XVI
Préparatifs
La Chouette rentra dans le cabinet apportant du tabac.
– Il me semble qu’il ne pleut plus, dit Rodolphe, en allumant son cigare ; si nous allions chercher le fiacre nous-mêmes ?… Ça nous dégourdirait les jambes.
– Comment, il ne pleut plus ? reprit le Maître d’école, vous êtes donc aveugle ?… Est-ce que vous croyez que je vais exposer Finette à s’enrhumer ?… Risquer une vie si précieuse… et abîmer son beau châle neuf ?…
– T’as raison, mon homme, il fait un temps de chien !
– Eh bien ! la servante va venir… en la payant nous lui dirons d’aller nous chercher une voiture, reprit Rodolphe.
– Voilà ce que vous avez dit de plus judicieux, jeune homme. Nous pourrons aller flâner du côté de l’allée des Veuves.
La servante entra. Rodolphe lui donna cent sous.
– Ah ! Monsieur… vous abusez… je ne souffrirai pas…, s’écria le Maître d’école.
– Allons donc !… chacun son tour.
– Je me soumets donc… mais à la condition que je vous offrirai quelque chose tantôt dans un petit cabaret des Champs-Élysées… que je connais… un excellent endroit.
– Bien… bien… j’accepte.
La servante payée, on descendit. Rodolphe voulut passer le dernier, par politesse pour la Chouette. Le Maître d’école ne le souffrit pas et le suivit de très-près, observant ses moindres mouvements.
Le traiteur tenait aussi un débit de vin. Parmi plusieurs consommateurs un charbonnier, à la figure noircie, son large chapeau enfoncé sur les yeux, soldait sa dépense au comptoir, lorsque nos trois personnages parurent.
Malgré l’attentive surveillance du Maître d’école et de la borgnesse, Rodolphe, qui marchait devant le hideux couple, échangea un rapide et imperceptible regard avec Murph.
La portière du fiacre était ouverte ; Rodolphe, s’arrêta, décidé cette fois à monter le dernier ; car le charbonnier s’était insensiblement rapproché de lui.
En effet, la Chouette passa la première, mais après beaucoup de façons : Rodolphe fut obligé de la suivre, car le Maître d’école lui dit à l’oreille :
– Vous voulez donc que je me défie décidément de vous ?
Rodolphe monté, le charbonnier s’avança en sifflant sur le seuil de la porte, et regarda Rodolphe d’un air surpris et inquiet.
– Où faut-il aller, bourgeois ? demanda le cocher.
Rodolphe répondit à voix haute :
– Allée des…
– Des Acacias, au bois de Boulogne, s’écria le Maître d’école en l’interrompant ; puis il ajouta : Et on vous payera bien, cocher.
La portière se referma.
– Comment diable dites-vous où nous allons devant ces badauds ! reprit le Maître d’école. Que demain tout soit découvert, un pareil indice peut nous perdre ! Ah ! jeune homme, jeune homme, vous êtes bien imprudent !
La voiture commençait à marcher, Rodolphe répondit :
– C’est vrai, je n’avais pas songé à cela. Mais avec mon cigare je vais vous enfumer comme des harengs ; si nous ouvrions une des glaces ?
Et Rodolphe, joignant l’action à la parole, laissa très-adroitement tomber en dehors de la voiture le petit papier ployé très-mince, sur lequel il avait eu le temps d’écrire à la hâte et sous sa blouse quelques mots au crayon.
Le coup d’œil du Maître d’école était si perçant que, malgré l’impassibilité de la physionomie de Rodolphe, le brigand y démêla sans doute une rapide expression de triomphe, car, passant la tête par la portière, il cria au cocher :
– Tapez… tapez ! il y a quelqu’un derrière votre voiture.
Rodolphe frémit, mais il joignit ses cris à ceux de son compagnon.
La voiture s’arrêta. Le cocher monta sur son siège, regarda et dit :
– Non, non, bourgeois, il n’y a personne.
– Parbleu ! je veux m’en assurer, répondit le Maître d’école en sautant dans la rue.
Il ne vit personne, il n’aperçut rien. Depuis que Rodolphe avait jeté son billet par la portière, le fiacre avait fait quelques pas.
Le Maître d’école crut s’être trompé.
– Vous allez rire, dit-il en remontant, je ne sais pourquoi je m’étais imaginé que quelqu’un nous suivait.
Le fiacre prit à ce moment une rue transversale.
La voiture disparue, Murph, qui ne l’avait pas quittée des yeux et qui s’était aperçu de la manœuvre de Rodolphe, accourut et ramassa le petit billet caché dans un creux formé par l’écartement de deux pavés.
Au bout d’un quart d’heure, le Maître d’école dit au fiacre :
– Au fait, cocher, nous avons changé d’idée : place de la Madeleine !
Rodolphe le regarda avec étonnement.
– Sans doute, jeune homme ; de cette place on peut aller à mille endroits différents. Si l’on voulait nous inquiéter, la déposition du fiacre ne serait d’aucune utilité.
Au moment où le fiacre approchait de la barrière, un homme de haute taille, vêtu d’une longue redingote blanchâtre, ayant son chapeau enfoncé sur ses yeux et paraissant fort brun de figure, passa rapidement sur la route, courbé sur l’encolure d’un grand et magnifique cheval de chasse d’une vitesse de trot extraordinaire.
– À beau cheval bon cavalier ! dit Rodolphe en se penchant à la portière et suivant Murph des yeux. Quel train va ce gros homme… Avez-vous vu ?
– Ma foi ! il a passé si vite, dit le Maître d’école, que je n’ai pas remarqué.
Rodolphe dissimula parfaitement sa joie : Murph avait déchiffré les signes presque hiéroglyphiques de son billet. Le Maître d’école, certain que le fiacre n’était pas suivi, se rassura, et voulant imiter la Chouette, qui sommeillait ou plutôt qui avait l’air de sommeiller, il dit à Rodolphe :
– Pardonnez-moi, jeune homme, mais le mouvement de la voiture me fait toujours un singulier effet : cela m’endort comme un enfant…
Le brigand, à l’abri de ce faux sommeil, se proposait d’examiner si la physionomie de son compagnon ne trahirait aucune émotion.
Rodolphe éventa cette ruse et répondit :
– Je me suis levé de bonne heure ; j’ai sommeil, je vais faire comme vous…
Et il ferma les yeux.
Bientôt la respiration sonore du Maître d’école et de la Chouette, qui ronflaient à l’unisson, trompèrent si complètement Rodolphe, que, croyant ses compagnons profondément endormis, il entr’ouvrit les paupières.
Le Maître d’école et la Chouette, malgré leurs ronflements sonores, avaient les yeux ouverts, et échangeaient quelques signes mystérieux au moyen de leurs doigts bizarrement placés ou pliés sur la paume de leurs mains.
Tout à coup ce langage symbolique cessa. Le brigand, s’apercevant sans doute à un signe presque imperceptible que Rodolphe ne dormait pas, s’écria en riant :
– Ah ! ah ! camarade, vous éprouvez donc les amis, vous ?
– Ça ne doit pas vous étonner, vous ronflez les yeux ouverts.
– Moi, c’est différent, jeune homme, je suis somnambule.
Le fiacre s’arrêta place de la Madeleine.
La pluie avait un moment cessé ; mais les nuages, chassés par la violence du vent, étaient si noirs, si bas, qu’il faisait déjà presque nuit.
Rodolphe, la Chouette et le Maître d’école se dirigèrent vers le Cours-la-Reine.
– Jeune homme, j’ai une idée qui n’est pas mauvaise, dit le brigand.
– Laquelle ?
– De m’assurer si tout ce que vous nous avez dit de l’intérieur de la maison de l’allée des Veuves est exact.
– Voudriez-vous y aller maintenant sous un prétexte quelconque ? Ça éveillerait les soupçons.
– Je ne suis pas assez innocent pour ça, jeune homme ; mais pourquoi a-t-on une femme qui s’appelle Finette ?
La Chouette redressa la tête.
– La voyez-vous, jeune homme ? On dirait un cheval de trompette qui entend sonner la charge.
– Vous voulez l’envoyer en éclaireuse ?
– Comme vous dites.
– N° 17, allée des Veuves, n’est-ce pas, mon homme ? s’écria la Chouette dans son impatience. Sois tranquille, je n’ai qu’un œil, mais il est bon.
– La voyez-vous, jeune homme, la voyez-vous ? Elle brûle déjà d’y être.
– Si elle s’y prend adroitement pour entrer, je ne trouve pas votre idée mauvaise.
– Garde le parapluie, Fourline… Dans une demi-heure je suis ici, et tu verras ce que je sais faire, s’écria la Chouette.
– Un instant, Finette, nous allons descendre au Cœur-Saignant, c’est à deux pas d’ici. Si le petit Tortillard[1]est là, tu l’emmèneras avec toi ; il restera en dehors de la porte à faire le guet pendant que tu entreras.
– Tu as raison ; il est fin comme renard, ce petit Tortillard ; il n’a pas dix ans, et c’est lui qui l’autre jour…
Un signe du Maître d’école interrompit la Chouette.
– Qu’est-ce que le Cœur-Saignant ? Voilà une drôle d’enseigne pour un cabaret, demanda Rodolphe.
– Il faudra vous en plaindre au cabaretier.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Le cabaretier du Cœur-Saignant ?
– Oui.
– Il ne demande pas le nom de ses pratiques.
– Mais encore…
– Appelez-le comme vous voudrez, Pierre, Thomas, Christophe ou Barnabé, il répondra toujours. Mais nous voici arrivés, et bien à temps, car l’averse recommence, et la rivière, comme elle gronde ! on dirait un torrent… regardez donc ! Encore deux jours de pluie, et l’eau dépassera les arches du pont.
– Vous dites que nous voici arrivés… Où diable est donc le cabaret ? Je ne vois pas de maison ici !
– Si vous regardez autour de vous, bien sûr.
– Et où voulez-vous que je regarde ?
– À vos pieds.
– À mes pieds ?
– Oui.
– Où cela ?
– Tenez, là… voyez-vous le toit ? Prenez garde de marcher dessus.
Rodolphe n’avait pas, en effet, remarqué un de ces cabarets souterrains que l’on voyait, il y a quelques années encore, dans certains endroits des Champs-Élysées, et notamment près le Cours-la-Reine.
Un escalier creusé dans la terre humide et grasse conduisait au fond de cette espèce de large fossé ; à l’un de ses pans, coupés à pic, s’adossait une masure basse, sordide, lézardée : son toit, recouvert de tuiles moussues, s’élevait à peine au niveau du sol où se trouvait Rodolphe ; deux ou trois huttes en planches vermoulues, servant de cellier, de hangar, de cabane à lapins, faisaient suite à ce misérable bouge.
Une allée très-étroite, traversant le fossé dans sa longueur, conduisait de l’escalier à la porte de la maison ; le reste du terrain disparaissait sous un berceau de treillage qui abritait deux rangées de tables grossières plantées dans le sol.
Le vent faisait tristement grincer sur ses gonds une méchante plaque de tôle : à travers la rouille qui la couvrait on distinguait encore un cœur rouge percé d’un trait. L’enseigne se balançait à un poteau dressé au-dessus de cet antre, véritable terrier humain.
Une brume épaisse, humide, se joignait à la pluie ; la nuit approchait.
– Que dites-vous de cet hôtel, jeune homme ? reprit le Maître d’école.
– Grâce aux averses qui tombent depuis quinze jours… ça ne doit pas être trop humide pour un étang, il doit y avoir une belle pêche… Allons, passez.
– Un instant ; il faut que je sache si l’hôte est là. Attention.
Et le brigand, frôlant avec force sa langue contre son palais, fit entendre un cri singulier, une espèce de roulement guttural, sonore et prolongé, que l’on pourrait accentuer ainsi :
– Prrrrr ! !
Un cri pareil sortit des profondeurs de la masure.
– Il y est, dit le Maître d’école. Pardon, jeune homme… Respect aux dames ; laissez passer la Chouette, je vous suis. Prenez garde de tomber, c’est glissant.