XII
L’étude
Plusieurs jours s’étaient passés depuis que Jacques Ferrand avait pris Cecily à son service.
Nous conduirons le lecteur (qui connaît déjà ce lieu) dans l’étude du notaire à l’heure du déjeuner des clercs.
Chose inouïe, exorbitante, merveilleuse ! au lieu du maigre et peu attrayant ragoût apporté chaque matin à ces jeunes gens par feu Mme Séraphin, un énorme dindon froid, servi dans le fond d’un vieux carton à dossier, trônait au milieu d’une des tables de l’étude, accosté de deux pains tendres, d’un fromage de Hollande et de trois bouteilles de vin cacheté ; une vieille écritoire de plomb, remplie d’un mélange de poivre et de sel, servait de salière ; tel était le menu du repas.
Chaque clerc, armé de son couteau et d’un formidable appétit, attendait l’heure du festin avec une impatience affamée ; quelques-uns même mâchaient à vide, en maudissant l’absence de M. le maître clerc, sans lequel on ne pouvait hiérarchiquement commencer à déjeuner.
Un progrès, ou plutôt un bouleversement si radical dans l’ordinaire des clercs de Jacques Ferrand, annonçait une énorme perturbation domestique.
L’entretien suivant, éminemment béotien (s’il nous est permis d’emprunter cette expression au très-spirituel écrivain qui l’a popularisée[1]) jettera quelques lumières sur cette importante question.
– Voilà un dindon qui ne s’attendait pas, quand il est entré dans la vie, à jamais paraître à déjeuner sur la table des clercs du patron.
– De même que le patron, quand il est entré dans la vie… de notaire, ne s’attendait pas à donner à ses clercs un dindon pour déjeuner.
– Car enfin ce dindon est à nous, s’écria le saute-ruisseau de l’étude avec une gourmande convoitise.
– Saute-ruisseau, mon ami, tu t’oublies ; cette volaille doit être pour toi une étrangère.
– Et, comme Français, tu dois avoir la haine de l’étranger.
– Tout ce qu’on pourra faire sera de te donner les pattes.
– Emblème de la vélocité avec laquelle tu fais les courses de l’étude.
– Je croyais avoir au moins droit à la carcasse, dit le saute-ruisseau en murmurant.
– On pourra te l’octroyer… mais tu n’y a pas droit, ainsi qu’il en a été de la Charte de 1814, qui n’était qu’une autre carcasse de liberté, dit le Mirabeau de l’étude.
– À propos de carcasse, reprit un des jeunes gens avec une insensibilité brutale, Dieu veuille avoir l’âme de la mère Séraphin ! car depuis qu’elle s’est noyée dans une partie de campagne, nous ne sommes plus condamnés à ses ratatouilles forcées à perpétuité.
– Et depuis une bonne semaine, le patron, au lieu de nous donner à déjeuner…
– Nous alloue à chacun quarante sous par jour.
– C’est ce qui me fait dire : « Dieu veuille avoir l’âme de la mère Séraphin ! »
– Au fait, de son temps, jamais le patron ne nous aurait donné les quarante sous.
– C’est énorme !
– C’est fabuleux !
– Il n’y a pas une étude à Paris…
– En Europe…
– Dans l’univers, où l’on donne quarante sous… à un simple clerc pour son déjeuner.
– À propos de Mme Séraphin, qui de vous a vu la servante qui la remplace ?
– Cette Alsacienne que la portière de la maison où habitait cette pauvre Louise a amenée un soir, nous a dit le portier ?
– Oui.
– Je ne l’ai pas encore vue.
– Ni moi.
– Parbleu ! c’est tout bonnement impossible de la voir, puisque le patron est plus féroce que jamais pour nous empêcher d’entrer dans le pavillon de la cour.
– Et puis c’est le portier qui range l’étude maintenant : comment la verrait-on, cette donzelle ?
– Eh bien ! moi, je l’ai vue.
– Toi ?
– Où cela ?
– Comment est-elle ?
– Grande ou petite ?
– Jeune ou vieille ?
– D’avance, je suis sûr qu’elle n’a pas une figure aussi avenante que cette pauvre Louise… bonne fille !
– Voyons, puisque tu l’as aperçue, comment est-elle, cette nouvelle servante ?
– Quand je dis que je l’ai vue… j’ai vu son bonnet, un drôle de bonnet.
– Ah bah ! et comment ?
– Il était de couleur cerise et en velours, je crois ; une espèce de béguin comme en ont les vendeuses de petits balais.
– Comme les Alsaciennes ? C’est tout simple, puisqu’elle est alsacienne.
– Tiens, tiens, tiens…
– Parbleu ! qu’est-ce qui vous étonne là-dedans ? Chat échaudé craint l’eau froide.
– Ah çà ! Chalamel, quel rapport ton proverbe a-t-il avec ce bonnet d’Alsacienne ?
– Il n’en a aucun.
– Pourquoi le dis-tu alors ?
– Parce qu’un « bienfait n’est jamais perdu », et que « le lézard est l’ami de l’homme ».
– Tiens, si Chalamel commence ses bêtises en proverbes, qui ne riment à rien, il en a pour une heure. Voyons, dis donc ce que tu sais de cette nouvelle servante.
– Je passais avant-hier dans la cour ; elle était adossée à une des fenêtres du rez-de-chaussée.
– La cour ?
– Quelle bêtise ! non, la servante. Les carreaux d’en bas sont si sales que je n’ai pu rien voir de l’Alsacienne ; mais ceux du milieu de la fenêtre étant moins troubles, j’ai vu son bonnet cerise et une profusion de boucles de cheveux noirs comme du jais ; car elle avait l’air d’être coiffée à la Titus.
– Je suis sûr que le patron n’en aura pas vu tant que toi à travers ses lunettes ; car en voilà encore un, comme on dit que, s’il restait seul avec une femme sur la terre, le monde finirait bientôt.
– Cela n’est pas étonnant : « Rira bien qui rira le dernier », d’autant plus que « l’exactitude est la politesse des rois ».
– Dieu, que Chalamel est assommant quand il s’y met !
– Dame, « dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es ».
– Oh ! que c’est joli !
– Moi, j’ai dans l’idée que c’est la superstition qui abrutit de plus en plus le patron.
– C’est peut-être par pénitence qu’il nous donne quarante sous pour notre déjeuner.
– Le fait est qu’il faut qu’il soit fou.
– Ou malade.
– Moi, depuis quelques jours, je lui trouve l’air très-égaré.
– Ce n’est pas qu’on le voie beaucoup… Lui qui était pour notre malheur dans son cabinet dès le patron-minet, et toujours sur notre dos, il reste maintenant des deux jours sans mettre le nez dans l’étude.
– Ce qui fait que le maître clerc est accablé de besogne.
– Et que ce matin nous sommes obligés de mourir de faim en l’attendant.
– En voilà du changement dans l’étude !
– C’est ce pauvre Germain qui serait joliment étonné si on lui disait : « Figure-toi, mon garçon, que le patron nous donne quarante sous pour notre déjeuner. – Ah bah ! c’est impossible. – C’est si possible que c’est à moi, Chalamel, parlant à sa personne, qu’il l’a annoncé. – Tu veux rire ? – Je veux rire ! Voilà comme ça s’est passé : pendant les deux ou trois jours qui ont suivi le décès de la mère Séraphin, nous n’avons pas eu à déjeuner du tout ; nous aimions mieux cela, d’une façon, parce que c’était moins mauvais ; mais, d’une autre, notre réfection nous coûtait de l’argent ; pourtant nous patientions, disant : « Le patron n’a plus ni servante ni femme de ménage ; quand il en aura repris une, nous reprendrons notre dégoûtante pâtée. » Eh bien ! pas du tout, mon pauvre Germain, le patron a repris une servante, et notre déjeuner a continué à être enseveli dans le fleuve de l’oubli. Alors j’ai été comme qui dirait député pour porter au patron les doléances de nos estomacs. Il était avec le maître clerc. « – Je ne veux plus vous nourrir le matin, a-t-il dit d’un ton bourru et comme s’il pensait à autre chose ; ma servante n’a pas le temps de s’occuper de votre déjeuner. – Mais, monsieur, il est convenu que vous nous devez notre repas du matin. – Eh bien ! vous ferez venir votre déjeuner du dehors, et je le payerai. Combien vous faut-il, quarante sous chacun ? a-t-il ajouté en ayant l’air de penser de plus en plus à autre chose, et de dire quarante sous comme il aurait dit vingt sous ou cent sous. – Oui, monsieur, quarante sous nous suffiront, m’écriai-je en prenant la balle au bond. – Soit : le maître clerc se chargera de cette dépense, je compterai avec lui. » « Et là-dessus le patron m’a fermé la porte au nez. Avouez, messieurs, que Germain serait furieusement étonné des libéralités du patron.
– Germain dirait que le patron a bu.
– Et que c’est un abus.
– Chalamel, nous préférons tes proverbes.
– Sérieusement je crois le patron malade. Depuis dix jours il n’est pas reconnaissable, ses joues sont creuses à y fourrer le poing.
– Et des distractions ! faut voir. L’autre jour il a levé ses lunettes pour lire un acte, il avait les yeux rouges et brûlants comme des charbons ardents.
– Il en avait le droit, « les bons comptes font les bons amis ».
– Laisse-moi donc parler. Je vous dis, messieurs, que c’est très-singulier. Je présente donc cet acte à lire au patron, mais il avait la tête en bas.
– Le patron ? Le fait est que c’est très-singulier. Qu’est-ce qu’il pouvait donc faire ainsi la tête en bas ? Il devait suffoquer ; à moins que ses habitudes ne soient, comme tu dis, bien changées.
– Oh ! que ce Chalamel est fatigant ; je te dis que je lui ai présenté l’acte à lire à l’envers.
– Ah ! a-t-il dû bougonner !
– Ah bien ! oui… il ne s’en est pas seulement aperçu ; il a regardé l’acte pendant dix minutes, ses gros yeux rouges fixés dessus, et puis il me l’a rendu… en me disant : « C’est bien ! »
– Toujours la tête en bas ?
– Toujours…
– Il n’avait donc pas lu l’acte ?
– Pardieu ! à moins qu’il ne lise à l’envers.
– C’est drôle !
– Le patron avait l’air si sombre et si méchant dans ce moment-là, que je n’ai osé rien dire, et je m’en suis allé comme si de rien n’était.
– Et moi donc, il y a quatre jours, j’étais dans le bureau du maître clerc ; arrivent un client, deux clients, trois clients, auxquels le patron avait donné rendez-vous. Ils s’impatientaient d’attendre ; à leur demande, je vais frapper à la porte du cabinet ; on ne me répond pas, j’entre…
– Eh bien ?
– M. Jacques Ferrand avait ses deux bras croisés sur son bureau, et son front chauve et peu ragoûtant appuyé sur ses bras ; il ne bougea pas.
– Il dormait ?
– Je le croyais. Je m’approche : « Monsieur, il y a là des clients à qui vous avez donné rendez-vous… » Il ne bronche pas. « Monsieur !… » Pas de réponse. Enfin je le touche à l’épaule, il se redresse comme si le diable l’avait mordu ; dans ce brusque mouvement, ses grandes lunettes vertes tombent de dessus son nez, et je vois… Vous ne le croirez jamais.
– Eh bien ! que vois-tu ?
– Des larmes…
– Ah ! quelle farce !
– En voilà une de sévère !
– Le patron pleurer ? Allons donc !
– Quand on verra ça… les hannetons joueront du cornet à piston.
– Et les poules porteront des bottes à revers.
– Ta ta ta ta, vos bêtises n’empêcheront pas que je l’aie vu comme je vous vois.
– Pleurer ?
– Oui, pleurer ; il a ensuite eu l’air si furieux d’être surpris en cet état lacrymatoire, qu’il a rajusté à la hâte ses lunettes, en me criant : « – Sortez !… Sortez !… – Mais, monsieur… – Sortez !… – Il y a là des clients auxquels vous avez donné rendez-vous, et… – Je n’ai pas le temps ; qu’ils s’en aillent au diable, et vous avec ! » « Là-dessus il s’est levé tout furieux comme pour me mettre à la porte ; je ne l’ai pas attendu, j’ai filé et renvoyé les clients, qui n’avaient pas l’air plus contents qu’il ne faut… mais, pour l’honneur de l’étude, je leur ai dit que le patron avait la coqueluche.
Cet intéressant entretien fut interrompu par M. le premier clerc qui entra tout affairé ; sa venue fut saluée par une acclamation générale, et tous les yeux se tournèrent sympathiquement vers le dindon avec une impatiente convoitise.
– Sans reproche, seigneur, vous nous faites diablement attendre, dit Chalamel.
– Prenez garde : une autre fois… notre appétit ne sera pas aussi subordonné.
– Eh ! messieurs, ce n’est pas ma faute… je me faisais plus de mauvais sang que vous… Ma parole d’honneur, il faut que le patron soit devenu fou !
– Quand je vous le disais !
– Mais que cela ne nous empêche pas de manger…
– Au contraire !
– Nous parlerons tout aussi bien la bouche pleine.
– Nous parlerons mieux, s’écria le saute-ruisseau, pendant que Chalamel, dépeçant le dindon, dit au maître clerc :
– À propos, de quoi donc vous figurez-vous que le patron est fou ?
– Nous avions déjà une velléité de le croire parfaitement abruti lorsqu’il nous a alloué quarante sous par tête pour notre déjeuner… quotidien.
– J’avoue que cela m’a surpris autant que vous, messieurs ; mais cela n’était rien, absolument rien, auprès de ce qui vient de se passer tout à l’heure.
– Ah bah !
– Ah çà ! est-ce que ce malheureux-là deviendrait assez insensé pour nous forcer d’aller dîner tous les jours à ses frais au Cadran-Bleu ?
– Et ensuite au spectacle ?
– Et ensuite au café, finir la soirée par un punch ?
– Et ensuite…
– Messieurs, riez tant que vous voudrez, mais la scène à laquelle je viens d’assister est plutôt effrayante que plaisante.
– Eh bien ! racontez-nous-la donc, cette scène.
– Oui, c’est ça, ne vous occupez pas de déjeuner, dit Chalamel, nous voilà tout oreilles.
– Et tout mâchoires, mes gaillards ! Je vous vois venir ; pendant que je parlerais, vous joueriez des dents… et le dindon serait fini avant mon histoire. Patience, ce sera pour le dessert.
Fut-ce l’aiguillon de la faim ou de la curiosité qui activa les jeunes praticiens, nous ne le savons ; mais ils mirent une telle rapidité dans leur opération gastronomique que le moment du récit du maître clerc arriva presque instantanément.
Pour n’être pas surpris par le patron, on envoya en vedette dans la pièce voisine le saute-ruisseau, à qui la carcasse et les pattes de la bête avaient été libéralement dévolues.
M. le maître clerc dit à ses collègues :
– D’abord il faut que vous sachiez que depuis quelques jours le portier s’inquiétait de la santé du patron ; comme le bonhomme veille très-tard, il avait vu plusieurs fois M. Ferrand descendre dans le jardin la nuit, malgré le froid ou la pluie, et s’y promener à grands pas. Il s’est hasardé une fois à sortir de sa niche et à demander à son maître s’il avait besoin de quelque chose. Le patron l’a envoyé se coucher d’un tel ton que, depuis, le portier s’est tenu coi, et qu’il s’y tient toujours dès qu’il entend le patron descendre au jardin, ce qui arrive presque toutes les nuits, tel temps qu’il fasse.
– Le patron est peut-être somnambule ?
– Ça n’est pas probable… mais de pareilles promenades nocturnes annoncent une fameuse agitation… J’arrive à mon histoire… Tout à l’heure je me rends dans le cabinet du patron pour lui demander quelques signatures… au moment où je mettais la main au bouton de la serrure… il me semble entendre parler… je m’arrête… et je distingue deux ou trois cris sourds… on eût dit des plaintes étouffées. Après avoir un instant hésité à entrer… ma foi… craignant quelque malheur… j’ouvre la porte…
– Eh bien ?
– Qu’est-ce que je vois ? le patron à genoux… par terre…
– À genoux ?
– Par terre ?
– Oui… agenouillé sur le plancher… le front dans ses mains… et les coudes appuyés sur le fond d’un de ses vieux fauteuils…
– C’est tout simple ; sommes-nous bêtes ! il est si cagot, il faisait une prière d’extra.
– Ce serait une drôle de prière, en tout cas ! On n’entendait que des gémissements étouffés ; seulement de temps en temps il murmurait entre ses dents : « Mon Dieu… mon Dieu… mon Dieu !… » comme un homme au désespoir. Et puis… voilà qui est encore bizarre… Dans un mouvement qu’il a fait, comme pour se déchirer la poitrine avec les ongles, sa chemise s’est entr’ouverte et j’ai très-bien distingué sur sa peau velue un petit portefeuille rouge suspendu à son cou par une chaînette d’acier…
– Tiens… tiens… tiens… Alors ?
– Alors, ma foi, voyant ça, je ne savais plus si je devais rester ou sortir.
– Ça aurait été aussi mon opinion politique.
– Je restais donc là… très-embarrassé, lorsque le patron se relève et se retourne tout à coup ; il avait entre ses dents un vieux mouchoir de poche à carreaux… ses lunettes restèrent sur le fauteuil… Non… non, messieurs… de ma vie je n’ai vu une figure pareille ; il avait l’air d’un damné. Je me recule effrayé, ma parole d’honneur ! effrayé. Alors lui…
– Vous saute à la gorge ?
– Vous n’y êtes pas. Il me regarde d’abord d’un air égaré ; puis, laissant tomber son mouchoir, qu’il avait sans doute rongé, coupé en grinçant des dents, il s’écrie en se jetant dans mes bras : « Ah ! je suis bien malheureux ! »
– Quelle farce !
– Quelle farce ! Eh bien ! ça n’empêche pas que malgré sa figure de tête de mort, quand il a prononcé ces mots-là… sa voix était si déchirante… je dirais presque si douce…
– Si douce… allons donc… il n’y a pas de crécelle, pas de chat-huant enrhumé dont le cri ne semble de la musique auprès de la voix du patron !
– C’est possible, ça n’empêche pas que dans ce moment sa voix était si plaintive que je me suis senti presque attendri, d’autant plus que M. Ferrand n’est pas expansif habituellement. « Monsieur, lui dis-je, croyez que… – Laisse-moi ! Laisse-moi ! me répondit-il en m’interrompant, cela soulage tant de pouvoir dire à quelqu’un ce que l’on souffre… » Évidemment il me prenait pour un autre.
– Il vous a tutoyé ? Alors vous nous devez deux bouteilles de Bordeaux :
Quand le patron vous a tutoyé,
À boire, vous devez payer.
« C’est le proverbe qui le dit, c’est sacré : les proverbes sont la sagesse des nations.
– Voyons, Chalamel, laissez là vos rébus : Vous comprenez bien, messieurs, qu’en entendant le patron me tutoyer, j’ai tout de suite compris qu’il se méprenait ou qu’il avait une fièvre chaude. Je me suis dégagé en lui disant : « Monsieur, calmez-vous !… Calmez-vous !… C’est moi. » Alors il m’a regardé d’un air stupide.
– À la bonne heure, vous voilà dans le vrai.
– Ses yeux étaient égarés. « Hein ! a-t-il répondu, qu’est-ce ?… Qui est là ?… Que me voulez-vous ?… » Et il passait, à chaque question, sa main sur son front, comme pour écarter le nuage qui obscurcissait sa pensée.
– Qui obscurcissait sa pensée… Comme c’est écrit… Bravo ! maître clerc, nous ferons un mélodrame ensemble :
Quand on parle si bien, sur mon âme !
On doit écrire un mélodrâââme.
– Mais tais-toi donc, Chalamel.
– Qu’est-ce donc que le patron peut avoir ?
– Ma foi, je n’en sais rien ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que, lorsqu’il a eu retrouvé son sang-froid, ç’a été une autre chanson ; il a froncé les sourcils d’un air terrible et m’a dit vivement, sans me donner le temps de lui répondre : « Que venez-vous faire ici ? Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?… Je ne puis donc pas rester chez moi sans être environné d’espions ? Qu’ai-je dit ? Qu’avez-vous entendu ? Répondez… répondez. » Ma foi, il avait l’air si méchant que j’ai repris : « Je n’ai rien entendu, monsieur, j’entre ici à l’instant même. – Vous ne me trompez pas ? – Non, monsieur. – Eh bien ! que voulez-vous ? – Vous demander quelques signatures, monsieur. – Donnez. » Et le voilà qui se met à signer, à signer… sans les lire, une demi-douzaine d’actes notariés, lui qui ne mettait jamais son parafe sur un acte sans l’épeler, pour ainsi dire, lettre par lettre, et deux fois d’un bout à l’autre. Je remarquai que de temps en temps sa main se ralentissait au milieu de sa signature, comme s’il eût été absorbé par une idée fixe, et puis il reprenait et signait vite, vite, et comme convulsivement. Quand tout a été signé, il m’a dit de me retirer, et je l’ai entendu descendre par le petit escalier qui communique de son cabinet dans la cour.
– J’en reviens toujours là… qu’est-ce qu’il peut avoir ?
– Messieurs, c’est peut-être Mme Séraphin qu’il regrette.
– Ah bien ! oui… lui… regretter quelqu’un !
– Ça me fait penser que le portier a dit que le curé de Bonne-Nouvelle et son vicaire étaient venus plusieurs fois pour voir le patron et qu’ils n’avaient pas été reçus. C’est ça qui est surprenant ! Eux qui ne démordaient pas d’ici.
– Moi, ce qui m’intrigue, c’est de savoir quels travaux il a fait faire au menuisier et au serrurier dans le pavillon.
– Le fait est qu’ils y ont travaillé trois jours de suite.
– Et puis un soir on a apporté des meubles dans une grande tapissière couverte.
– Ma foi, moi, messieurs, trou la la ! je donne ma langue aux chiens, comme dit le cygne de Cambrai.
– C’est peut-être le remords d’avoir fait emprisonner Germain qui le tourmente…
– Des remords, lui ?… Il est trop dur à cuire et trop culotté pour ça…, comme dit l’aigle de Meaux !
– Farceur de Chalamel !
– À propos de Germain, il va avoir de fameuses recrues dans sa prison, pauvre garçon !
– Comment cela !
– J’ai lu dans la Gazette des tribunaux que la bande de voleurs et d’assassins qu’on a arrêtée aux Champs-Élysées, dans un de ces petits cabarets souterrains…
– En voilà de vraies cavernes…
– Que cette bande de scélérats a été écrouée à la Force.
– Pauvre Germain, ça va lui faire une jolie société !
– Louise Morel aura aussi sa part de recrues ; car dans la bande on dit qu’il y a toute une famille de voleurs et d’assassins de père en fils… et de mère en fille…
– Alors on enverra les femmes à Saint-Lazare, où est Louise.
– C’est peut-être quelqu’un de cette bande qui a assassiné cette comtesse qui demeure près de l’Observatoire, une des clientes du patron. M’a-t-il assez souvent envoyé savoir de ses nouvelles, à cette comtesse ! Il a l’air de s’intéresser joliment à sa santé. Il faut être juste, c’est la seule chose sur laquelle il n’ait pas l’air abruti… Hier encore, il m’a dit d’aller m’informer de l’état de Mme Mac-Gregor.
– Eh bien ?
– C’est toujours la même chose : un jour on espère, le lendemain on désespère ; on ne sait jamais si elle passera la journée ; avant-hier on en désespérait, mais hier il y avait, a-t-on dit, une lueur d’espoir ; ce qui complique la chose, c’est qu’elle a eu une fièvre cérébrale.
– Est-ce que tu as pu entrer dans la maison, et voir l’endroit où l’assassinat s’est commis ?
– Ah bien ! oui… je n’ai pu aller plus loin que la porte cochère, et le concierge n’a pas l’air causeur, tant s’en faut…
– Messieurs… à vous, à vous ! Voici le patron qui monte, cria le saute-ruisseau en entrant dans l’étude toujours armé de sa carcasse.
Aussitôt les jeunes gens regagnèrent à la hâte leurs tables respectives, sur lesquelles ils se courbèrent en agitant leurs plumes, pendant que le saute-ruisseau déposait momentanément le squelette du dindon dans un carton rempli de dossiers.
Jacques Ferrand parut en effet.
S’échappant de son vieux bonnet de soie noire, ses cheveux roux, mêlés de mèches grises, tombaient en désordre de chaque côté de ses tempes : quelques-unes des veines qui marbraient son crâne paraissaient injectées de sang, tandis que sa face camuse et ses joues creuses étaient d’une pâleur blafarde. On ne pouvait voir l’expression de son regard, caché sous ses larges lunettes vertes ; mais la profonde altération des traits de cet homme annonçait les ravages d’une passion dévorante.
Il traversa lentement l’étude, sans dire un mot à ses clercs, sans même paraître s’apercevoir qu’ils fussent là, entra dans la pièce où se tenait le maître clerc, la traversa ainsi que son cabinet, et redescendit immédiatement par le petit escalier qui conduisait à la cour.
Jacques Ferrand ayant laissé derrière lui toutes les portes ouvertes, les clercs purent à bon droit s’étonner de la bizarre évolution de leur patron, qui était monté par un escalier et descendu par un autre, sans s’arrêter dans une seule des chambres qu’il avait traversées machinalement.