VI
La Chouette
La précipitation de la marche de la Chouette, les ardeurs féroces d’une fièvre de rapine et de meurtre qui l’animaient encore avaient empourpré son hideux visage ; son œil vert étincelait d’une joie sauvage.
Tortillard la suivait sautillant et boitant.
Au moment où elle descendait les dernières marches de l’escalier, le fils de Bras-Rouge, par une méchante espièglerie, posa son pied sur les plis traînants de la robe de la Chouette.
Ce brusque temps d’arrêt fit trébucher la vieille. Ne pouvant se retenir à la rampe, elle tomba sur ses genoux, les deux mains tendues en avant, abandonnant son précieux cabas, d’où s’échappa un bracelet d’or garni d’émeraudes et de perles fines…
La Chouette, s’étant dans sa chute quelque peu excorié les doigts, ramassa le bracelet qui n’avait pas échappé à la vue perçante de Tortillard, se releva et se précipita furieuse sur le petit boiteux qui s’approchait d’elle d’un air hypocrite en lui disant :
– Ah ! mon Dieu ! le pied vous a donc fourché ?
Sans lui répondre, la Chouette saisit Tortillard par les cheveux et, se baissant au niveau de sa joue, le mordit avec rage ; le sang jaillit sous sa dent.
Chose étrange ! Tortillard, malgré sa méchanceté, malgré le ressentiment d’une cruelle douleur, ne poussa pas une plainte, pas un cri…
Il essuya son visage ensanglanté et dit en riant d’un air forcé :
– J’aime mieux que vous ne m’embrassiez pas si fort une autre fois… hé… la Chouette…
– Méchant petit momacque, pourquoi as-tu mis exprès ton pied sur ma robe… pour me faire tomber ?
– Moi ! ah bien ! par exemple… je vous jure que je ne l’ai pas fait exprès, ma bonne Chouette. Plus souvent que votre petit Tortillard aurait voulu vous faire du mal… il vous aime trop pour cela ; vous avez beau le battre, le brusquer, le mordre, il vous est attaché comme le pauvre petit chien l’est à son maître, dit l’enfant d’une voix pateline et doucereuse.
Trompée par l’hypocrisie de Tortillard, la Chouette le crut et lui répondit :
– À la bonne heure ! si je t’ai mordu à tort, ce sera pour toutes les autres fois que tu l’aurais mérité, brigand… Allons, vive la joie !… Aujourd’hui je n’ai pas de rancune… Où est ton filou de père ?
– Dans la maison… Voulez-vous que j’aille le chercher ?…
– Non. Les Martial sont-ils venus ?
– Pas encore…
– Alors j’ai le temps de descendre chez Fourline ; j’ai à lui parler, au vieux sans yeux…
– Vous allez au caveau du Maître d’école ? dit Tortillard en dissimulant à peine une joie diabolique.
– Qu’est-ce que ça te fait ?
– À moi ?
– Oui, tu m’as demandé cela d’un drôle d’air ?
– Parce que je pense à quelque chose de drôle.
– Quoi ?
– C’est que vous devriez bien au moins lui apporter un jeu de cartes pour le désennuyer, reprit Tortillard d’un air narquois ; ça le changerait un peu… il ne joue qu’à être mordu par les rats ! À ce jeu-là il gagne toujours, et à la fin ça lasse.
La Chouette rit aux éclats de ce lazzi et dit au petit boiteux :
– Amour de momacque à sa maman… je ne connais pas un moutard pour avoir déjà plus de vice que ce gueux-là… Va chercher une chandelle, tu m’éclaireras pour descendre chez Fourline… et tu m’aideras à ouvrir sa porte… tu sais bien qu’à moi toute seule je ne peux pas seulement la pousser.
– Ah bien ! non, il fait trop noir dans la cave, dit Tortillard en hochant la tête.
– Comment ! Comment ! Toi qui es mauvais comme un démon, tu serais poltron ?… Je voudrais bien voir ça… allons, va vite, et dis à ton père que je vas revenir tout à l’heure… que je suis avec Fourline… que nous causons de la publication des bans pour notre mariage… eh ! eh ! eh ! ajouta le monstre en ricanant, voyons, dépêche-toi, tu seras garçon de noce, et si tu es gentil c’est toi qui prendras ma jarretière…
Tortillard alla chercher une lumière d’un air maussade.
En l’attendant, la Chouette, toute à l’ivresse du succès de son vol, plongea sa main droite dans son cabas pour y manier les bijoux précieux qu’il renfermait.
C’était pour cacher momentanément ce trésor qu’elle voulait descendre dans le caveau du Maître d’école, et non pour jouir, selon son habitude, des tourments de sa nouvelle victime.
Nous dirons tout à l’heure pourquoi, du consentement de Bras-Rouge, la Chouette avait relégué le Maître d’école dans ce même réduit souterrain où ce brigand avait autrefois précipité Rodolphe.
Tortillard, tenant un flambeau, reparut à la porte du cabaret.
La Chouette le suivit dans la salle basse, où s’ouvrit la large trappe à deux vantaux que l’on connaît déjà.
Le fils de Bras-Rouge, abritant sa lumière dans le creux de sa main, et précédant la vieille, descendit lentement un escalier de pierre conduisant à une pente rapide au bout de laquelle se trouvait la porte épaisse du caveau qui avait failli devenir le tombeau de Rodolphe.
Arrivé au bas de l’escalier, Tortillard parut hésiter à suivre la Chouette.
– Eh bien !… méchant lambin… avance donc, lui dit-elle en se retournant.
– Dame ! il fait si noir… et puis vous allez si vite, la Chouette. Mais au fait, tenez… j’aime mieux m’en retourner… et vous laisser la chandelle.
– Et la porte du caveau, imbécile ?… Est-ce que je peux l’ouvrir à moi toute seule ? Avanceras-tu ?
– Non… j’ai trop peur.
– Si je vais à toi… prends garde…
– Puisque vous me menacez, je remonte…
Et Tortillard recula de quelques pas.
– Eh bien ! écoute… sois gentil, reprit la Chouette en contenant sa colère, je te donnerai quelque chose…
– À la bonne heure ! dit Tortillard en se rapprochant, parlez-moi ainsi, et vous ferez de moi tout ce que vous voudrez, mère la Chouette.
– Avance, avance, je suis pressée…
– Oui ; mais promettez-moi que vous me laisserez aguicher le Maître d’école ?
– Une autre fois… aujourd’hui je n’ai pas le temps.
– Rien qu’un petit peu ; laissez-moi seulement le faire écumer…
– Une autre fois… Je te dis qu’il faut que je remonte tout de suite.
– Pourquoi donc voulez-vous ouvrir la porte de son appartement ?
– Ça ne te regarde pas. Voyons, en finiras-tu ? Les Martial sont peut-être déjà en haut, il faut que je leur parle… Sois gentil et tu n’en seras pas fâché… arrive.
– Il faut que je vous aime bien, allez, la Chouette… vous me faites faire tout ce que vous voulez, dit Tortillard en s’avançant lentement.
La clarté blafarde, vacillante de la chandelle, éclairant vaguement ce sombre couloir, dessinait la noire silhouette du hideux enfant sur les murailles verdâtres, lézardées, ruisselantes d’humidité.
Au fond du passage, à travers une demi-obscurité, on voyait le cintre bas, écrasé, de l’entrée du caveau, sa porte épaisse, garnie de bandes de fer, et, se détachant dans l’ombre, le tartan rouge et le bonnet blanc de la Chouette.
Grâce à ses efforts et à ceux de Tortillard, la porte s’ouvrit, en grinçant, sur ses gonds rouillés.
Une bouffée de vapeur humide s’échappa de cet antre, obscur comme la nuit.
La lumière, posée à terre, jetait quelques lueurs sur les premières marches de l’escalier de pierre, dont les derniers degrés se perdaient complètement dans les ténèbres.
Un cri, ou plutôt un rugissement sauvage, sortit des profondeurs du caveau.
– Ah ! voilà Fourline qui dit bonjour à sa maman, dit ironiquement la Chouette.
Et elle descendit quelques marches pour cacher son cabas dans quelque recoin.
– J’ai faim ! cria le Maître d’école d’une voix frémissante de rage ; on veut donc me faire mourir comme une bête enragée !
– Tu as faim, gros minet ? dit la Chouette en éclatant de rire, eh bien !… suce mon pouce…
On entendit le bruit d’une chaîne qui se roidissait violemment…
Puis un soupir de rage muette, contenue.
– Prends garde ! Prends garde ! Tu vas te faire encore bobo à la jambe, comme à la ferme de Bouqueval. Pauvre bon papa ! dit Tortillard.
– Il a raison, cet enfant ; tiens-toi donc en repos, Fourline, reprit la vieille ; l’anneau et la chaîne sont solides, vieux sans yeux, ça vient de chez le père Micou, qui ne vend que du bon. C’est ta faute aussi ; pourquoi t’es-tu laissé ficeler pendant ton sommeil ? On n’a eu ensuite qu’à te passer l’anneau et la chaîne à la gigue, et à te descendre ici… au frais… pour te conserver, vieux coquet.
– C’est dommage, il va moisir, dit Tortillard.
On entendit un nouveau bruit de chaîne.
– Eh ! eh ! Fourline qui sautille comme un hanneton attaché par la patte, dit la vieille. Il me semble le voir…
– Hanneton ! vole ! vole ! vole !… Ton mari est le Maître d’école !… chantonna Tortillard.
Cette variante augmenta l’hilarité de la Chouette.
Ayant placé son cabas dans un trou formé par la dégradation de la muraille de l’escalier, elle dit en se relevant :
– Vois-tu, Fourline ?…
– Il ne voit pas, dit Tortillard…
– Il a raison, cet enfant ! Eh bien ! entends-tu, Fourline, il ne fallait pas, en revenant de la ferme, être assez colas pour faire le bon chien… en m’empêchant de dévisager la Pégriotte avec mon vitriol. Par là-dessus, tu m’as parlé de ta muette[1]qui devenait bégueule. J’ai vu que ta pâte de franc gueux s’aigrissait, qu’elle tournait à l’honnête… comme qui dirait au mouchard… que d’un jour à l’autre tu pourrais manger sur nous[2], vieux sans yeux… et alors…
– Alors le vieux sans yeux va manger sur toi, la Chouette, car il a faim ! s’écria Tortillard en poussant brusquement et de toutes ses forces la vieille par le dos.
La Chouette tomba en avant, en poussant une imprécation terrible.
On l’entendit rouler au bas de l’escalier de pierre.
– Kis… kis… kis… à toi la Chouette, à toi… saute dessus… vieux, ajouta Tortillard.
Puis, saisissant le cabas sous la pierre où il avait vu la vieille le placer, il gravit précipitamment l’escalier en criant avec un éclat de rire féroce :
– Voilà une poussée qui vaut mieux que celle de tout à l’heure, hein, la Chouette ? Cette fois tu ne me mordras pas jusqu’au sang. Ah ! tu croyais que je n’avais pas de rancune… merci… je saigne encore.
– Je la tiens… oh !… je la tiens…, cria le Maître d’école du fond du caveau.
– Si tu la tiens, vieux, part à deux, dit Tortillard en ricanant.
Et il s’arrêta sur la dernière marche de l’escalier.
– Au secours ! cria la Chouette d’une voix strangulée.
– Merci… Tortillard, reprit le Maître d’école, merci ! Et on l’entendit pousser une aspiration de joie effrayante. Oh ! je te pardonne le mal que tu m’as fait… et pour ta récompense… tu vas l’entendre chanter, la Chouette ! ! ! écoute-la bien… l’oiseau de mort.
– Bravo !… me voilà aux premières loges, dit Tortillard en s’asseyant au haut de l’escalier.