, nous l’avons dit, peut-être trop beaux pour un homme, l’air de dignité affable répandu dans toute sa personne, l’auraient toujours rendu extrêmement remarquable, lors même que ces avantages n’eussent pas été rehaussés de l’auguste éclat de son rang.
 
Lorsqu’il parut dans le premier salon de l’ambassade, il semblait transformé ; ce n’était plus la physionomie tapageuse, la démarche alerte et hardie du peintre d’éventails vainqueur du Chourineur ; ce n’était plus le commis goguenard qui sympathisait si gaiement aux infortunes de Mme Pipelet…
 
C’était un prince dans l’idéalité poétique du mot.
 
Rodolphe porte la tête haute et fière ; ses cheveux châtains, naturellement bouclés, encadrent son front large, noble et ouvert ; son regard est empli de douceur et de dignité ; s’il parle à quelqu’un avec la spirituelle bienveillance qui lui est naturelle, son sourire, plein de charme et de finesse, laisse voir des dents d’émail que la teinte foncée de sa légère moustache rend plus éblouissantes encore ; ses favoris bruns, encadrant l’ovale parfait de son visage pâle, descendent jusqu’au bas de son menton à fossette et un peu saillant.
 
Rodolphe est vêtu très-simplement. Sa cravate et son gilet sont blancs ; un habit bleu boutonné très-haut, et au côté gauche duquel brille une plaque de diamants, dessine sa taille, aussi fine qu’élégante et souple ; enfin quelque chose de mâle, de résolu dans son attitude, corrige ce qu’il y a peut-être de trop agréable dans ce gracieux ensemble.
 
Rodolphe allait si peu dans le monde, il avait l’air si prince, que son arrivée produisit une certaine sensation ; tous les regards s’arrêtèrent sur lui lorsqu’il parut dans le premier salon de l’ambassade, accompagné de Murph et du baron de Graün, qui se tenaient à quelques pas derrière lui !
 
Un attaché, chargé de surveiller sa venue, alla aussitôt en avertir la comtesse *** ; celle-ci, ainsi que son mari, s’avança au-devant de Rodolphe en lui disant :
 
– Je ne sais comment exprimer à Votre Altesse toute ma reconnaissance pour la faveur dont elle daigne nous honorer aujourd’hui.
 
– Vous savez, madame l’ambassadrice, que je suis toujours très-empressé de vous faire ma cour, et très-heureux de pouvoir dire à M. l’ambassadeur combien je lui suis affectionné ; car nous sommes d’anciennes connaissances, monsieur le comte.
 
– Votre Altesse est trop bonne de vouloir bien se le rappeler, et de me donner un nouveau motif de ne jamais oublier ses bontés.
 
– Je vous assure, monsieur le comte, que ce n’est pas ma faute si certains souvenirs me sont toujours présents ; j’ai le bonheur de ne garder la mémoire que de ce qui m’a été très-agréable.
 
– Mais Votre Altesse est merveilleusement douée, dit en souriant la comtesse de ***.
 
– N’est-ce pas, madame ? Ainsi, dans bien des années, j’aurai, je l’espère, le plaisir de vous rappeler ce jour, et le goût, l’élégance extrêmes qui président à ce bal… Car, franchement, je puis vous dire cela tout bas, il n’y a que vous qui sachiez donner des fêtes.
 
– Monseigneur… !
 
– Et ce n’est pas tout ; dites-moi donc, monsieur l’ambassadeur, pourquoi les femmes me paraissent toujours plus jolies ici qu’ailleurs.
 
– C’est que Votre Altesse étend jusqu’à elles la bienveillance dont elle nous comble.
 
– Permettez-moi de ne pas être de votre avis, monsieur le comte ; je crois que cela dépend absolument de madame l’ambassadrice.
 
– Votre Altesse voudrait-elle avoir la bonté de m’expliquer ce prodige ? dit la comtesse en souriant.
 
– Mais c’est tout simple, madame : vous savez accueillir toutes ces belles dames avec une urbanité si parfaite, avec une grâce si exquise, vous leur dites à chacune un mot si charmant et si flatteur, que celles qui ne méritent pas tout à fait… tout à fait cette louange si aimable, dit Rodolphe en souriant avec malice, sont d’autant plus radieuses d’être distinguées par vous, tandis que celles qui la méritent sont non moins radieuses d’être appréciées par vous. Ces innocentes satisfactions épanouissent toutes les physionomies ; le bonheur rend attrayantes les moins agréables, et voilà pourquoi, madame la comtesse, les femmes semblent toujours plus jolies chez vous qu’ailleurs. Je suis sûr que M. l’ambassadeur dira comme moi.
 
– Votre Altesse me donne de trop bonnes raisons de penser comme elle pour que je ne m’y rende pas.
 
– Et moi, monseigneur, dit la comtesse de ***, au risque de devenir aussi jolie que les belles dames qui ne méritent pas tout à fait… tout à fait les louanges qu’on leur donne, j’accepte la flatteuse explication de Votre Altesse avec autant de reconnaissance et de plaisir que si c’était une vérité.
 
– Pour vous convaincre, madame, que rien n’est plus réel, faisons quelques observations à propos des effets de la louange sur la physionomie.
 
– Ah ! monseigneur, ce serait un piège horrible, dit en riant la comtesse de ***.
 
– Allons, madame l’ambassadrice, je renonce à mon projet, mais à une condition, c’est que vous me permettrez de vous offrir un moment mon bras. On m’a parlé d’un jardin de fleurs vraiment féerique au mois de janvier… Est-ce que vous seriez assez bonne pour me conduire à cette merveille des Mille et Une Nuits ?
 
– Avec le plus grand plaisir, monseigneur ; mais on a fait un récit très-exagéré à Votre Altesse. Elle va d’ailleurs en juger, à moins que son indulgence habituelle ne l’abuse.
 
Rodolphe offrit son bras à l’ambassadrice, et entra avec elle dans les autres salons, pendant que le comte de *** s’entretenait avec le baron de Graün et Murph, qu’il connaissait depuis longtemps.