Les Mystères de Paris

| 9.06 - L'hospice

 

 

 

VI

L’hospice
[1]

On se souvient que Fleur-de-Marie, sauvée par la Louve, avait été transportée, non loin de l’île du Ravageur, dans la maison de campagne du docteur Griffon, l’un des médecins de l’hospice civil où nous conduirons le lecteur.
 
Ce savant docteur, qui avait obtenu, par de hautes protections, un service dans cet hôpital, regardait ses salles comme une espèce de lieu d’essai où il expérimentait sur les pauvres les traitements qu’il appliquait ensuite à ses riches clients, ne hasardant jamais sur ceux-ci un nouveau moyen curatif avant d’en avoir ainsi plusieurs fois tenté et répété l’application in anima vili, comme il le disait avec cette sorte de barbarie naïve où peut conduire la passion aveugle de l’art, et surtout l’habitude et la puissance d’exercer, sans crainte et sans contrôle, sur une créature de Dieu, toutes les capricieuses tentatives, toutes les savantes fantaisies d’un esprit inventeur.
 
Ainsi, par exemple, le docteur voulait-il s’assurer de l’effet comparatif d’une médication nouvelle assez hasardée, afin de pouvoir déduire des conséquences favorables à tel ou tel système :
 
Il prenait un certain nombre de malades…
 
Traitait ceux-ci selon la nouvelle méthode,
 
Ceux-là par l’ancienne.
 
Dans quelques circonstances abandonnait les autres aux seules forces de la nature…
 
Après quoi il comptait les survivants…
 
Ces terribles expériences étaient, à bien dire, un sacrifice humain fait sur l’autel de la science[2].
 
Le docteur Griffon n’y songeait même pas.
 
Aux yeux de ce prince de la science, comme on dit de nos jours, les malades de son hôpital n’étaient que de la matière à étude, à expérimentation ; et comme, après tout, il résultait parfois de ses essais un fait utile ou une découverte acquise à la science, le docteur se montrait aussi ingénument satisfait et triomphant qu’un général après une victoire assez coûteuse en soldats.
 
L’homœopathie, lors de son apparition, n’avait pas eu d’adversaire plus acharné que le docteur Griffon. Il traitait cette méthode d’absurde, de funeste, d’homicide ; aussi, fort de sa conviction, et voulant mettre les homœopathes, comme on dit, au pied du mur, il aurait voulu leur offrir, avec une loyauté chevaleresque, un certain nombre de malades sur lesquels l’homœopathie instrumenterait à son gré, sûr d’avance que, de vingt malades soumis à ce traitement, cinq au plus survivraient… Mais la lettre de l’Académie de médecine, qui refusait les expériences provoquées par le ministère lui-même, sur la demande de la société de médecine homœopathique, réprima cet excès de zèle, et, par esprit de corps, il ne voulut pas faire de son autorité privée ce que ses supérieurs hiérarchiques avaient repoussé. Seulement il continua avec la même inconséquence que ses collègues à déclarer à la fois les doses homœopathiques sans aucune action et très-dangereuses, sans réfléchir que ce qui est inerte ne peut en même temps être venimeux ; mais les préjugés des savants ne sont pas moins tenaces que ceux du vulgaire, et il fallut bien des années avant qu’un médecin consciencieux osât expérimenter dans un hôpital de Paris la médecine des petites doses et sauver, avec des globules, des centaines de pneumoniques que la saignée eût envoyés dans l’autre monde.
 
Quant au docteur Griffon, qui déclarait si cavalièrement homicides les millionièmes de grains, il continua d’ingurgiter sans pitié à ses patients l’iode, la strychnine et l’arsenic, jusqu’aux limites extrêmes de la tolérance physiologique, ou pour mieux dire jusqu’à l’extinction de la vie.
 
On eût stupéfié le docteur Griffon en lui disant, à propos de cette libre et autocratique disposition de ses sujets :
 
« Un tel état de choses ferait regretter la barbarie de ce temps où les condamnés à mort étaient exposés à subir des opérations chirurgicales récemment découvertes… mais que l’on n’osait encore pratiquer sur le vivant… L’opération réussissait-elle, le condamné était gracié.
 
« Comparée à ce que vous faites, cette barbarie était de la charité, monsieur.
 
« Après tout, on donnait ainsi une chance de vie à un misérable que le bourreau attendait, et l’on rendait possible une expérience peut-être utile au salut de tous.
 
« Les homœopathes, que vous accablez de vos sarcasmes, ont essayé préalablement sur eux-mêmes tous les médicaments dont ils se servent pour combattre les maladies. Plusieurs ont succombé dans ces essais noblement téméraires, mais leur mort doit être inscrite en lettres d’or dans le martyrologe de la science. N’est-ce pas à de semblables expériences que vous devriez convier vos élèves ?
 
« Mais leur indiquer la population d’un hôpital comme une vile matière destinée à la manipulation thérapeutique, comme une espèce de chair à canon destinée à supporter les premières bordées de la mitraille médicale, plus meurtrière que celle du canon ; mais tenter vos aventureuses médications sur de malheureux artisans dont l’hospice est le seul refuge lorsque la maladie les accable… mais essayer un traitement peut-être funeste sur des gens que la misère vous livre confiants et désarmés… à vous leur seul espoir, à vous qui ne répondez de leur vie qu’à Dieu… Savez-vous que cela serait pousser l’amour de la science jusqu’à l’inhumanité, monsieur ?
 
« Comment ! les classes pauvres peuplent déjà les ateliers, les champs, l’armée ; de ce monde elles ne connaissent que misère et privations, et lorsqu’à bout de fatigues et de souffrances elles tombent exténuées… et demi-mortes… la maladie même ne les préserverait pas d’une dernière et sacrilège exploitation ?
 
« J’en appelle à votre cœur, monsieur, cela ne serait-il pas injuste et cruel ? »
 
Hélas ! le docteur Griffon aurait été touché peut-être par ces paroles sévères, mais non convaincu.
 
L’homme est fait de la sorte : le capitaine s’habitue aussi à ne plus considérer ses soldats que comme des pions de ce jeu sanglant qu’on appelle une bataille.
 
Et c’est parce que l’homme est ainsi fait que la société doit protection à ceux que le sort expose à subir la réaction de ces nécessités humaines.
 
Or, le caractère du docteur Griffon une fois admis (et on peut l’admettre sans trop d’hyperbole), la population de son hospice n’avait donc aucune garantie, aucun recours contre la barbarie scientifique de ses expériences : car il existe une fâcheuse lacune dans l’organisation des hôpitaux civils.
 
Nous la signalons ici ; puissions-nous être entendu…
 
Les hôpitaux militaires sont chaque jour visités par un officier supérieur chargé d’accueillir les plaintes des soldats malades et d’y donner suite si elles lui semblent raisonnables. Cette surveillance contradictoire, complètement distincte de l’administration et du service de santé, est excellente ; elle a toujours produit les meilleurs résultats. Il est d’ailleurs impossible de voir des établissements mieux tenus que les hôpitaux militaires ; les soldats y sont soignés avec une douceur extrême, et traités nous dirions presque avec une commisération respectueuse.
 
Pourquoi une surveillance analogue à celle que les officiers supérieurs exercent dans les hôpitaux militaires n’est-elle pas exercée dans les hôpitaux civils par des hommes complètement indépendants de l’administration et du service de santé, par une commission choisie peut-être parmi les maires, leurs adjoints, parmi tous ceux enfin qui exercent les diverses charges de l’édilité parisienne, charges toujours si ardemment briguées ? Les réclamations du pauvre (si elles étaient fondées) auraient ainsi un organe impartial, tandis que, nous le répétons, cet organe manque absolument ; il n’existe aucun contrôle contradictoire du service des hospices…
 
Cela nous semble exorbitant.
 
Ainsi, la porte des salles du docteur Griffon une fois refermée sur un malade, ce dernier appartenait corps et âme à la science. Aucune oreille amie ou désintéressée ne pouvait entendre ses doléances.
 
On lui disait nettement qu’étant admis à l’hospice par charité, il faisait désormais partie du domaine expérimental du docteur, et que malade et maladie devaient servir de sujet d’étude, d’observation, d’analyse ou d’enseignement aux jeunes élèves qui suivaient assidûment la visite de M. Griffon.
 
En effet, bientôt le sujet avait à répondre aux interrogatoires souvent les plus pénibles, les plus douloureux, et cela non pas seul à seul avec le médecin, qui, comme le prêtre, remplit un sacerdoce et a le droit de tout savoir ; non, il lui fallait répondre à voix haute, devant une foule avide et curieuse.
 
Oui, dans ce pandémonium de la science, vieillard ou jeune homme, fille ou femme, étaient obligés d’abjurer tout sentiment de pudeur ou de honte, et de faire les révélations les plus intimes, de se soumettre aux investigations matérielles les plus pénibles devant un nombreux public, et presque toujours ces cruelles formalités aggravaient les maladies.
 
Et cela n’était ni humain ni juste : c’est parce que le pauvre entre à l’hospice au nom saint et sacré de la charité qu’il doit être traité avec compassion, avec respect ; car le malheur a sa majesté[3].
 
 
En lisant les lignes suivantes, on comprendra pourquoi nous les avons fait précéder de quelques réflexions.
 
 
Rien de plus attristant que l’aspect nocturne de la vaste salle d’hôpital où nous introduirons le lecteur.
 
Le long de ses grands murs sombres, percés çà et là de fenêtres grillagées comme celles des prisons, s’étendent deux rangées de lits parallèles, vaguement éclairées par la lueur sépulcrale d’un réverbère suspendu au plafond.
 
L’atmosphère est si nauséabonde, si lourde, que les nouveaux malades ne s’y acclimatent souvent pas sans danger ; ce surcroît de souffrances est une sorte de prime que tout nouvel arrivant paye inévitablement au sinistre séjour de l’hospice.
 
Au bout de quelque temps une certaine lividité morbide annonce que le malade a subi la première influence de ce milieu délétère, et qu’il est, nous l’avons dit, acclimaté[4].
 
L’air de cette salle immense est donc épais, fétide.
 
Çà et là le silence de la nuit est interrompue tantôt par des gémissements plaintifs, tantôt par de profonds soupirs arrachés par l’insomnie fébrile… puis tout se tait, et l’on n’entend plus que le balancement monotone et régulier du pendule d’une grosse horloge qui sonne ces heures si longues, si longues pour la douleur qui veille.
 
Une des extrémités de cette salle était presque plongée dans l’obscurité.
 
Tout à coup il se fit à cet endroit une sorte de tumulte et de bruit de pas précipités ; une porte s’ouvrit et se referma plusieurs fois ; une sœur de charité, dont on distinguait le vaste bonnet blanc et le vêtement noir à la clarté d’une lumière qu’elle portait, s’approcha d’un des derniers lits de la rangée de droite.
 
Quelques-unes des malades, éveillées en sursaut, se levèrent sur leur séant, attentives à ce qui se passait.
 
Bientôt les deux battants de la porte s’ouvrirent.
 
Un prêtre entra portant un crucifix… les deux sœurs s’agenouillèrent.
 
À la clarté de la lumière qui entourait ce lit d’une pâle auréole, tandis que les autres parties de la salle restaient dans l’ombre, on put voir l’aumônier de l’hospice se pencher vers la couche de misère en prononçant quelques paroles dont le son affaibli se perdit dans le silence de la nuit.
 
Au bout d’un quart d’heure le prêtre souleva l’extrémité d’un drap dont il recouvrit complètement le chevet du lit…
 
Puis il sortit…
 
Une des sœurs agenouillées se releva, ferma les rideaux, qui crièrent sur leurs tringles, et se remit à prier auprès de sa compagne.
 
Puis tout redevint silencieux.
 
Une des malades venait de mourir…
 
Parmi les femmes qui ne dormaient pas et qui avaient assisté à cette scène muette, se trouvaient trois personnes dont le nom a été déjà prononcé dans le cours de cette histoire :
 
Mlle de Fermont, fille de la malheureuse veuve ruinée par la cupidité de Jacques Ferrand ; la Lorraine, pauvre blanchisseuse, à qui Fleur-de-Marie avait autrefois donné le peu d’argent qui lui restait, et Jeanne Duport, sœur de Pique-Vinaigre, le conteur de la Force.
 
Nous connaissons Mlle de Fermont et la sœur du conteur de la Force. Quant à la Lorraine, c’était une femme de vingt ans environ, d’une figure douce et régulière, mais d’une pâleur et d’une maigreur extrêmes ; elle était phtisique au dernier degré, il ne restait aucun espoir de la sauver ; elle le savait et s’éteignait lentement.
 
La distance qui séparait les lits de ces deux femmes était assez petite pour qu’elles pussent causer à voix basse sans être entendues des sœurs.
 
– En voilà encore une qui s’en va, dit à demi-voix la Lorraine, en songeant à la morte et en se parlant à elle-même. Elle ne souffre plus… Elle est bien heureuse !…
 
– Elle est bien heureuse… si elle n’a pas d’enfant, ajouta Jeanne.
 
– Tiens… vous ne dormez pas… ma voisine…, lui dit la Lorraine. Comment ça va-t-il, pour votre première nuit ici ? Hier soir, dès en entrant, on vous a fait coucher… et je n’ai pas osé ensuite vous parler, je vous entendais sangloter.
 
– Oh ! oui… j’ai bien pleuré.
 
– Vous avez donc grand mal ?
 
– Oui, mais je suis dure au mal ; c’est de chagrin que je pleurais. Enfin, j’avais fini par m’endormir, je sommeillais, quand le bruit des portes m’a éveillée. Lorsque le prêtre est entré et que les bonnes sœurs se sont agenouillées, j’ai bien vu que c’était une femme qui se mourait… alors j’ai dit en moi-même un Pater et un Ave pour elle.
 
– Moi aussi… et, comme j’ai la même maladie que la femme qui vient de mourir, je n’ai pu m’empêcher de m’écrier : En voilà une qui ne souffre plus ; elle est bien heureuse !
 
– Oui… comme je vous le disais… si elle n’a pas d’enfant !
 
– Vous en avez donc… vous, des enfants ?
 
– Trois…, dit la sœur de Pique-Vinaigre avec un soupir. Et vous ?
 
– J’ai eu une petite fille… mais je ne l’ai pas gardée longtemps. La pauvre enfant avait été frappée d’avance ; j’avais eu trop de misère pendant ma grossesse. Je suis blanchisseuse au bateau ; j’avais travaillé tant que j’ai pu aller. Mais tout a une fin ; quand la force m’a manqué, le pain m’a manqué aussi. On m’a renvoyée de mon garni ; je ne sais pas ce que je serais devenue, sans une pauvre femme qui m’a prise avec elle dans une cave où elle se cachait pour se sauver de son homme qui voulait la tuer. C’est là que j’ai accouché sur la paille ; mais, par bonheur, cette brave femme connaissait une jeune fille, belle et charitable comme un ange du bon Dieu ; cette jeune fille avait un peu d’argent ; elle m’a retirée de ma cave, m’a bien établie dans un cabinet garni dont elle a payé un mois d’avance… me donnant en outre un berceau d’osier pour mon enfant, et quarante francs pour moi avec un peu de linge. Grâce à elle, j’ai pu me remettre sur pied et reprendre mon ouvrage.
 
– Bonne petite fille… Tenez, moi aussi, j’ai rencontré par hasard comme qui dirait sa pareille, une jeune ouvrière bien serviable. J’étais allée… voir mon pauvre frère qui est prisonnier… dit Jeanne après un moment d’hésitation, et j’ai rencontré au parloir cette ouvrière dont je vous parle : m’ayant entendu dire que je n’étais pas heureuse, elle est venue à moi, bien embarrassée, pour m’offrir de m’être utile selon ses moyens, la pauvre enfant…
 
– Comme c’était bon à elle !
 
– J’ai accepté : elle m’a donné son adresse, et, deux jours après, cette chère petite Mlle Rigolette… elle s’appelle Rigolette… m’avait fait une commande…
 
– Rigolette ! s’écria la Lorraine ; voyez donc comme ça se rencontre !
 
– Vous la connaissez ?
 
– Non ; mais la jeune fille qui a été si généreuse pour moi a plusieurs fois prononcé devant moi le nom de Mlle Rigolette ; elles étaient amies ensemble…
 
– Eh bien ! dit Jeanne en souriant tristement, puisque nous sommes voisines de lit, nous devrions être amies comme nos deux bienfaitrices.
 
– Bien volontiers ; moi, je m’appelle Annette Gerbier, dit la Lorraine, blanchisseuse.
 
– Et moi, Jeanne Duport, ouvrière frangeuse… Ah ! c’est si bon, à l’hospice, de pouvoir trouver quelqu’un qui ne vous soit pas tout à fait étranger, surtout quand on y vient pour la première fois, et qu’on a beaucoup de chagrins ! Mais je ne veux pas penser à cela… Dites-moi, la Lorraine… et comment s’appelait la jeune fille qui a été si bonne pour vous ?
 
– Elle s’appelait la Goualeuse. Tout mon chagrin est de ne l’avoir pas revue depuis longtemps… Elle était jolie comme une Sainte Vierge, avec de beaux cheveux blonds et des yeux bleus si doux, si doux… Malheureusement, malgré son secours, mon pauvre enfant est mort… à deux mois ; il était si chétif, il n’avait que le souffle… et la Lorraine essuya une larme.
 
– Et votre mari ?
 
– Je ne suis pas mariée… je blanchissais à la journée chez une riche bourgeoise de mon pays : j’avais toujours été sage, mais je m’en suis laissé conter par le fils de la maison, et alors…
 
– Ah ! oui… je comprends.
 
– Quand j’ai vu l’état où je me trouvais, je n’ai pas osé rester au pays ; M. Jules, c’était le fils de la riche bourgeoise, m’a donné cinquante francs pour venir à Paris, disant qu’il me ferait passer vingt francs tous les mois pour ma layette et pour mes couches ; mais, depuis mon départ de chez nous, je n’ai plus jamais rien reçu de lui, pas seulement de ses nouvelles ; je lui ai écrit une fois, il ne m’a pas répondu… je n’ai pas osé recommencer, je voyais bien qu’il ne voulait plus entendre parler de moi…
 
– Et c’est lui qui vous a perdue, pourtant ; et il est riche ?
 
– Sa mère a beaucoup de bien chez nous ; mais que voulez-vous ? je n’étais plus là… il m’a oubliée…
 
– Mais au moins… il n’aurait pas dû vous oublier, à cause de son enfant.
 
– C’est au contraire cela, voyez-vous, qui l’aura rendu mal pour moi ; il m’en aura voulu d’être enceinte, parce que je lui devenais un embarras.
 
– Pauvre Lorraine !
 
– Je regrette mon enfant, pour moi, mais pas pour elle ; pauvre chère petite ! elle aurait eu trop de misère et aurait été orpheline de trop bonne heure… car je n’en ai pas pour longtemps à vivre…
 
– On ne doit pas avoir de ces idées-là à votre âge. Est-ce qu’il y a beaucoup de temps que vous êtes malade ?
 
– Bientôt trois mois… Dame, quand j’ai eu à gagner pour moi et mon enfant, j’ai redoublé de travail, j’ai repris trop vite mon ouvrage à mon bateau ; l’hiver était très-froid, j’ai gagné une fluxion de poitrine : c’est à ce moment-là que j’ai perdu ma petite fille. En la veillant, j’ai négligé de me soigner… et puis par là-dessus le chagrin… enfin je suis poitrinaire… condamnée comme l’était l’actrice qui vient de mourir.
 
– À votre âge, il y a toujours de l’espoir.
 
– L’actrice n’avait que deux ans de plus que moi, et vous voyez.
 
– Celle que les bonnes sœurs veillent maintenant, c’était donc une actrice ?
 
– Mon Dieu, oui. Voyez le sort… Elle avait été belle comme le jour. Elle avait eu beaucoup d’argent, des équipages, des diamants ; mais par malheur la petite vérole l’a défigurée, alors la gêne est venue, puis la misère, enfin la voilà morte à l’hospice. Du reste, elle n’était pas fière ; au contraire, elle était bien douce et bien honnête pour toute la salle… Jamais personne n’est venu la voir ; pourtant, il y a quatre ou cinq jours, elle nous disait qu’elle avait écrit à un monsieur qu’elle avait connu autrefois dans son beau temps, et qui l’avait bien aimée ; elle lui écrivait pour le prier de venir réclamer son corps, parce que cela lui faisait mal de penser qu’elle serait disséquée… coupée en morceaux.
 
– Et ce monsieur… il est venu ?
 
– Non.
 
– Ah ! c’est bien mal.
 
– À chaque instant la pauvre femme demandait après lui, disant toujours : « Oh ! il viendra, oh ! il va venir, bien sûr… » et pourtant elle est morte sans qu’il soit venu…
 
– Sa fin lui aura été plus pénible encore.
 
– Oh ! mon Dieu ! oui, car ce qu’elle craignait tant arrivera à son pauvre corps…
 
– Après avoir été riche, heureuse, mourir ici, c’est triste ! Au moins, nous autres nous ne changeons que de misères…
 
– À propos de ça, reprit la Lorraine après un moment d’hésitation, je voudrais bien que vous me rendiez un service.
 
– Parlez…
 
– Si je mourais, comme c’est probable, avant que vous sortiez d’ici, je voudrais que vous réclamiez mon corps… J’ai la même peur que l’actrice… et j’ai mis là le peu d’argent qui me reste pour me faire enterrer.
 
– N’ayez donc pas ces idées-là.
 
– C’est égal, me le promettez-vous ?
 
– Enfin, Dieu merci, ça n’arrivera pas.
 
– Oui, mais si cela arrive, je n’aurai pas, grâce à vous, le même malheur que l’actrice.
 
– Pauvre dame, après avoir été riche, finir ainsi ! Il n’y a pas que l’actrice dans cette salle qui ait été riche, madame Jeanne.
 
– Appelez-moi donc Jeanne… comme je vous appelle la Lorraine.
 
– Vous êtes bien bonne…
 
– Qui donc encore a été riche aussi ?
 
– Une jeune personne de quinze ans au plus, qu’on a amenée ici hier soir, avant que vous n’entriez. Elle était si faible qu’on était obligé de la porter. La sœur dit que cette jeune personne et sa mère sont des gens très-comme il faut, qui ont été ruinés…
 
– Sa mère est ici aussi ?
 
– Non, la mère était si mal, si mal, qu’on n’a pu la transporter… La pauvre jeune fille ne voulait pas la quitter, et on a profité de son évanouissement pour l’emmener… C’est le propriétaire d’un méchant garni où elles logeaient qui, de peur qu’elles ne meurent chez lui, a été faire sa déclaration au commissaire.
 
– Et où est-elle ?
 
– Tenez… là… dans le lit en face de vous…
 
– Et elle a quinze ans ?
 
– Mon Dieu ! tout au plus.
 
– L’âge de ma fille aînée !… dit Jeanne en ne pouvant retenir ses larmes.
 


[1] Le nom que j’ai l’honneur de porter, et que mon père, mon grand-père, mon grand-oncle et mon bisaïeul (l’un des hommes les plus érudits du dix-septième siècle) ont rendu célèbre par de beaux et de grands travaux pratiques et théoriques sur toutes les branches de l’art de guérir, m’interdirait la moindre attaque ou allusion irréfléchie à propos des médecins, lors même que la gravité du sujet que je traite et la juste et immense célébrité de l’école médicale française ne s’y opposeraient pas ; dans la création du docteur Griffon j’ai seulement voulu personnifier un de ces hommes respectables d’ailleurs, mais qui peuvent se laisser quelquefois entraîner par la passion de l’art, des expériences, à de graves abus de pouvoir médical, s’il est permis de s’exprimer ainsi, oubliant qu’il est quelque chose encore de plus sacré que la science : l’humanité.
[2] Par une rencontre dont nous nous félicitons au nom de la vérité, ces lignes étaient sous presse depuis quelques jours, lorsqu’a paru dans le Siècle (6 août 1843) un article signé de plusieurs chirurgiens des hôpitaux de paris, où nous lisons les lignes suivantes :
« Les intrusions que nous déplorons (il s’agit de médecins ayant obtenu par faveur des salles dans les hôpitaux civils) doivent être encore examinées d’un autre point de vue, celui de la moralité. Un mot malheureux a été prononcé, le mot d’essai. Des arrêtés, portant création de services donnés contre l’esprit et contre la lettre du règlement, disposent que cette création a pour objet d’autoriser telle personne à faire l’essai de sa méthode de traitement. Un pareil langage étonne à une époque comme la nôtre, où personne n’a le droit de considérer les malades pauvres comme une matière à essai de quelque genre que ce soit ; et d’ailleurs, ces essais, combien de temps doivent-ils durer ? sur combien de malades doivent-ils être tentés ? Ne doivent-ils pas être constamment surveillés par une commission permanente, tenue d’en faire connaître les résultats ? Il y aurait une incurie profonde à laisser non résolues de semblables questions. Puis, une fois lancé dans cette malheureuse carrière des essais, qui sait où l’on s’arrêtera ? Toutes les prétendues méthodes nouvelles ne viendront-elles pas demander à leur tour de faire leurs preuves dans un service d’hôpital ? et alors homœopathie, hydrosudopathie, magnétisme, machines à rompre les ankyloses, tout cela, soyez-en sûrs, réclamera son droit d’essai. »
Et plus loin :
« Des frais très-considérables ont été faits avec une utilité très-problématique pour ces services, véritables superfétations dans les hôpitaux, qui n’ont pas toujours le nécessaire. Ainsi, tandis que l’administration est réduite à économiser sur l’eau de Seiltz, sur les sirops nécessaires à la tisane des pauvres fiévreux, sur la charpie, et., etc., on a accordé en dépenses extraordinaires, pour frais d’appareils, des sommes trop considérables, eu égard au peu d’avantage qu’on en a retiré. »
[3] Ceci n’a rien d’exagéré ; nous empruntons les passages suivants à un article du Constitutionnel (19 janvier 1836). Cet article intitulé : « Une visite d’hôpital », est signé Z., et nous savons que cette initiale cache le nom d’une de nos célébrités médicales, qui ne peut être accusée de partialité dans la question des hôpitaux civils.
« Lorsqu’un malade arrive à l’hôpital, on a soin d’inscrire aussitôt sur une pancarte le nom de l’arrivant, le numéro du lit, la désignation de la maladie, l’âge du malade, sa profession, sa demeure actuelle. Cette pancarte est ensuite appendue à l’une des extrémités du lit. Cette mesure ne laisse pas d’avoir de graves inconvénients pour ceux à qui des revers imprévus font temporairement partager le dernier refuge du pauvre. Croiriez-vous, par exemple, que ce fût là pour Gilbert, malade, une circonstance indifférente à sa guérison ? J’ai vu des jeunes gens, j’ai vu des vieillards imprévoyants à qui cette divulgation de leur misère et de leur nom de famille inspirait une profonde tristesse.
« C’est une rude corvée pour un malade que le jour où on l’admet à l’hôpital. Jugez si le malade doit être fatigué dès le lendemain de son arrivée ; dans l’espace de vingt-quatre heures, il s’est vu successivement interrogé : 1° par son propre médecin ; 2° par les médecins du bureau d’administration ; 3° par le chirurgien de garde ; 4° par l’interne de la salle ; 5° par le médecin sédentaire de l’hôpital ; et enfin 6° le lendemain matin par le médecin en chef du service, ainsi que par dix ou vingt des élèves zélés et studieux qui suivent la clinique publique. Sans doute cela profite à l’expérience maintenant si précoce des jeunes médecins, autant qu’aux progrès de l’art ; mais cela aggrave les maux ou retarde certainement la guérison du malade…
« Un de ces malheureux disait un jour :
« Je serais un accusé de cour d’assises, que je n’aurais pas eu en quinze jours plus d’interrogatoires ; cinquante personnes, depuis hier, m’ont harcelé de questions presque toujours semblables. Je n’avais qu’une pleurésie en entrant ici ; mais je crains bien que l’insatiable curiosité de tant de personnes ne me donne à la fin une fluxion de poitrine.
« Une femme me disait :
« On m’obsède à chaque instant, on veut connaître mon âge, mon tempérament, ma constitution, la couleur de mes cheveux, si j’ai la peau brune ou blanche, mon régime, mes habitudes, la santé de mes ascendants, les circonstances sous lesquelles je suis née, ma fortune, ma position, mes plus secrètes affections et le motif supposé de mes chagrins ; on va jusqu’à scruter ma conduite, et jusqu’à épier des sentiments que je devrais soigneusement renfermer dans mon cœur et dont le soupçon me fait rougir. Et plus loin : – On frappe ma poitrine en vingt endroits et devant tout le monde ; on y fait de vilaines marques d’encre pour indiquer apparemment le progrès des obstructions qui ont envahi mes entrailles. – Les médecins d’à présent, ajoutait cette femme, ressemblent à des inquisiteurs : on guérit maintenant comme on punissait jadis, et cela me chagrine. »
Plus loin, après avoir décrit les formalités de la visite, M. Z. ajoute :
« Le docteur ne fait qu’apparaître au lit des anciens malades qui sont en voie de guérison ou convalescents ; mais, parvenu à un des lits occupés par des malades nouveaux ou en danger, il ne saurait en approcher qu’après avoir traversé la double haie d’étudiants conservant là patiemment depuis le matin leur poste d’observateurs vigilants. Quant au malade, il reste muet et silencieux au milieu de cette foule curieuse et attentive, et souvent la maladie s’aggrave en proportion de cette affluence, indiquant le danger et motivant toujours l’inquiétude. Tandis que le patient envisage le médecin avec cette émotion qui participe de la confiance et de l’anxiété, celui-ci porte circulairement sur les assistants un regard de recueillement et de circonspections, qui s’illumine soudain en arrivant au malade, dont le trouble intérieur est ainsi comblé. »
[4] À moins de circonstances très-urgentes, on ne pratique jamais de graves opérations chirurgicales avant que le malade soit acclimaté.