I
Les complices
À peine l’abbé fut-il parti que Jacques Ferrand poussa une imprécation terrible.
Son désespoir et sa rage, si longtemps comprimés, éclatèrent avec furie ; haletant, la figure crispée, l’œil égaré, il marchait à pas précipités, allant et venant dans son cabinet comme une bête féroce tenue à la chaîne.
Polidori, conservant le plus grand calme, observait attentivement le notaire.
– Tonnerre et sang ! s’écria enfin Jacques Ferrand d’une voix éclatante de courroux, ma fortune entière engloutie dans ces stupides bonnes œuvres !… moi qui méprise et exècre les hommes… moi qui n’avais vécu que pour les tromper et les dépouiller… moi fonder des établissements philanthropiques… m’y forcer… par des moyens infernaux ! Mais c’est donc le démon que ton maître ? s’écria-t-il exaspéré, en s’arrêtant brusquement devant Polidori.
– Je n’ai pas de maître, répondit froidement celui-ci. Ainsi que toi… j’ai un juge.
– Obéir comme un niais aux moindres ordres de cet homme ! reprit Jacques Ferrand, dont la rage redoublait. Et ce prêtre !… qu’à part moi j’ai si souvent raillé d’être, comme les autres, dupe de mon hypocrisie… chacune des louanges qu’il me donnait de bonne foi était un coup de poignard… Et me contraindre !… toujours me contraindre !
– Sinon l’échafaud.
– Oh ! ne pouvoir échapper à cette domination fatale !… Mais enfin voilà plus d’un million que j’abandonne. S’il me reste avec cette maison cent mille francs, c’est tout au plus. Que peut-on vouloir encore ?
– Tu n’es pas au bout… Le prince sait par Badinot que ton homme de paille, Petit-Jean, n’était que ton prête-nom pour les prêts usuraires faits au vicomte de Saint-Remy, que tu as (toujours sous le nom de Petit-Jean) si rudement rançonné d’ailleurs pour ses faux. Les sommes que Saint-Remy a payées lui avaient été prêtées par une grande dame… probablement encore une restitution qui t’attend. Mais on l’ajourne sans doute parce qu’elle est plus délicate.
– Enchaîné… enchaîné ici !
– Aussi solidement qu’avec un câble de fer.
– Toi… mon geôlier… misérable.
– Que veux-tu… selon le système du prince, rien de plus logique : il punit le crime par le crime, le complice par le complice.
– Ô rage !
– Et malheureusement rage impuissante !… car tant qu’il ne m’aura pas fait dire : « Jacques Ferrand est libre de quitter sa maison… » je resterai à tes côtés, comme ton ombre… Écoute donc, ainsi que toi je mérite l’échafaud. Si je manque aux ordres que j’ai reçus comme ton geôlier, ma tête tombe ! Tu ne pouvais donc avoir un gardien plus incorruptible. Quant à fuir tous deux… impossible. Nous ne pourrions faire un pas hors d’ici sans tomber entre les mains des gens qui veillent jour et nuit à la porte de ce logis et à celle de la maison voisine, notre seule issue en cas d’escalade.
– Mort et furie !… je le sais.
– Résigne-toi donc alors, car cette fuite est impossible. Réussît-elle, elle ne nous offrirait que des chances de salut plus que douteuses : on mettrait la police à nos trousses. Au contraire, toi en obéissant et moi en surveillant l’exactitude de ton obéissance, nous sommes certains de ne pas avoir le cou coupé. Encore une fois, résignons-nous.
– Ne m’exaspère pas par cet ironique sang-froid… ou bien…
– Ou bien quoi ? Je ne te crains pas ; je suis sur mes gardes, je suis armé, et lors même que tu aurais retrouvé pour me tuer le stylet empoisonné de Cecily…
– Tais-toi.
– Cela ne t’avancerait à rien. Tu sais que toutes les deux heures, il faut que je donne à qui de droit un bulletin de ta précieuse santé… manière indirecte d’avoir de nos nouvelles à tous deux. En ne me voyant pas paraître, on se douterait du meurtre, tu serais arrêté. Et mais… tiens… je te fais injure en te supposant capable de ce crime. Tu as sacrifié plus d’un million pour avoir la vie sauve, et tu risquerais ta tête… pour le sot et stérile plaisir de me tuer par vengeance ! Allons donc, tu n’es pas assez bête pour cela.
– C’est parce que tu sais que je ne puis pas te tuer que tu redoubles mes maux en les exaspérant par tes sarcasmes.
– Ta position est très-originale… tu ne te vois pas… mais, d’honneur… c’est très-piquant.
– Oh ! malheur ! malheur inextricable ! de quelque côté que je me tourne, c’est la ruine, c’est le déshonneur, c’est la mort ! Et dire que maintenant, ce que je redoute le plus au monde… c’est le néant ! Malédiction sur moi, sur toi, sur la terre entière !
– Ta misanthropie est plus large que ta philanthropie. Elle embrasse le monde. L’autre, un arrondissement de Paris.
– Va… raille-moi, monstre !
– Aimes-tu mieux que je t’écrase de reproches ?
– Moi ?
– À qui la faute si nous sommes réduits à cette position ? À toi. Pourquoi conserver à ton cou, pendue comme une relique, cette lettre de moi, relative à ce meurtre qui t’a valu cent mille écus ; ce meurtre que nous avions fait si adroitement passer pour un suicide ?
– Pourquoi ? misérable ! Ne t’avais-je pas donné cinquante mille francs pour ta coopération à ce crime et pour cette lettre que j’ai exigée, tu le sais bien, afin d’avoir une garantie contre toi… et de t’empêcher de me rançonner plus tard en me menaçant de me perdre ? Car ainsi tu ne pouvais me dénoncer sans te livrer toi-même. Ma vie et ma fortune étaient donc attachées à cette lettre… voilà… pourquoi je la portais toujours si précieusement sur moi.
– C’est vrai, c’était habile de ta part, car je ne gagnais rien à te dénoncer, que le plaisir d’aller à l’échafaud côte à côte avec toi. Et pourtant ton habileté nous a perdus, lorsque la mienne nous avait jusqu’ici assuré l’impunité de ce crime.
– L’impunité… tu le vois…
– Qui pouvait deviner ce qui se passe ? Mais, dans la marche ordinaire des choses, notre crime devait être et a été impuni, grâce à moi.
– Grâce à toi ?
– Oui, lorsque nous avons eu brûlé la cervelle de cet homme… tu voulais, toi, simplement contrefaire son écriture et écrire à sa sœur que, ruiné complètement, il se tuait par désespoir. Tu croyais faire montre de grande finesse en ne parlant pas dans cette prétendue lettre du dépôt qu’il t’avait confié. C’était absurde. Ce dépôt étant connu de la sœur de notre homme, elle l’eût nécessairement réclamé. Il fallait donc au contraire, ainsi que nous avons fait, le mentionner, ce dépôt, afin que si par hasard l’on avait des doutes sur la réalité du suicide, tu fusses la dernière personne soupçonnée. Comment supposer que, tuant un homme pour t’emparer d’une somme qu’il t’avait confiée, tu serais assez sot pour parler de ce dépôt dans la fausse lettre que tu lui attribuerais ? Aussi qu’est-il arrivé ? On a cru au suicide. Grâce à ta réputation de probité, tu as pu nier le dépôt, et on a cru que le frère s’était tué après avoir dissipé la fortune de sa sœur.
– Mais qu’importe tout cela aujourd’hui ? le crime est découvert.
– Et grâce à qui ? Était-ce ma faute si ma lettre était une arme à deux tranchants ? Pourquoi as-tu été assez faible, assez niais pour livrer cette arme terrible… à cette infernale Cecily ?
– Tais-toi… ne prononce pas ce nom ! s’écria Jacques Ferrand avec une expression effrayante.
– Soit… je ne veux pas te rendre épileptique… tu vois bien qu’en ne comptant que sur la justice ordinaire… nos précautions mutuelles étaient suffisantes… Mais la justice extraordinaire de celui qui nous tient en son pouvoir redoutable procède autrement…
– Oh ! je ne le sais que trop.
– Il croit, lui, que couper la tête aux criminels ne répare pas suffisamment le mal qu’ils ont fait… Avec les preuves qu’il a en mains, il nous livrait tous deux aux tribunaux. Qu’en résultait-il ? Deux cadavres tout au plus bons à engraisser l’herbe du cimetière !
– Oh ! oui, ce sont des larmes, des angoisses, des tortures, qu’il lui faut à ce prince, à ce démon. Mais, je ne le connais pas, moi ; mais je ne lui ai jamais fait de mal. Pourquoi s’acharne-t-il ainsi sur moi ?
– D’abord il prétend se ressentir du bien et du mal qu’on fait aux autres hommes, qu’il appelle naïvement ses frères ; et puis il connaît lui, ceux à qui tu as fait du mal, et il te punit à sa manière.
– Mais de quel droit ?
– Voyons, Jacques, entre nous, ne parlons pas de droit : il avait le pouvoir de te faire judiciairement couper la tête. Qu’en serait-il résulté ? Tes deux seuls parents sont morts, l’État profitait de ta fortune au détriment de ceux que tu avais dépouillés. Au contraire, en mettant ta vie au prix de ta fortune, Morel le lapidaire, le père de Louise, que tu as déshonorée, se trouve, lui et sa famille, désormais à l’abri du besoin. Mme de Fermont, la sœur de M. de Renneville prétendu suicidé, retrouve ses cent mille écus ; Germain, que tu avais faussement accusé de vol, est réhabilité et mis en possession d’une place honorable et assurée, à la tête de la Banque des travailleurs sans ouvrage, qu’on te force de fonder pour réparer et expier les outrages que tu as commis contre la société. Entre scélérats on peut s’avouer cela ; mais franchement, au point de vue de celui qui nous tient entre ses serres, la société n’aurait rien gagné à ta mort, elle gagne beaucoup à ta vie.
– Et c’est cela qui cause ma rage… et ce n’est pas là ma seule torture !…
– Le prince le sait bien. Maintenant que va-t-il décider de nous ? Je l’ignore. Il nous a promis la vie sauve si nous exécutions aveuglément ses ordres, il tiendra sa promesse. Mais s’il ne croit pas nos crimes suffisamment expiés, il saura bien faire que la mort soit mille fois préférable à la vie qu’il nous laisse. Tu ne le connais pas. Quand il se croit autorisé à être inexorable, il n’est pas de bourreau plus féroce. Il faut qu’il ait le diable à ses ordres pour avoir découvert ce que j’étais allé faire en Normandie. Du reste, il a plus d’un démon à son service, car cette Cecily, que la foudre écrase !…
– Encore une fois, tais-toi, pas ce nom, pas ce nom !
– Si, si, que la foudre écrase celle qui porte ce nom ! c’est elle qui a tout perdu. Notre tête serait en sûreté sur nos épaules sans ton imbécile amour pour cette créature.
Au lieu de s’emporter, Jacques Ferrand répondit avec un profond abattement :
– La connais-tu, cette femme ? Dis ? l’as-tu jamais vue ?
– Jamais. On la dit belle, je le sais.
– Belle ! répondit le notaire en haussant les épaules. Tiens, ajouta-t-il avec une sorte d’amertume désespérée, tais-toi, ne parle pas de ce que tu ignores. Ne m’accuse pas. Ce que j’ai fait, tu l’aurais fait à ma place.
– Moi ! mettre ma vie à la merci d’une femme !
– De celle-là, oui, et je le ferais de nouveau, si j’avais à espérer ce qu’un moment j’ai espéré.
– Par l’enfer !… il est encore sous le charme, s’écria Polidori stupéfait.
– Écoute, reprit le notaire d’une voix calme, basse, et pour ainsi dire accentuée çà et là par les élans de désespoir incurable, écoute, tu sais si j’aime l’or ? Tu sais ce que j’ai bravé pour en acquérir ? Compter dans ma pensée les sommes que je possédais, les voir se doubler par mon avarice, endurer toutes les privations et me savoir maître d’un trésor, c’était ma joie, mon bonheur. Oui, posséder, non pour dépenser, non pour jouir, mais pour thésauriser, c’était ma vie… Il y a un mois, si l’on m’eût dit : « Entre ta fortune et ta tête, choisis », j’aurais livré ma tête.
– Mais à quoi bon posséder, quand on va mourir ?
– Demande-moi donc alors : « À quoi bon posséder quand on n’use pas de ce qu’on possède ? » Moi, millionnaire, menais-je la vie d’un millionnaire ? Non, je vivais comme un pauvre. J’aimais donc à posséder… pour posséder.
– Mais, encore une fois, à quoi bon posséder si l’on meurt ?
– À mourir en possédant ! oui, à jouir jusqu’au dernier moment de la jouissance qui vous a fait tout braver, privations, infamie, échafaud ; oui, à dire encore, la tête sur le billot : « Je possède ! ! ! » Oh ! vois-tu, la mort est douce, comparée aux tourments que l’on endure en se voyant, de son vivant, dépossédé comme je le suis, dépossédé de ce qu’on a amassé au prix de tant de peine, de tant de dangers ! Oh ! se dire à chaque heure, à chaque minute du jour : « Moi qui avais plus d’un million, moi qui ai souffert les plus rudes privations pour conserver, pour augmenter ce trésor, moi qui, dans dix ans, l’aurais eu doublé, triplé, je n’ai plus rien, rien ! » C’est atroce ! c’est mourir, non pas chaque jour, mais c’est mourir à chaque minute du jour. Oui, à cette horrible agonie qui doit durer des années peut-être, j’aurais préféré mille fois la mort rapide et sûre qui vous atteint avant qu’une parcelle de votre trésor vous ait été enlevée ; encore une fois, au moins je serais mort en disant : « Je possède ! »
Polidori regarda son complice avec un profond étonnement.
– Je ne te comprends plus. Alors pourquoi as-tu obéi aux ordres de celui qui n’a qu’à dire un mot pour que ta tête tombe ? Pourquoi as-tu préféré la vie sans ton trésor, si cette vie te semble si horrible ?
– C’est que, vois-tu, ajouta le notaire d’une voix de plus en plus basse, mourir, c’est ne plus penser, mourir, c’est le néant. Et Cecily ?
– Et tu espères ? s’écria Polidori stupéfait.
– Je n’espère pas, je possède.
– Quoi ?
– Le souvenir.
– Mais tu ne dois jamais la revoir, mais elle a livré ta tête.
– Mais je l’aime toujours, et plus frénétiquement que jamais, moi ! s’écria Jacques Ferrand avec une explosion de larmes, de sanglots, qui contrastèrent avec le calme morne de ses dernières paroles. Oui, reprit-il dans une effrayante exaltation, je l’aime toujours, et je ne veux pas mourir, afin de pouvoir me plonger et me replonger encore avec un atroce plaisir dans cette fournaise où je me consume à petit feu. Car tu ne sais pas, cette nuit, cette nuit où je l’ai vue si belle, si passionnée, si enivrante, cette nuit est toujours présente à mon souvenir. Ce tableau d’une volupté terrible est là, toujours là, devant mes yeux. Qu’ils soient ouverts ou fermés par un assoupissement fébrile ou par une insomnie ardente, je vois toujours son regard noir et enflammé qui fait bouillir la moelle de mes os. Je sens toujours son souffle sur mon front. J’entends toujours sa voix.
– Mais ce sont là d’épouvantables tourments !
– Épouvantables ! oui, épouvantables ! Mais la mort ! mais le néant ! mais perdre pour toujours ce souvenir aussi vivant que la réalité, mais renoncer à ces souvenirs qui me déchirent, me dévorent et m’embrasent ! Non ! non ! non ! Vivre ! vivre ! pauvre, méprisé, flétri, vivre au bagne, mais vivre pour que la pensée me reste, puisque cette créature infernale a toute ma pensée, est toute ma pensée !
– Jacques, dit Polidori d’un ton grave qui contrasta avec son amère ironie habituelle, j’ai vu bien des souffrances ; mais jamais tortures n’approchèrent des tiennes. Celui qui nous tient en sa puissance ne pouvait être plus impitoyable. Il t’a condamné à vivre, ou plutôt à attendre la mort dans des angoisses terribles, car cet aveu m’explique les symptômes alarmants qui chaque jour se développent en toi, et dont je cherchais en vain la cause.
– Mais ces symptômes n’ont rien de grave ! c’est de l’épuisement, c’est la réaction de mes chagrins !… Je ne suis pas en danger, n’est-ce pas ?…
– Non, non, mais ta position est grave, il ne faut pas l’empirer ; il est certaines pensées qu’il faudra chasser. Sans cela, tu courrais de grands dangers.
– Je ferai ce que tu voudras, pourvu que je vive, car je ne veux pas mourir. Oh ! les prêtres parlent de damnés ! jamais ils n’ont imaginé pour eux un supplice égal au mien. Torturé par la passion et la cupidité, j’ai deux plaies vives au lieu d’une, et je les sens également toutes deux. La perte de ma fortune m’est affreuse, mais la mort me serait plus affreuse encore. J’ai voulu vivre, ma vie peut n’être qu’une torture sans fin, sans issue, et je n’ose appeler la mort, car la mort anéantit mon funeste bonheur, ce mirage de ma pensée, où m’apparaît incessamment Cecily.
– Tu as du moins la consolation, dit Polidori en reprenant son sang-froid ordinaire, de songer au bien que tu as fait pour expier tes crimes…
– Oui, raille, tu as raison, retourne-moi sur des charbons ardents. Tu sais bien, misérable, que je hais l’humanité ; tu sais bien que ces expiations que l’on m’impose, et dans lesquelles des esprits faibles trouveraient quelques consolations, ne m’inspirent, à moi, que haine et fureur contre ceux qui m’y obligent et contre ceux qui en profitent. Tonnerre et meurtre ! Songer que pendant que je traînerai une vie épouvantable, n’existant que pour jouir de souffrances qui effrayeraient les plus intrépides, ces hommes que j’exècre verront, grâce aux biens dont on m’a dépouillé, leur misère s’alléger… que cette veuve et sa fille remercieront Dieu de la fortune que je leur rends… que ce Morel et sa fille vivront dans l’aisance… que ce Germain aura un avenir honorable et assuré ! Et ce prêtre ! ce prêtre qui me bénissait, quand mon cœur nageait dans le fiel et dans le sang, je l’aurais poignardé ! Oh ! c’en est trop ! Non ! non ! s’écria-t-il en appuyant sur son front ses deux mains crispées, ma tête éclate, à la fin, mes idées se troublent. Je ne résisterai pas à de tels accès de rage impuissante, à ces tortures toujours renaissantes. Et tout cela pour toi ! Cecily, Cecily ! Le sais-tu, au moins, que je souffre autant, le sais-tu, Cecily, démon sorti de l’enfer ?
Et Jacques Ferrand, épuisé par cette effroyable exaltation, retomba haletant sur son siège, et se tordit les bras en poussant des rugissements sourds et inarticulés.
Cet accès de rage convulsive et désespérée n’étonna pas Polidori.
Possédant une expérience médicale consommée, il reconnut facilement que chez Jacques Ferrand la rage de se voir dépossédé de sa fortune, jointe à sa passion ou plutôt à sa frénésie pour Cecily, avait allumé chez ce misérable une fièvre dévorante.
Ce n’était pas tout… dans l’accès auquel Jacques Ferrand était alors en proie, Polidori remarquait avec inquiétude certains pronostics d’une des plus effrayantes maladies qui aient jamais épouvanté l’humanité, et dont Paulus et Arétée, aussi grands observateurs que grands moralistes, ont si admirablement tracé le foudroyant tableau.
Tout à coup on frappa précipitamment à la porte du cabinet.
– Jacques, dit Polidori au notaire, Jacques, remets-toi… voici quelqu’un…
Le notaire ne l’entendit pas. À demi couché sur son bureau, il se tordait dans des spasmes convulsifs.
Polidori alla ouvrir la porte, il vit le maître-clerc de l’étude qui, pâle et la figure bouleversée, s’écria :
– Il faut que je parle à l’instant à M. Ferrand !
– Silence… il est dans ce moment très-souffrant… il ne peut vous entendre, dit Polidori à voix basse, et, sortant du cabinet du notaire, il en ferma la porte.
– Ah ! monsieur, s’écria le maître-clerc, vous, le meilleur ami de M. Ferrand, venez à son secours ; il n’y a pas un moment à perdre.
– Que voulez-vous dire ?
– D’après les ordres de M. Ferrand, j’étais allé dire à Mme la comtesse Mac-Gregor qu’il ne pouvait se rendre chez elle aujourd’hui, ainsi qu’elle le désirait…
– Eh bien ?
– Cette dame, qui paraît maintenant hors de danger, m’a fait entrer dans sa chambre. Elle s’est écriée d’un ton menaçant : « Retournez dire à M. Ferrand que, s’il n’est pas ici, chez moi, dans une demi-heure, avant la fin du jour il sera arrêté comme faussaire… car l’enfant qu’il a fait passer pour morte ne l’est pas… je sais à qui il l’a livrée, je sais où elle est[1]. »
– Cette femme délirait, répondit froidement Polidori en haussant les épaules.
– Vous le croyez, monsieur ?
– J’en suis sûr.
– Je l’avais pensé d’abord, monsieur ; mais l’assurance de Mme la comtesse…
– Sa tête aura sans doute été affaiblie par la maladie… et les visionnaires croient toujours à leurs visions.
– Vous avez sans doute raison, monsieur ; car je ne pouvais m’expliquer les menaces de la comtesse à un homme aussi respectable que M. Ferrand.
– Cela n’a pas le sens commun.
– Je dois vous dire aussi, monsieur, qu’au moment où je quittais la chambre de Mme la comtesse, une de ses femmes est entrée précipitamment en disant : « Son Altesse sera ici dans une heure. »
– Cette femme a dit cela ? s’écria Polidori.
– Oui, monsieur, et j’ai été très-étonné, ne sachant de quelle Altesse il pouvait être question…
« Plus de doute, c’est le prince, se dit Polidori. Lui chez la comtesse Sarah, qu’il ne devait jamais revoir… Je ne sais, mais je n’aime pas ce rapprochement… il peut empirer notre position. » Puis, s’adressant au maître-clerc, il ajouta : – Encore une fois, monsieur, ceci n’a rien de grave, c’est une folle imagination de malade ; d’ailleurs je ferai part tout à l’heure à M. Ferrand de ce que vous venez de m’apprendre.
Maintenant nous conduirons le lecteur chez la comtesse Sarah Mac-Gregor.
[1] Le lecteur sait que Sarah croyait encore Fleur-de-Marie enfermée à Saint-Lazare, d’après ce que la Chouette avait dit avant de la frapper.