Les Mystères de Paris

| 5.14 - Amitié

 

 

 

XIV

Amitié


– Bonjour, ma voisine, dit Rodolphe à Rigolette ; je ne vous dérange pas ?
 
– Non, mon voisin ; je suis au contraire très-contente de vous voir, car j’ai beaucoup de chagrin.
 
– En effet, je vous trouve pâle, vous semblez avoir pleuré.
 
– Je crois bien que j’ai pleuré !… Il y a de quoi ! Pauvre Germain ! Tenez, lisez. Et Rigolette remit à Rodolphe la lettre du prisonnier. Si ce n’est pas à fendre le cœur ! Vous m’avez dit que vous vous intéressiez à lui… voilà le moment de le montrer, ajouta-t-elle pendant que Rodolphe lisait attentivement. Faut-il que ce vilain M. Ferrand soit acharné après tout le monde ! D’abord ç’a été contre Louise, maintenant c’est contre Germain. Oh ! je ne suis pas méchante ; mais il arriverait quelque bon malheur à ce notaire, que j’en serais contente. Accuser un si honnête garçon de lui avoir volé quinze mille francs ! Germain ! lui ! la probité en personne !… Et puis, si rangé, si doux, si triste. Va-t-il être à plaindre, mon Dieu ! au milieu de tous ces scélérats, dans sa prison ! Ah ! monsieur Rodolphe, d’aujourd’hui je commence à voir que tout n’est pas couleur de rose dans la vie.
 
– Et que comptez-vous faire, ma voisine ?
 
– Ce que je compte faire ?… Mais tout ce que Germain me demande ; et cela le plus tôt possible. Je serais déjà partie sans cet ouvrage très-pressé que je finis et que je vais porter tout à l’heure rue Saint-Honoré, en me rendant à la chambre de Germain chercher les papiers dont il me parle. J’ai passé une partie de la nuit à travailler pour gagner quelques heures d’avance. Je vais avoir tant de choses à faire en dehors de mon ouvrage qu’il faut que je me mette en mesure. D’abord Mme Morel voudrait que je puisse voir Louise dans sa prison. C’est peut-être très-difficile, mais enfin je tâcherai… Malheureusement je ne sais pas seulement à qui m’adresser…
 
– J’avais songé à cela.
 
– Vous, mon voisin ?
 
– Voici une permission.
 
– Quel bonheur ! Est-ce que vous ne pourriez pas m’en avoir une aussi pour la prison de ce malheureux Germain ?… Ça lui ferait tant de plaisir !
 
– Je vous donnerai aussi les moyens de voir Germain.
 
– Oh ! merci, monsieur Rodolphe.
 
– Vous n’aurez donc pas peur d’aller dans sa prison ?
 
– Bien sûr le cœur me battra très-fort la première fois… Mais c’est égal. Est-ce que, quand Germain était heureux, je ne le trouvais pas toujours prêt à aller au-devant de toutes mes volontés, à me mener au spectacle ou promener, à me faire la lecture le soir, à m’aider à arranger mes caisses de fleurs, à cirer ma chambre ? Eh bien il est dans la peine, c’est à mon tour maintenant. Un pauvre petit rat comme moi ne peut pas grand-chose, je le sais, mais enfin tout ce que je pourrai, je le ferai, il peut y compter ; il verra si je suis bonne amie. Tenez, monsieur Rodolphe, il y a une chose qui me désole, c’est sa méfiance. Me croire capable de le mépriser, moi ! Je vous demande un peu pourquoi. Ce vieil avare de notaire l’accuse d’avoir volé ; qu’est-ce que ça me fait ?… Je sais bien que ça n’est pas vrai. La lettre de Germain ne m’aurait pas prouvé clair comme le jour qu’il est innocent, que je ne l’aurais pas cru coupable ; il n’y qu’à le voir, qu’à le connaître, pour être sûr qu’il est incapable d’une vilaine action. Il faut être aussi méchant que M. Ferrand pour soutenir des faussetés pareilles.
 
– Bravo ! ma voisine, j’aime votre indignation.
 
– Oh ! tenez, je voudrais être homme pour pouvoir aller trouver ce notaire, et lui dire : « Ah ! vous soutenez que Germain vous a volé, eh bien ! tenez, voilà pour vous vieux menteur ! Il ne vous volera pas cela, toujours ! » Et pan ! pan ! pan ! je le battrais comme plâtre.
 
– Vous avez une justice très-expéditive, dit Rodolphe en souriant de l’animation de Rigolette.
 
– C’est que ça révolte aussi ; et, comme dit Germain dans sa lettre, tout le monde sera du parti de son patron contre lui, parce que son patron est riche, considéré, et que Germain n’est qu’un pauvre jeune homme sans protection, à moins que vous ne veniez à son secours, monsieur Rodolphe, vous qui connaissez des personnes si bienfaisantes. Est-ce qu’il n’y aurait pas à faire quelque chose ?
 
– Il faut qu’il attende son jugement. Une fois acquitté, comme je le crois, de nombreuses preuves d’intérêt lui seront données, je vous l’assure. Mais écoutez, ma voisine, je sais par expérience qu’on peut compter sur votre discrétion.
 
– Oh ! oui, monsieur Rodolphe ; je n’ai jamais été bavarde.
 
– Eh bien ! il faut que personne ne sache, et que Germain lui-même ignore que des amis veillent sur lui… car il a des amis.
 
– Vraiment ?
 
– De très-puissants, de très-dévoués.
 
– Ça lui donnerait tant de courage de le savoir !
 
– Sans doute ; mais il ne pourrait peut-être pas s’en taire. Alors M. Ferrand, effrayé, se mettrait sur ses gardes, sa défiance s’éveillerait, et, comme il est très-adroit, il deviendrait difficile de l’atteindre : ce qui serait fâcheux, car il faut non-seulement que l’innocence de Germain soit reconnue, mais que son calomniateur soit démasqué.
 
– Je vous comprends, monsieur Rodolphe.
 
– Il en est de même de Louise ; je vous apportais cette permission de la voir, afin que vous la priiez de ne parler à personne de ce qu’elle m’a révélé ; elle saura ce que cela signifie.
 
– Cela suffit, monsieur Rodolphe.
 
– En un mot, que Louise se garde de se plaindre dans sa prison de la méchanceté de son maître, c’est très-important. Mais elle devra ne rien cacher à un avocat qui viendra de ma part s’entendre avec elle pour sa défense ; faites-lui bien toutes ces recommandations.
 
– Soyez tranquille, mon voisin, je n’oublierai rien, j’ai bonne mémoire. Mais je parle de bonté ! C’est vous qui êtes bon et généreux ! Quelqu’un est-il dans la peine, vous vous trouvez tout de suite là.
 
– Je vous l’ai dit, ma voisine, je ne suis qu’un pauvre commis marchand ; mais quand, en flânant de côté et d’autre, je trouve de braves gens qui méritent protection, j’en instruis une personne bienfaisante qui a toute confiance en moi, et on les secourt. Ça n’est pas plus malin que ça.
 
– Et où logez-vous, maintenant que vous avez cédé votre chambre aux Morel ?
 
– Je loge… en garni.
 
– Oh ! que je détesterais ça ! Être où a été tout le monde, c’est comme si tout le monde avait été chez vous.
 
– Je n’y suis que la nuit, et alors…
 
– Je conçois, c’est moins désagréable. Ce que c’est que de nous, pourtant, monsieur Rodolphe ! Mon chez-moi me rendait si heureuse ! Je m’étais arrangé une petite vie si tranquille que je n’aurais jamais cru possible d’avoir un chagrin, et vous voyez pourtant !… Non, je ne peux pas vous dire le coup que le malheur de Germain m’a porté. J’ai vu les Morel et d’autres encore bien à plaindre, c’est vrai ; mais enfin la misère est la misère, entre pauvres gens on s’y attend, ça ne surprend pas, et l’on s’entraide comme on peut. Aujourd’hui c’est l’un, demain c’est l’autre. Quant à soi, avec du courage et de la gaieté, on se tire d’affaire. Mais voir un pauvre jeune homme, honnête et bon, qui a été votre ami pendant longtemps, le voir accusé de vol et emprisonné pêle-mêle avec des scélérats !… Ah ! dame, monsieur Rodolphe, vrai, je suis sans force contre ça, c’est un malheur auquel je n’avais jamais pensé, ça me bouleverse.
 
Et les grands yeux de Rigolette se voilèrent de larmes.
 
– Courage ! courage ! Votre gaieté reviendra quand votre ami sera acquitté.
 
– Oh ! il faudra bien qu’il soit acquitté. Il n’y aura qu’à lire aux juges la lettre qu’il m’a écrite : ça suffira, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ?
 
– En effet, cette lettre simple et touchante a tout le caractère de la vérité ; il faudra même que vous m’en laissiez prendre copie, cela sera nécessaire à la défense de Germain.
 
– Certainement, monsieur Rodolphe. Si je n’écrivais pas comme un vrai chat, malgré les leçons qu’il m’a données, ce bon Germain, je vous proposerais de vous la copier ; mais mon écriture est si grosse, si de travers, et puis il y a tant, tant de fautes…
 
– Je vous demanderai de me confier seulement la lettre jusqu’à demain.
 
– La voilà, mon voisin, mais vous y ferez bien attention, n’est-ce pas ? J’ai brûlé tous les billets doux que Cabrion et M. Giraudeau m’écrivaient dans les commencements de notre connaissance, avec des cœurs enflammés et des colombes sur le haut du papier, quand ils croyaient que je me laisserais prendre à leurs cajoleries ; mais cette pauvre lettre de Germain je la garderai soigneusement et les autres aussi, s’il m’en écrit. Car enfin, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe, ça prouve en ma faveur qu’il me demande ces petits services ?
 
– Sans doute, cela prouve que vous êtes la meilleure petite amie qu’on puisse désirer. Mais j’y songe, au lieu d’aller tout à l’heure seule chez M. Germain, voulez-vous que je vous accompagne ?
 
– Avec plaisir, mon voisin. La nuit vient, et le soir j’aime autant ne pas être toute seule dans les rues ; sans compter qu’il faut que je porte de l’ouvrage près le Palais-Royal. Mais d’aller si loin, ça va vous fatiguer et vous ennuyer peut-être ?
 
– Pas du tout… nous prendrons un fiacre.
 
– Vraiment ! Oh ! comme ça m’amuserait d’aller en voiture si je n’avais pas de chagrin ! Et il faut que j’en aie, du chagrin, car voilà la première fois depuis que je suis ici que je n’ai pas chanté de la journée. Mes oiseaux en sont tout interdits. Pauvres petites bêtes ! ils ne savent pas ce que cela signifie ; deux ou trois fois papa Crétu a chanté un peu pour m’agacer ; j’ai voulu lui répondre ; ah bien ! oui… au bout d’une minute je me suis mise à pleurer. Ramonette a recommencé, mais je n’ai pas pu lui répondre davantage.
 
– Quels singuliers noms vous avez donnés à vos oiseaux, papa Crétu et Ramonette !
 
– Dame, monsieur Rodolphe, mes oiseaux font la joie de ma solitude, ce sont mes meilleurs amis ; je leur ai donné le nom des braves gens qui ont fait la joie de mon enfance et qui ont été aussi mes meilleurs amis ; sans compter, pour achever la ressemblance, que papa Crétu et Ramonette étaient gais et chantaient comme les oiseaux du bon Dieu.
 
– Ah ! maintenant, en effet, je me souviens, vos parents adoptifs s’appelaient ainsi.
 
– Oui, mon voisin ; ces noms sont ridicules pour des oiseaux, je le sais, mais ça ne regarde que moi. Tenez, c’est encore à ce sujet-là que j’ai vu que Germain avait bien bon cœur.
 
– Comment donc ?
 
– Certainement : M. Giraudeau et M. Cabrion…, M. Cabrion surtout, étaient toujours à faire des plaisanteries sur les noms de mes oiseaux ; appeler un serin papa Crétu, voyez donc ! M. Cabrion n’en revenait pas, et il partait de là pour faire des gorges chaudes à n’en plus finir. « Si c’était un coq, disait-il à la bonne heure, vous pourriez l’appeler Crétu. C’est comme le nom de la serine, Ramonette ; ça ressemble à Ramona. » Enfin il m’a si fort impatientée que j’ai été deux dimanches sans vouloir sortir avec lui pour lui apprendre, et je lui ai dit très-sérieusement que s’il recommençait ses moqueries, qui me faisaient de la peine, nous n’irions plus jamais ensemble.
 
– Quelle courageuse résolution !
 
– Ça m’a coûté, allez, monsieur Rodolphe, moi qui attendais mes sorties du dimanche comme le Messie : j’avais le cœur bien gros de rester toute seule par un temps superbe ; mais, c’est égal, j’aimais encore mieux sacrifier mon dimanche que de continuer à entendre M. Cabrion se moquer de ce que je respectais. Après ça, certainement que, sans l’idée que j’y attachais, j’aurais préféré donner d’autres noms à mes oiseaux. Tenez, il y a surtout un nom que j’aurais aimé à l’adoration. Colibri… Eh bien ! je m’en suis privée, parce que jamais je n’appellerai les oiseaux que j’aurai autrement que Crétu et Ramonette ; sinon il me semblerait que je sacrifie, que j’oublie mes bons parents adoptifs, n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ?
 
– Vous avez raison, mille fois raison. Et Germain ne se moquait pas de ces noms, lui ?
 
– Au contraire ; seulement la première fois ils lui ont semblé drôles, ainsi qu’à tout le monde : c’était tout simple ; mais, quand je lui ai expliqué mes raisons, comme je les avais pourtant expliquées à M. Cabrion, les larmes lui en sont venues aux yeux. De ce jour-là je me suis dit : « M. Germain est un bien bon cœur ; il n’a contre lui que sa tristesse. » Et voyez-vous, monsieur Rodolphe, ça m’a porté malheur de lui reprocher sa tristesse. Alors je ne comprenais pas qu’on pût être triste, maintenant je ne le comprends que trop. Mais voilà mon paquet fini, mon ouvrage prêt à emporter. Voulez-vous me donner mon châle, mon voisin ? Il ne fait pas assez froid pour prendre un manteau, n’est-ce pas ?
 
– Nous allons en voiture et je vous ramènerai.
 
– C’est vrai, nous irons et nous reviendrons plus vite ; ce sera toujours ça de temps gagné.
 
– Mais, j’y songe, comment allez-vous faire ? Votre travail va souffrir de vos visites aux prisons ?
 
– Oh ! que non, que non, j’ai fait mon compte. D’abord j’ai mes dimanches à moi ; j’irai voir Louise et Germain ces jours-là, ça me servira de promenade et de distraction ; ensuite, dans la semaine, je retournerai à la prison une ou deux autres fois ; chacune me prendra trois bonnes heures, n’est-ce pas ? Eh bien ! pour me trouver à mon aise, je travaillerai une heure de plus par jour, je me coucherai à minuit au lieu de me coucher à onze heures ; ça me fera un gain tout clair de sept ou huit heures par semaine, que je pourrai dépenser pour aller voir Louise et Germain. Vous voyez, je suis plus riche que je n’en ai l’air, ajouta Rigolette en souriant.
 
– Et vous ne craignez pas que cela vous fatigue ?
 
– Bah ! je m’y ferai, on se fait à tout. Et puis ça ne durera pas toujours.
 
– Voilà votre châle, ma voisine. Je ne serai pas aussi indiscret qu’hier, je n’approcherai pas trop mes lèvres de ce cou charmant.
 
– Ah ! mon voisin, hier, c’était hier, on pouvait rire ; mais aujourd’hui c’est différent. Prenez garde de me piquer.
 
– Allons, l’épingle est tordue.
 
– Eh bien ! prenez-en une autre, là, sur la pelote. Ah ! j’oubliais, voulez-vous être bien gentil, mon voisin ?
 
– Ordonnez, ma voisine.
 
– Taillez-moi une bonne plume, bien grosse, pour que je puisse, en rentrant, écrire à ce pauvre Germain que ses commissions sont faites. Il aura ma lettre demain de bonne heure à la prison, ça lui fera un bon réveil.
 
– Et où sont vos plumes ?
 
– Là, sur la table, le canif est dans le tiroir. Attendez, je vais vous allumer ma bougie, car il commence à n’y plus faire clair.
 
– Ça ne sera pas de refus pour tailler la plume.
 
– Et puis il faut que je puisse attacher mon bonnet. Rigolette fit pétiller une allumette chimique et alluma un bout de bougie dans un petit bougeoir bien luisant.
 
– Diable, de la bougie, ma voisine ! Quel luxe !
 
– Pour ce que j’en brûle, ça me coûte une idée plus cher que de la chandelle, et c’est bien plus propre.
 
– Pas plus cher ?
 
– Mon Dieu, non ! J’achète ces bouts de bougie à la livre, et une demi-livre me fait presque mon année.
 
– Mais, dit Rodolphe en taillant soigneusement la plume, pendant que la grisette nouait son bonnet devant son miroir, je ne vois pas de préparatifs pour votre dîner.
 
– Je n’ai pas l’ombre de faim. J’ai pris une tasse de lait ce matin, j’en prendrai une ce soir avec un peu de pain, j’en aurai bien assez.
 
– Vous ne voulez pas venir sans façon dîner avec moi en sortant de chez Germain ?
 
– Je vous remercie, mon voisin, j’ai le cœur trop gros ; une autre fois, avec plaisir. Tenez, la veille du jour où ce pauvre Germain sortira de prison, je m’invite, et après vous me mènerez au spectacle. Est-ce dit ?
 
– C’est dit, ma voisine ; je vous assure que je n’oublierai pas cet engagement. Mais aujourd’hui vous me refusez ?
 
– Oui, monsieur Rodolphe, je vous serais une compagnie trop maussade, sans compter que ça me prendrait beaucoup de temps. Pensez donc… c’est surtout maintenant qu’il ne faut pas que je fasse la paresseuse, et que je dépense un quart d’heure mal à propos.
 
– Allons, je renonce à ce plaisir… pour aujourd’hui.
 
– Tenez, voilà mon paquet, mon voisin ; passez devant, je fermerai la porte.
 
– Voici une plume excellente. Maintenant, votre paquet.
 
– Prenez garde de le chiffonner, c’est du pou-de-soie, ça garde le pli ; tenez-le à votre main, comme ça, légèrement. Bien, passez, je vous éclairerai.
 
Et Rodolphe descendit, précédé de Rigolette.
 
Au moment où le voisin et la voisine passèrent devant la loge du portier, ils virent M. Pipelet qui, les bras pendants, s’avançait vers eux du fond de l’allée ; d’une main il tenait l’enseigne qui annonçait au public qu’il ferait commerce d’amitié avec Cabrion, de l’autre main il tenait le portrait du damné peintre.
 
Le désespoir d’Alfred était si écrasant que son menton touchait à sa poitrine et qu’on n’apercevait que le fond immense de son chapeau tromblon.
 
En le voyant venir ainsi, la tête baissée, vers Rodolphe et Rigolette, on eût dit un bélier ou un brave champion breton se préparant au combat.
 
Anastasie parut bientôt sur le seuil de sa loge et s’écria à l’aspect de son mari :
 
– Eh bien ! vieux chéri, te voilà donc ! Qu’est-ce qu’il t’a dit le commissaire ? Alfred ! Alfred ! mais fais donc attention, tu vas poquer dans mon roi des locataires qui te crève les yeux. Pardon, monsieur Rodolphe, c’est ce gueux de Cabrion qui l’abrutit de plus en plus. Il le fera, bien sûr, tourner en bourrique, ce vieux chéri ! ! ! Alfred, mais réponds donc !
 
À cette voix chère à son cœur, M. Pipelet releva la tête ; ses traits étaient empreints d’une sombre amertume.
 
– Qu’est-ce qu’il t’a dit, le commissaire ? reprit Anastasie.
 
– Anastasie, il faudra rassembler le peu que nous possédons, serrer nos amis dans nos bras, faire nos malles… et nous expatrier de Paris… de la France… de ma belle France ! car, sûr maintenant de l’impunité, le monstre est capable de me poursuivre partout… dans toute l’étendue des départements du royaume.
 
– Comment ! Le commissaire ?
 
– Le commissaire ! s’écria M. Pipelet avec une indignation courroucée, le commissaire !… Il m’a ri au nez…
 
– À toi… un homme d’âge, qui as l’air si respectable que tu en paraîtrais bête comme une oie si on ne connaissait pas tes vertus !…
 
– Eh bien ! malgré cela, lorsque j’eus respectueusement déposé par-devant lui mon amas de plaintes et de griefs contre cet infernal Cabrion… ce magistrat, après avoir regardé en riant… oui, en riant… et, j’ose le dire, en riant indécemment… l’enseigne et le portrait que j’apportais comme pièces justificatives, ce magistrat m’a répondu :
 
« – Mon brave homme, ce Cabrion est un très-drôle de corps, c’est un mauvais farceur ; ne faites pas attention à ses plaisanteries. Je vous conseille, moi, tout bonnement, d’en rire, car il y a vraiment de quoi ! – D’en rire, môssieur ! me suis-je écrié, d’en rire !… Mais le chagrin me dévore… mais ce gueux-là empoisonne mon existence… il m’affiche, il me fera perdre la raison… Je demande qu’on l’enferme, qu’on l’exile… au moins de ma rue. » À ces mots, le commissaire a souri, il m’a obligeamment montré la porte… J’ai compris ce geste du magistrat… et me voici.
 
– Magistrat de rien du tout !… s’écria Mme Pipelet.
 
– Tout est fini, Anastasie, tout est fini… plus d’espoir ! Il n’y a plus de justice en France… je suis atrocement sacrifié !…
 
Et, pour péroraison, M. Pipelet lança de toutes ses forces l’enseigne et le portrait au fond de l’allée…
 
Rodolphe et Rigolette avaient, dans l’ombre, un peu souri du désespoir de M. Pipelet.
 
Après avoir adressé quelques mots de consolation à Alfred, qu’Anastasie calmait de son mieux, le roi des locataires quitta la maison de la rue du Temple avec Rigolette, et tous deux montèrent en fiacre pour se rendre chez François Germain.