Les Mystères de Paris

| 9.13 - Le mariage

 

 

 

XIII

Le mariage


Depuis que Rodolphe lui avait appris le meurtre de Fleur-de-Marie, la comtesse Sarah Mac-Gregor écrasée par cette révélation qui ruinait toutes ses espérances, torturée par un remords tardif, avait été en proie à de violentes crises nerveuses, à un effrayant délire ; sa blessure, à demi cicatrisée, s’était rouverte, et une longue syncope avait momentanément fait croire à sa mort. Pourtant, grâce à la force de sa constitution, elle ne succomba pas à cette rude atteinte ; une nouvelle lueur de vie vint la ranimer encore.
 
Assise dans un fauteuil, afin de se soustraire aux oppressions qui la suffoquaient, Sarah était depuis quelques moments plongée dans des réflexions accablantes, regrettant presque la mort à laquelle elle venait d’échapper.
 
Tout à coup Thomas Seyton entra dans la chambre de la comtesse ; il contenait difficilement une émotion profonde ; d’un signe il éloigna les deux femmes de Sarah ; celle-ci parut à peine s’apercevoir de la présence de son frère.
 
– Comment vous trouvez-vous ? lui dit-il.
 
– Dans le même état… j’éprouve une grande faiblesse… et de temps à autre des suffocations douloureuses… Pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas retirée de ce monde… dans ma dernière crise ?
 
– Sarah, reprit Thomas Seyton après un moment de silence, vous êtes entre la vie et la mort… une émotion violente pourrait vous tuer… comme elle pourrait vous sauver.
 
– Je n’ai plus d’émotions à éprouver, mon frère.
 
– Peut-être…
 
– La mort de Rodolphe me trouverait indifférente… le spectre de ma fille noyée… noyée par ma faute… est là… toujours là… devant moi… Ce n’est pas une émotion… c’est un remords incessant. Je suis réellement mère… depuis que je n’ai plus d’enfant.
 
– J’aimerais mieux retrouver en vous cette froide ambition qui vous faisait regarder votre fille comme un moyen de réaliser le rêve de votre vie.
 
– Les effrayants reproches du prince ont tué cette ambition, le sentiment maternel s’est éveillé en moi… au tableau des atroces misères de ma fille.
 
– Et…, dit Seyton en hésitant et en pesant pour ainsi dire chaque parole, si par hasard, supposons une chose impossible, un miracle, vous appreniez que votre fille vit encore, comment supporteriez-vous une telle découverte ?
 
– Je mourrais de honte et de désespoir à sa vue.
 
– Ne croyez pas cela, vous seriez trop enivrée du triomphe de votre ambition ! Car enfin, si votre fille avait vécu, le prince vous épousait, il vous l’avait dit.
 
– En admettant cette supposition insensée, il me semble que je n’aurais pas le droit de vivre. Après avoir reçu la main du prince, mon devoir serait de le délivrer… d’une épouse indigne… ma fille, d’une mère dénaturée…
 
L’embarras de Thomas Seyton augmentait à chaque instant. Chargé par Rodolphe, qui était dans une pièce voisine, d’apprendre à Sarah que Fleur-de-Marie vivait, il ne savait que résoudre. La vie de la comtesse était si chancelante qu’elle pouvait s’éteindre d’un moment à l’autre ; il n’y avait donc aucun retard à apporter au mariage in extremis qui devait légitimer la naissance de Fleur-de-Marie. Pour cette triste cérémonie, le prince s’était fait accompagner d’un ministre, de Murph et du baron de Graün comme témoins ; le duc de Lucenay et lord Douglas, prévenus à la hâte par Seyton, devaient servir de témoins à la comtesse, et venaient d’arriver à l’instant même.
 
Les moments pressaient ; mais les remords empreints de la tendresse maternelle, qui remplaçaient alors chez Sarah une impitoyable ambition, rendaient la tâche de Seyton plus difficile encore. Tout son espoir était que sa sœur le trompait ou se trompait elle-même, et que l’orgueil de cette femme se réveillerait dès qu’elle toucherait à cette couronne si longtemps rêvée.
 
– Ma sœur…, dit Thomas Seyton d’une voix grave et solennelle, je suis dans une terrible perplexité… Un mot de moi va peut-être vous rendre à la vie… va peut-être vous tuer…
 
– Je vous l’ai dit… je n’ai plus d’émotions à redouter…
 
– Une seule… pourtant…
 
– Laquelle ?
 
– S’il s’agissait… de votre fille ?…
 
– Ma fille est morte…
 
– Si elle ne l’était pas ?
 
– Nous avons épuisé cette supposition tout à l’heure… Assez, mon frère… mes remords me suffisent.
 
– Mais si ce n’était pas une supposition ?… Mais si par un hasard incroyable… inespéré… votre fille avait été arrachée à la mort… mais si… elle vivait ?
 
– Vous me faites mal… ne me parlez pas ainsi.
 
– Eh bien ! donc, que Dieu me pardonne et vous juge !… elle vit encore…
 
– Ma fille ?
 
– Elle vit, vous dis-je… Le prince est là… avec un ministre… J’ai fait prévenir deux de vos amis pour vous servir de témoins… Le vœu de votre vie est enfin réalisé… La prédiction s’accomplit… Vous êtes souveraine.
 
Thomas Seyton avait prononcé ces mots en attachant sur sa sœur un regard rempli d’angoisse, épiant sur son visage chaque signe d’émotion.
 
À son grand étonnement, les traits de Sarah restèrent presque impassibles : elle porta seulement ses deux mains à son cœur en se renversant dans son fauteuil, étouffa un léger cri qui parut lui être arraché par une douleur subite et profonde… puis sa figure redevint calme.
 
– Qu’avez-vous, ma sœur ?
 
– Rien… la surprise… une joie inespérée… Enfin mes vœux sont comblés !…
 
« Je ne m’étais pas trompé ! pensa Thomas Seyton, l’ambition domine… elle est sauvée… » Puis s’adressant à Sarah : – Eh bien ! ma sœur, que vous disais-je ?
 
– Vous aviez raison…, reprit-elle avec un sourire amer et devinant la pensée de son frère, l’ambition a encore étouffé en moi la maternité…
 
– Vous vivrez ! et vous aimerez votre fille…
 
– Je n’en doute pas… je vivrai… voyez comme je suis calme…
 
– Et ce calme est réel ?
 
– Abattue, brisée comme je le suis… aurais-je la force de feindre ?
 
– Vous comprenez maintenant mon hésitation de tout à l’heure ?
 
– Non, je m’en étonne ; car vous connaissiez mon ambition… Où est le prince ?
 
– Il est ici.
 
– Je voudrais le voir… avant la cérémonie… Puis elle ajouta avec une indifférence affectée : Ma fille est là… sans doute ?
 
– Non… vous la verrez plus tard.
 
– En effet… j’ai le temps… Faites, je vous prie, venir le prince…
 
– Ma sœur… je ne sais… mais votre air est étrange… sinistre.
 
– Voulez-vous que je rie ? Croyez-vous que l’ambition assouvie ait une expression douce et tendre ?… Faites venir le prince !
 
Malgré lui Seyton était inquiet du calme de Sarah. Un moment il crut voir dans ses yeux des larmes contenues ; après une nouvelle hésitation, il ouvrit une porte, qu’il laissa ouverte, et sortit.
 
– Maintenant, dit Sarah, pourvu que je voie… que j’embrasse ma fille, je serai satisfaite… Ce sera bien difficile à obtenir… Rodolphe, pour me punir, me refusera… Mais j’y parviendrai… oh ! j’y parviendrai… Le voici.
 
Rodolphe entra et ferma la porte.
 
– Votre frère vous a tout dit ? demanda froidement le prince à Sarah.
 
– Tout…
 
– Votre… ambition… est satisfaite ?
 
– Elle est… satisfaite…
 
– Le ministre… et les témoins… sont là…
 
– Je le sais…
 
– Ils peuvent entrer… je pense ?…
 
– Un mot… monseigneur…
 
– Parlez… madame…
 
– Je voudrais… voir ma fille…
 
– C’est impossible…
 
– Je vous dis, monseigneur, que je veux voir ma fille !
 
– Elle est à peine convalescente… elle a éprouvé déjà ce matin une violente secousse… cette entrevue lui serait funeste…
 
– Mais au moins… elle embrassera sa mère…
 
– À quoi bon ? Vous voici princesse souveraine…
 
– Je ne le suis pas encore… et je ne le serai qu’après avoir embrassé ma fille…
 
Rodolphe regarda la comtesse avec un profond étonnement.
 
– Comment ! s’écria-t-il, vous soumettez la satisfaction de votre orgueil…
 
– À la satisfaction… de ma tendresse maternelle… Cela vous surprend… monseigneur ?…
 
– Hélas !… oui.
 
– Verrai-je ma fille ?
 
– Mais…
 
– Prenez garde, monseigneur, les moments sont peut-être comptés… Ainsi que l’a dit mon frère… cette crise peut me sauver comme elle peut me tuer… Dans ce moment… je rassemble toutes mes forces… toute mon énergie… et il m’en faut beaucoup… pour lutter contre le saisissement d’une telle découverte… Je veux voir ma fille… ou sinon… je refuse votre main… et si je meurs… sa naissance ne sera pas légitimée…
 
– Fleur-de-Marie… n’est pas ici… il faudrait l’envoyer chercher… chez moi.
 
– Envoyez-la chercher à l’instant… et je consens à tout. Comme les moments sont peut-être comptés, je vous l’ai dit… le mariage se fera… pendant le temps que Fleur-de-Marie mettra à se rendre ici.
 
– Quoique ce sentiment m’étonne de votre part… il est trop louable pour que je n’y aie pas égard… Vous verrez Fleur-de-Marie… Je vais lui écrire…
 
– Là… sur ce bureau… où j’ai été frappée…
 
Pendant que Rodolphe écrivait quelques mots à la hâte, la comtesse essuya la sueur glacée qui coulait de son front, ses traits jusqu’alors calmes trahirent une souffrance violente et cachée ; on eût dit que Sarah, en cessant de se contraindre, se reposait d’une dissimulation douloureuse.
 
Sa lettre écrite, Rodolphe se leva et dit à la comtesse :
 
– Je vais envoyer cette lettre à ma fille par un de mes aides de camp. Elle sera ici dans une demi-heure… puis-je rentrer avec le ministre et les témoins ?…
 
– Vous le pouvez… ou plutôt… je vous en prie, sonnez… ne me laissez pas seule… Chargez sir Walter de cette commission… Il ramènera les témoins et le ministre.
 
Rodolphe sonna, une des femmes de Sarah parut…
 
– Priez mon frère d’envoyer ici sir Walter Murph, dit la comtesse.
 
La femme de chambre sortit.
 
– Cette union est triste, Rodolphe… dit amèrement la comtesse. Triste pour moi… Pour vous, elle sera heureuse !
 
Le prince fit un mouvement.
 
– Elle sera heureuse pour vous, Rodolphe, car je n’y survivrai pas !
 
À ce moment, Murph entra.
 
– Mon ami, lui dit Rodolphe, envoie à l’instant cette lettre à ma fille par le colonel ; il la ramènera dans ma voiture… Prie le ministre et les témoins d’entrer dans la salle voisine.
 
– Mon Dieu ! s’écria Sarah d’un ton suppliant lorsque le squire eut disparu, faites qu’il me reste assez de forces pour la voir ! que je ne meure pas avant son arrivée !
 
– Ah ! que n’avez-vous toujours été aussi bonne mère !
 
– Grâce à vous, du moins, je connais le repentir, le dévouement, l’abnégation… Oui, tout à l’heure, quand mon frère m’a appris que notre fille vivait… laissez-moi dire notre fille, je ne le dirai pas longtemps, j’ai senti au cœur un coup affreux ; j’ai senti que j’étais frappée à mort. J’ai caché cela, mais j’étais heureuse… La naissance de notre enfant serait légitimée, et je mourrais ensuite…
 
– Ne parlez pas ainsi !
 
– Oh ! cette fois, je ne vous trompe pas… vous verrez !
 
– Et aucun vestige de cette ambition implacable qui vous a perdue ! Pourquoi la fatalité a-t-elle voulu que votre repentir fût si tardif ?
 
– Il est tardif, mais profond, mais sincère, je vous le jure. À ce moment solennel, si je remercie Dieu de me retirer de ce monde, c’est que ma vie vous eût été un horrible fardeau…
 
– Sarah ! de grâce…
 
– Rodolphe… une dernière prière… votre main…
 
Le prince, détournant la vue, tendit sa main à la comtesse, qui la prit vivement entre les siennes.
 
– Ah ! les vôtres sont glacées ! s’écria Rodolphe avec effroi.
 
– Oui… je me sens mourir ! Peut-être, par une dernière punition… Dieu ne voudra-t-il pas que j’embrasse ma fille !
 
– Oh ! si… si ! il sera touché de vos remords.
 
– Et vous, mon ami, en êtes-vous touché ?… me pardonnez-vous ?… Oh ! de grâce, dites-le ! Tout à l’heure, quand notre fille sera là, si elle arrive à temps, vous ne pourrez pas me pardonner devant elle… ce serait lui apprendre combien j’ai été coupable… et cela, vous ne le voudrez pas… Une fois que je serai morte, qu’est-ce que cela vous fait qu’elle m’aime ?
 
– Rassurez-vous… elle ne saura rien !
 
– Rodolphe… pardon !… oh ! pardon !… Serez-vous sans pitié ?… Ne suis-je pas assez malheureuse ?…
 
– Eh bien ! que Dieu vous pardonne le mal que vous avez fait à votre enfant comme je vous pardonne celui que vous m’avez fait, malheureuse femme !
 
– Vous me pardonnez… du fond du cœur ?…
 
– Du fond du cœur… dit le prince d’une voix émue.
 
La comtesse pressa vivement la main de Rodolphe contre ses lèvres défaillantes avec un élan de joie et de reconnaissance, puis elle dit :
 
– Faites entrer le ministre, mon ami, et dites-lui qu’ensuite il ne s’éloigne pas… Je me sens bien faible !
 
Cette scène était déchirante ; Rodolphe ouvrit les deux battants de la porte du fond ; le ministre entra, suivi de Murph et du baron de Graün, témoins de Rodolphe, et du duc de Lucenay et de lord Douglas, témoins de la comtesse ; Thomas Seyton venait ensuite.
 
Tous les acteurs de cette scène douloureuse étaient graves, tristes et recueillis : M. de Lucenay lui-même avait oublié sa pétulance habituelle.
 
Le contrat de mariage entre très-haut et très-puissant prince S. A. R. Gustave-Rodolphe V, grand-duc régnant de Gerolstein, et Sarah Seyton de Halsbury, comtesse Mac-Gregor (contrat qui légitimait la naissance de Fleur-de-Marie) avait été préparé par les soins du baron de Graün ; il fut lu par lui et signé par les époux et leurs témoins.
 
Malgré le repentir de la comtesse, lorsque le ministre dit d’une voix solennelle à Rodolphe : « Votre Altesse Royale consent-elle à prendre pour épouse Mme Sarah Seyton de Halsbury, comtesse Mac-Gregor ? » et que le prince eut répondu « Oui » d’une voix haute et ferme, le regard mourant de Sarah étincela ; une rapide et fugitive expression d’orgueilleux triomphe passa sur ses traits livides ; c’était le dernier éclat de l’ambition qui mourait avec elle.
 
Durant cette triste et imposante cérémonie, aucune parole ne fut échangée entre les assistants. Lorsqu’elle fut accomplie, les témoins de Sarah, M. le duc de Lucenay et lord Douglas, vinrent en silence saluer profondément le prince, puis sortirent.
 
Sur un signe de Rodolphe, Murph et M. de Graün les suivirent.
 
– Mon frère, dit tout bas Sarah, priez le ministre de vous accompagner dans la pièce voisine, et d’avoir la bonté d’y attendre un moment.
 
– Comment vous trouvez-vous, ma sœur ? Vous êtes bien pâle…
 
– Je suis sûre de vivre, maintenant, ne suis-je pas grande-duchesse de Gerolstein ? ajouta-t-elle avec un sourire amer.
 
Restée seule avec Rodolphe, Sarah murmura d’une voix épuisée, pendant que ses traits se décomposaient d’une manière effrayante :
 
– Mes forces sont à bout… je me sens mourir… je ne la verrai pas !
 
– Si… si… rassurez-vous, Sarah… vous la verrez.
 
– Je ne l’espère plus… cette contrainte… Oh ! il fallait une force surhumaine… Ma vue se trouble déjà !
 
– Sarah ! dit le prince en s’approchant vivement de la comtesse et prenant ses mains dans les siennes, elle va venir… maintenant, elle ne peut tarder…
 
– Dieu ne voudra pas m’accorder… cette dernière consolation.
 
– Sarah ! écoutez, écoutez… Il me semble entendre une voiture… Oui, c’est elle… voilà votre fille !
 
– Rodolphe, vous ne lui direz pas… que j’étais une mauvaise mère ! articula lentement la comtesse qui déjà n’entendait plus.
 
Le bruit d’une voiture retentit sur les pavés sonores de la cour.
 
La comtesse ne s’en aperçut pas. Ses paroles devinrent de plus en plus incohérentes ; Rodolphe était penché vers elle avec anxiété ; il vit ses yeux se voiler.
 
– Pardon ! ma fille… voir ma fille ! Pardon !… au moins… après ma mort, les honneurs de mon rang ! murmura-t-elle enfin.
 
Ce furent les derniers mots intelligibles de Sarah. L’idée fixe, dominante de toute sa vie revenait encore malgré son repentir sincère.
 
Tout à coup Murph entra.
 
– Monseigneur… la princesse Marie…
 
– Non ! s’écria vivement Rodolphe, qu’elle n’entre pas ! Dis à Seyton d’amener le ministre. Puis, montrant Sarah qui s’éteignait dans une lente agonie, Rodolphe ajouta :
 
– Dieu lui refuse la consolation suprême d’embrasser son enfant.
 
Une demi-heure après, la comtesse Sarah Mac-Gregor avait cessé de vivre.