Les Mystères de Paris

| 7.07 - Le caveau

 

 

 

VII

Le caveau


Tortillard, assis sur la première marche de l’escalier, éleva sa lumière pour tâcher d’éclairer l’épouvantable scène qui allait se passer dans les profondeurs du caveau ; mais les ténèbres étaient trop épaisses… une si faible clarté ne put les dissiper.
 
Le fils de Bras-Rouge ne distingua rien.
 
La lutte du Maître d’école et de la Chouette était sourde, acharnée, sans un mot, sans un cri.
 
Seulement de temps à autre on entendait l’aspiration bruyante ou le souffle étouffé qui accompagne toujours des efforts violents et contenus.
 
Tortillard, assis sur le degré de pierre, se mit alors à frapper des pieds avec cette cadence particulière aux spectateurs impatients de voir commencer le spectacle ; puis il poussa ce cri familier aux habitués du paradis des théâtres du boulevard :
 
– Eh ! la toile… la pièce… la musique !
 
– Oh ! je te tiendrai comme je veux, murmura le Maître d’école au fond du caveau, et tu vas…
 
Un mouvement désespéré de la Chouette l’interrompit. Elle se débattait avec l’énergie que donne la crainte de la mort.
 
– Plus haut… on n’entend pas, cria Tortillard.
 
– Tu as beau me dévorer la main, je te tiendrai comme je le veux, reprit le Maître d’école.
 
Puis, ayant sans doute réussi à contenir la Chouette, il ajouta : – C’est cela… Maintenant, écoute…
 
– Tortillard, appelle ton père ! cria la Chouette d’une voix haletante, épuisée. Au secours !… Au secours !…
 
– À la porte… la vieille ! Elle empêche d’entendre, dit le petit boiteux en éclatant de rire ; à bas la cabale !
 
Les cris de la Chouette ne pouvaient percer ces deux étages souterrains.
 
La misérable, voyant qu’elle n’avait aucune aide à attendre du fils de Bras-Rouge, voulut tenter un dernier effort.
 
– Tortillard, va chercher du secours, et je te donne mon cabas ; il est plein de bijoux… il est là sous une pierre.
 
– Que ça de générosité ! Merci, madame… Est-ce que je ne l’ai pas, ton cabas ? Tiens, entends-tu comme ça clique dedans…, dit Tortillard en le secouant. Mais, par exemple, donne-moi tout de suite pour deux sous de galette chaude, et je vas chercher papa !
 
– Aie pitié de moi, et je…
 
La Chouette ne put continuer.
 
Il se fit un nouveau silence.
 
Le petit boiteux recommença de frapper en mesure sur la pierre de l’escalier où il était accroupi, accompagnant le bruit de ses pieds de ce cri répété :
 
– Ça ne commence donc pas ? Ohé ! la toile, ou j’en fais des faux cols ! la pièce !… la musique !
 
– De cette façon, la Chouette, tu ne pourras plus m’étourdir de tes cris, reprit le Maître d’école, après quelques minutes, pendant lesquelles il parvint sans doute à bâillonner la vieille. Tu sens bien, reprit-il d’une voix lente et creuse, que je ne veux pas en finir tout de suite. Torture pour torture ! Tu m’as assez fait souffrir. Il faut que je te parle longuement avant de te tuer… oui… longuement… ça va être affreux pour toi… quelle agonie, hein ?
 
– Ah ! çà, pas de bêtises, eh ! vieux ! s’écria Tortillard en se levant à demi ; corrige-la, mais ne lui fais pas trop de mal. Tu parles de la tuer… c’est une frime, n’est-ce pas ? Je tiens à ma Chouette. Je te l’ai prêtée, mais tu me la rendras… ne me l’abîme pas… je ne veux pas qu’on me détruise ma Chouette, ou sans ça je vais chercher papa.
 
– Sois tranquille, elle n’aura que ce qu’elle mérite… une leçon profitable… dit le Maître d’école pour rassurer Tortillard, craignant que le petit boiteux n’allât chercher du secours.
 
– À la bonne heure, bravo ! Voilà la pièce qui va commencer, dit le fils de Bras-Rouge, qui ne croyait pas que le Maître d’école menaçât sérieusement les jours de l’horrible vieille.
 
– Causons donc, la Chouette, reprit le Maître d’école d’une voix calme. D’abord, vois-tu… depuis ce rêve de la ferme de Bouqueval, qui m’a remis sous les yeux tous nos crimes, depuis ce rêve qui a manqué de me rendre fou… qui me rendra fou… car dans la solitude, dans l’isolement profond où je vis, toutes mes pensées viennent malgré moi aboutir à ce rêve… il s’est passé en moi un changement étrange…
 
« Oui… j’ai eu horreur de ma férocité passée.
 
« D’abord, je ne t’ai pas permis de martyriser la Goualeuse… cela n’était rien encore…
 
« En m’enchaînant ici dans cette cave, en m’y faisant souffrir le froid et la faim, mais en me délivrant de ton obsession… tu m’as laissé tout à l’épouvante de mes réflexions.
 
« Oh ! tu ne sais pas ce que c’est que d’être seul… toujours seul… avec un voile noir sur les yeux, comme m’a dit l’homme implacable qui m’a puni…
 
« Cela est effrayant… vois donc !
 
« C’est dans ce caveau que je l’avais précipité pour le tuer… et ce caveau est le lieu de mon supplice… Il sera peut-être mon tombeau…
 
« Je te répète que cela est effrayant.
 
« Tout ce que cet homme m’a prédit s’est réalisé.
 
« Il m’avait dit : « Tu as abusé de ta force… tu seras le jouet des plus faibles. »
 
« Cela a été.
 
« Il m’avait dit : « Désormais, séparé du monde extérieur, face à face avec l’éternel souvenir de tes crimes, un jour tu te repentiras de tes crimes. »
 
« Et ce jour est arrivé… L’isolement m’a purifié.
 
« Je ne l’aurais pas cru possible.
 
« Une autre preuve… que je suis peut-être moins scélérat qu’autrefois… c’est que j’éprouve une joie infinie à te tenir là… monstre… non pour me venger, moi… mais pour venger nos victimes. Oui, j’aurai accompli un devoir… quand, de ma propre main, j’aurai puni ma complice.
 
« Une voix me dit que si tu étais tombée plus tôt en mon pouvoir, bien du sang… bien du sang n’aurait pas coulé sous tes coups.
 
« J’ai maintenant horreur de mes meurtres passés, et pourtant… ne trouves-tu pas cela bizarre ? c’est sans crainte, c’est avec sécurité que je vais commettre sur toi un meurtre affreux avec des raffinements affreux… Dis… dis… conçois-tu cela ?
 
– Bravo !… bien joué… vieux sans yeux. Ça chauffe ! s’écria Tortillard en applaudissant. Tout ça, c’est toujours pour rire ?
 
– Toujours pour rire, reprit le Maître d’école d’une voix creuse. Tiens-toi donc, la Chouette, il faut que je finisse de t’expliquer comment peu à peu j’en suis venu à me repentir.
 
« Cette révélation te sera odieuse, cœur endurci, et elle te prouvera aussi combien je dois être impitoyable dans la vengeance que je veux exercer sur toi au nom de nos victimes.
 
« Il faut que je me hâte…
 
« La joie de te tenir là… me fait bondir le sang… mes tempes battent avec violence… comme lorsqu’à force de penser au rêve ma raison s’égare… Peut-être une de mes crises va-t-elle venir… Mais j’aurai le temps de te rendre les approches de la mort effroyables, en te forçant de m’entendre.
 
– Hardi ! la Chouette ! cria Tortillard ; hardi à la réplique !… Tu ne sais donc pas ton rôle ?… Alors, dis au boulanger[1]de te souffler, ma vieille.
 
– Oh ! tu auras beau te débattre et me mordre, reprit le Maître d’école après un nouveau silence, tu ne m’échapperas pas… Tu m’as coupé les doigts jusqu’aux os… mais je t’arrache la langue si tu bouges…
 
« Continuons de causer.
 
« En me trouvant seul, toujours seul dans la nuit et dans le silence, j’ai commencé par éprouver des accès de rage furieuse… impuissante… Pour la première fois ma tête s’est perdue. Oui… quoique éveillé, j’ai revu le rêve… tu sais ? le rêve…
 
« Le petit vieillard de la rue du Roule… la femme noyée… le marchand de bestiaux… et toi… planant au-dessus de ces fantômes…
 
« Je te dis que cela est effrayant.
 
« Je suis aveugle… et ma pensée prend une forme, un corps, pour me représenter incessamment d’une manière visible, presque palpable… les traits de mes victimes.
 
« Je n’aurais pas fait ce rêve affreux, que mon esprit, continuellement absorbé par le souvenir de mes crimes passés, eût été troublé des mêmes visions…
 
« Sans doute, lorsqu’on est privé de la vue, les idées obsédantes s’imaginent presque matériellement dans le cerveau…
 
« Pourtant… quelquefois, à force de les contempler avec une terreur résignée… il me semble que ces spectres menaçants ont pitié de moi… Ils pâlissent… s’effacent et disparaissent… Alors je crois me réveiller d’un songe funeste… mais je me sens faible, abattu, brisé… et, le croirais-tu… oh ! comme tu vas rire… la Chouette !… Je pleure… entends-tu ?… Je pleure… Tu ne ris pas ?… Mais ris donc !… Ris donc…
 
La Chouette poussa un gémissement sourd et étouffé.
 
– Plus haut ! cria Tortillard, on n’entend pas.
 
– Oui, reprit le Maître d’école, je pleure, car je souffre… et la fureur est vaine. Je me dis : « Demain, après-demain, toujours je serai en proie aux mêmes accès de délire et de morne désolation… »
 
« Quelle vie ! Oh ! quelle vie !…
 
« Et je n’ai pas choisi la mort plutôt que d’être enseveli vivant dans cet abîme que creuse incessamment ma pensée !
 
« Aveugle, solitaire et prisonnier… qui pourrait me distraire de mes remords ?… Rien… rien…
 
« Quand les fantômes cessent un moment de passer et de repasser sur le voile noir que j’ai devant les yeux, ce sont d’autres tortures… ce sont des comparaisons écrasantes. Je me dis : « Si j’étais resté honnête homme, à cette heure je serais libre, tranquille, heureux, aimé et honoré des miens… au lieu d’être aveugle et enchaîné dans ce cachot, à la merci de mes complices. »
 
« Hélas ! le regret du bonheur perdu par un crime est un premier pas vers le repentir.
 
« Et, quand au repentir se joint une expiation d’une effrayante sévérité… une expiation qui change votre vie en une longue insomnie remplie d’hallucinations vengeresses ou de réflexions désespérées… peut-être alors le pardon des hommes succède aux remords et à l’expiation.
 
– Prends garde, vieux, cria Tortillard, tu manges dans le rôle à M. Moëssard… Connu ! Connu !
 
Le Maître d’école n’écouta pas le fils de Bras-Rouge.
 
– Cela t’étonne de m’entendre parler ainsi, la Chouette ? Si j’avais continué de m’étourdir, ou par d’autres sanglants forfaits, ou par l’ivresse farouche de la vie du bagne, jamais ce changement salutaire ne se fût opéré en moi, je le sais bien…
 
« Mais seul, mais aveugle, mais bourrelé de remords qui se voient, à quoi songer ?
 
« À de nouveaux crimes ?
 
« Comment les commettre ?
 
« À une évasion ?
 
« Comment m’évader ?
 
« Et si je m’évadais… où irais-je ?… Que ferais-je de ma liberté ?
 
« Non, il me faut vivre désormais dans une nuit éternelle, entre les angoisses du repentir et l’épouvante des apparitions formidables dont je suis poursuivi…
 
« Quelquefois pourtant… un faible rayon d’espoir… vient luire au milieu de mes ténèbres… un moment de calme succède à mes tourments… oui… car quelquefois je parviens à conjurer les spectres qui m’obsèdent, en leur opposant les souvenirs d’un passé honnête et paisible, en remontant par la pensée jusqu’aux premiers temps de ma jeunesse, de mon enfance…
 
« Heureusement, vois-tu, les plus grands scélérats ont du moins quelques années de paix et d’innocence à opposer à leurs années criminelles et sanglantes.
 
« On ne naît pas méchant…
 
« Les plus pervers ont eu la candeur aimable de l’enfance… ont connu les douces joies de cet âge charmant… Aussi, je te le répète, parfois je ressens une consolation amère en me disant : « Je suis à cette heure voué à l’exécration de tous, mais il a été un temps où l’on m’aimait, où l’on me protégeait, parce que j’étais inoffensif et bon… »
 
« Hélas !… il faut bien me réfugier dans le passé… quand je le puis… là seulement je trouve quelque calme…
 
En prononçant ces dernières paroles, l’accent du Maître d’école avait perdu de sa rudesse ; cet homme indomptable semblait profondément ému ; il ajouta :
 
– Tiens, vois-tu, la salutaire influence de ces pensées est telle que ma fureur s’apaise… le courage… la force… la volonté me manquent pour te punir… non… ce n’est pas à moi de verser ton sang…
 
– Bravo, vieux ! Vois-tu, la Chouette, que c’était une frime !… cria Tortillard en applaudissant.
 
– Non, ce n’est pas à moi de verser ton sang, reprit le Maître d’école, ce serait un meurtre… excusable peut-être… mais ce serait toujours un meurtre… et j’ai assez des trois spectres… et puis, qui sait ?… tu te repentiras peut-être aussi un jour, toi ?
 
En parlant ainsi, le Maître d’école avait machinalement rendu à la Chouette quelque liberté de mouvement.
 
Elle en profita pour saisir le stylet qu’elle avait placé dans son corsage après le meurtre de Sarah et pour porter un violent coup de cette arme au bandit, afin de se débarrasser de lui.
 
Il poussa un cri de douleur perçant.
 
Les ardeurs féroces de sa haine, de sa vengeance, de sa rase, ses instincts sanguinaires, brusquement réveillés et exaspérés par cette attaque, firent une explosion soudaine, terrible, où s’abîma sa raison, déjà fortement ébranlée par tant de secousses.
 
– Ah ! vipère… J’ai senti ta dent ! s’écria-t-il d’une voix tremblante de fureur en étreignant avec force la Chouette, qui avait cru lui échapper ; tu rampais dans le caveau… hein ? ajouta-t-il de plus en plus égaré ; mais je te vais écraser… vipère ou chouette… Tu attendais sans doute la venue des fantômes… Oui, car le sang me bat dans les tempes… mes oreilles tintent… la tête me tourne… comme lorsqu’ils doivent venir… Oui, je ne me trompe pas… Oh ! les voilà… du fond des ténèbres, ils s’avancent… ils s’avancent… Comme ils sont pâles… et leur sang, comme il coule, rouge et fumant… Cela t’épouvante… tu te débats… Eh bien ! sois tranquille, tu ne les verras pas, les fantômes… non… tu ne les verras pas… j’ai pitié de toi… je vais te rendre aveugle… Tu seras comme moi… sans yeux…
 
Ici le Maître d’école fit une pause.
 
La Chouette jeta un cri si horrible que Tortillard épouvanté bondit sur sa marche de pierre et se leva debout.
 
Les cris effroyables de la Chouette parurent mettre le comble au vertige furieux du Maître d’école.
 
– Chante…, disait-il à voix basse, chante, la Chouette… chante ton chant de mort… Tu es heureuse, tu ne vois plus les trois fantômes de nos assassinés… le petit vieillard de la rue du Roule… la femme noyée… le marchand de bestiaux… Moi, je les vois… ils approchent… ils me touchent… Oh ! qu’ils ont froid… ah !…
 
La dernière lueur de l’intelligence de ce misérable s’éteignit dans ce cri d’épouvante, dans ce cri de damné.
 
Dès lors le Maître d’école ne raisonna plus, ne parla plus ; il agit et rugit en bête féroce, il n’obéit plus qu’à l’instinct sauvage de la destruction pour la destruction.
 
Et il se passa quelque chose d’épouvantable dans les ténèbres du caveau.
 
On entendit un piétinement précipité, interrompu à différents intervalles par un bruit sourd, retentissant comme celui d’une boîte osseuse qui rebondirait sur une pierre contre laquelle on voudrait la briser.
 
Des plaintes aiguës, convulsives, et un éclat de rire infernal accompagnaient chacun de ces coups.
 
Puis ce fut un râle… d’agonie…
 
Puis on n’entendit plus rien.
 
Rien que le piétinement furieux… rien que les coups sourds et rebondissants qui continuèrent toujours…
 
Bientôt un bruit lointain de pas et de voix arriva jusqu’aux profondeurs du caveau… De vives lueurs brillèrent à l’extrémité du passage souterrain.
 
Tortillard, glacé de terreur par la scène ténébreuse à laquelle il venait d’assister sans la voir, aperçut plusieurs personnes portant des lumières descendre rapidement l’escalier. En un moment la cave fut envahie par plusieurs agents de sûreté, à la tête desquels était Narcisse Borel… Des gardes municipaux fermaient la marche.
 
Tortillard fut saisi sur les premières marches du caveau, tenant encore à la main le cabas de la Chouette.
 
Narcisse Borel, suivi de quelques-uns des siens, descendit dans le caveau du Maître d’école.
 
Tous s’arrêtèrent frappés d’un hideux spectacle.
 
Enchaîné par la jambe à une pierre énorme placée au milieu du caveau, le Maître d’école, horrible, monstrueux, la crinière hérissée, la barbe longue, la bouche écumante, vêtu de haillons ensanglantés, tournait comme une bête fauve autour de son cachot, traînant après lui, par les deux pieds, le cadavre de la Chouette, dont la tête était horriblement mutilée, brisée, écrasée.
 
Il fallut une lutte violente pour lui arracher les restes sanglants de sa complice et pour parvenir à le garrotter.
 
Après une vigoureuse résistance, on parvint à le transporter dans la salle basse du cabaret de Bras-Rouge, vaste salle obscure, éclairée par une seule fenêtre.
 
Là se trouvaient, les menottes aux mains et gardés à vue, Barbillon, Nicolas Martial, sa mère et sa sœur.
 
Ils venaient d’être arrêtés au moment où ils entraînaient la courtière en diamants pour l’égorger.
 
Celle-ci reprenait ses sens dans une autre chambre.
 
Étendu sur le sol et contenu à peine par deux agents, le Maître d’école, légèrement blessé au bras par la Chouette, mais complètement insensé, soufflait, mugissait comme un taureau qu’on abat. Quelquefois il se soulevait tout d’une pièce par un soubresaut convulsif.
 
Barbillon, la tête baissée, le teint livide, plombé, les lèvres décolorées, l’œil fixe et farouche, ses longs cheveux noirs et plats retombant sur le col de sa blouse bleue déchirée dans la lutte, Barbillon était assis sur un banc ; ses poignets, serrés dans les menottes de fer, reposaient sur ses genoux.
 
L’apparence juvénile de ce misérable (il avait à peine dix-huit ans), la régularité de ses traits imberbes, déjà flétris, dégradés, rendaient plus déplorable encore la hideuse empreinte dont la débauche et le crime avaient marqué cette physionomie.
 
Impassible, il ne disait pas un mot.
 
On ne pouvait deviner si cette insensibilité apparente était due à la stupeur ou à une froide énergie ; sa respiration était fréquente ; de temps à autre, de ses deux mains entravées il essuyait la sueur qui baignait son front pâle.
 
À côté de lui on voyait Calebasse ; son bonnet avait été arraché ; sa chevelure jaunâtre, serrée à la nuque par un lacet, pendait derrière sa tête en plusieurs mèches rares et effilées. Plus courroucée qu’abattue, ses joues maigres et bilieuses quelque peu colorées, elle contemplait avec dédain l’accablement de son frère Nicolas, placé sur une chaise en face d’elle.
 
Prévoyant le sort qui l’attendait, ce bandit, affaissé sur lui-même, la tête pendante, les genoux tremblants et s’entrechoquant, était éperdu de terreur ; ses dents claquaient convulsivement, il poussait de sourds gémissements.
 
Seule entre tous, la mère Martial, la veuve du supplicié, debout, et adossée au mur, n’avait rien perdu de son audace. La tête haute, elle jetait autour d’elle un regard ferme ; ce masque d’airain ne trahissait pas la moindre émotion…
 
Pourtant, à la vue de Bras-Rouge, que l’on ramenait dans la salle basse après l’avoir fait assister à la minutieuse perquisition que le commissaire et son greffier venaient de faire dans toute la maison ; pourtant, à la vue de Bras-Rouge, disons-nous, les traits de la veuve se contractèrent malgré elle ; ses petits yeux, ordinairement ternes, s’illuminèrent comme ceux d’une vipère en furie ; ses lèvres serrées devinrent blafardes, elle roidit ses deux bras garrottés… Puis, comme si elle eût regretté cette muette manifestation de colère et de haine impuissante, elle dompta son émotion et redevint d’un calme glacial.
 
Pendant que le commissaire verbalisait, assisté de son greffier, Narcisse Borel, se frottant les mains, jetait un regard complaisant sur la capture importante qu’il venait de faire et qui délivrait Paris d’une bande de criminels dangereux ; mais, s’avouant de quelle utilité lui avait été Bras-Rouge dans cette expédition, il ne put s’empêcher de lui jeter un regard expressif et reconnaissant.
 
Le père de Tortillard devait partager jusqu’après leur jugement la prison et le sort de ceux qu’il avait dénoncés ; comme eux il portait des menottes ; plus qu’eux encore il avait l’air tremblant, consterné, grimaçant de toutes ses forces sa figure de fouine, pour lui donner une expression désespérée, poussant des soupirs lamentables. Il embrassait Tortillard, comme s’il eût cherché quelques consolations dans ses caresses paternelles.
 
Le petit boiteux se montrait peu sensible à ces preuves de tendresse : il venait d’apprendre qu’il serait jusqu’à nouvel ordre transféré dans la prison des jeunes détenus.
 
– Quel malheur de quitter mon fils chéri ! s’écriait Bras-Rouge en feignant l’attendrissement ; c’est nous deux qui sommes les plus malheureux, mère Martial… car on nous sépare de nos enfants.
 
La veuve ne put garder plus longtemps son sang-froid ; ne doutant pas de la trahison de Bras-Rouge, qu’elle avait pressentie, elle s’écria :
 
– J’étais bien sûre que tu avais vendu mon fils de Toulon… Tiens, Judas !… Et elle lui cracha à la face. Tu vends nos têtes… soit ! on verra de belles morts… des morts de vrais Martial !
 
– Oui… on ne boudera pas devant la Carline, ajouta Calebasse avec une exaltation sauvage.
 
La veuve, montrant Nicolas d’un coup d’œil de mépris écrasant, dit à sa fille :
 
– Ce lâche-là nous déshonorera sur l’échafaud !
 
Quelques moments après, la veuve et Calebasse, accompagnées de deux agents, montaient en fiacre pour se rendre à Saint-Lazare.
 
Barbillon, Nicolas et Bras-Rouge étaient conduits à la Force.
 
On transportait le Maître d’école au dépôt de la Conciergerie, où se trouvent des cellules destinées à recevoir temporairement les aliénés.
 


[1] Le diable.