IX
Les trois étages
– La fin de l’histoire, la voilà, reprit Mme Pipelet. Je dégringole retrouver Alfred. Justement il y avait dans notre loge la portière du n° 19 et l’écaillère qui perche à la porte du rogomiste ; je leur raconte, comme quoi le commandant m’avait appelée son ange et m’avait pris la taille. En voilà des rires ! et Alfred, quoiqu’il soit bien mélan… oui, mélancolique, comme il appelle ça, quoiqu’il soit bien mélancolique depuis les traits de ce monstre de Cabrion.
Rodolphe regarda la portière avec étonnement.
– Oui, un jour, quand nous serons plus amis, vous saurez cela. Enfin tant il y a qu’Alfred, malgré sa mélancolie, se met à m’appeler son ange. À ce moment le commandant sort de chez lui et ferme sa porte pour s’en aller ; mais comme il nous entendait rire, il n’ose plus descendre, de peur que nous nous moquions de lui, car il ne pouvait pas s’empêcher de passer devant la loge. Nous devinons le coup, et voilà l’écaillère qui, de sa grosse voix, se met à crier : « Pipelet, tu viens bien tard, mon ange ! » Là-dessus le commandant rentre chez lui et ferme sa porte avec un bruit affreux, en vrai rageur qu’il est, car cet homme-là doit être rageur comme un tigre… il a le bout du nez blanc… Finalement il a ouvert plus de dix fois sa porte pour écouter s’il y avait toujours du monde à la loge. Il y en avait toujours, nous ne bougions pas. À la fin, voyant qu’on ne s’en allait pas, il a pris son parti, est descendu quatre à quatre, m’a jeté sa clef sans rien dire, et s’est ensauvé tout furieux au milieu de nos éclats de rire, et pendant que l’écaillère disait encore : « Tu viens bien tard, mon ange ! »
– Mais vous vous exposiez à ce que le commandant ne vous employât plus.
– Ah bien ! oui ! Il n’oserait pas. Nous le tenons. Nous savons où demeure sa margot ; et s’il nous disait quelque chose nous le menacerions d’éventer la mèche. Et puis, pour ses mauvais douze francs, qui est-ce qui se chargerait de son ménage ! Une femme du dehors ? Nous lui rendrions la vie trop dure, à celle-là. Mauvais ladre, va ! Enfin, monsieur, croiriez-vous qu’il a eu la petitesse de regarder à son bois, et d’éplucher le nombre de bûches qu’on a dû brûler en l’attendant ? C’est quelque parvenu, bien sûr, quelque rien du tout enrichi. Ça vous a une tête de seigneur et un corps de gueux ; ça dépense par ci, ça lésine par là. Je ne lui veux pas d’autre mal ; mais ça m’amuse drôlement que sa particulière le fasse aller. Je parie que demain ce sera encore la même chose. Je vas prévenir l’écaillère qui était ici l’autre fois ; ça nous amusera. Si la petite dame vient, nous verrons si c’est une brunette ou une blondinette, et si elle est gentille. Dites donc, monsieur, quand on songe qu’il y a un benêt de mari là-dessous ! C’est joliment farce, n’est-ce pas ? Mais ça le regarde, ce pauvre cher homme. Enfin demain nous verrons la petite dame ; et, malgré son voile, il faudra bien qu’elle baisse joliment le nez pour que nous ne sachions pas de quelle couleur sont ses yeux. En voilà encore une double de pas honteuse ! comme on dit dans mon pays ; ça vient chez un homme, et ça fait la frime d’avoir peur. Mais pardon, excuse, que je retire ma marmite de dessus le feu ; elle a fini de chanter : C’est que le fricot demande à être mangé. C’est du gras-double, ça va égayer tant soit peu Alfred, car, comme il le dit lui-même : pour du gras-double il trahirait la France… sa belle France !… ce vieux chéri.
Pendant que Mme Pipelet s’occupait de ce détail ménager, Rodolphe se livrait à de tristes réflexions.
La femme dont il s’agissait (que ce fût ou non la marquise d’Harville) avait sans doute hésité, longtemps combattu avant d’accorder un premier et un second rendez-vous ; puis, effrayée des suites de son imprudence, un remords salutaire l’avait probablement empêchée d’accomplir cette dangereuse promesse.
Enfin, cédant à un irrésistible entraînement, elle arrive éplorée, agitée de mille craintes, jusqu’au seuil de cette maison ; mais, au moment de se perdre à jamais, la voix du devoir se fait entendre : elle échappe encore une fois au déshonneur.
Et pour qui brave-t-elle tant de honte, tant de danger !
Rodolphe connaissait le monde et le cœur humain ; il préjugea presque sûrement le caractère du commandant d’après quelques traits ébauchés par la portière avec une naïveté grossière.
N’était-ce pas un homme assez niaisement orgueilleux pour tirer vanité de l’appellation d’un grade absolument insignifiant au point de vue militaire ; un homme assez dénué de tact pour ne pas s’envelopper du plus profond incognito, afin d’entourer d’un mystère impénétrable les coupables démarches d’une femme qui risquait tout pour lui ; un homme enfin si sot et si ladre qu’il ne comprenait pas que, pour ménager quelques louis, il exposait sa maîtresse aux insolentes et ignobles railleries des gens de cette maison !
Ainsi, le lendemain, poussée par une fatale influence, mais sentant l’immensité de sa faute, n’ayant pour se soutenir au milieu de ses terribles angoisses que sa foi aveugle dans la discrétion, dans l’honneur de l’homme à qui elle donne plus que sa vie, cette malheureuse jeune femme viendrait à ce rendez-vous, palpitante, éperdue ; et il lui faudrait supporter les regards curieux et effrontés de quelques misérables, peut-être entendre leurs plaisanteries immondes.
Quelle honte ! Quelle leçon ! Quel réveil pour une femme égarée, qui jusqu’alors n’aurait vécu que des plus charmantes, des plus poétiques illusions de l’amour !
Et l’homme pour qui elle affronte tant d’opprobre, tant de périls, sera-t-il au moins touché des déchirantes anxiétés qu’il cause ?
Non…
Pauvre femme ! La passion l’aveugle et la jette une dernière fois au bord de l’abîme. Un courageux effort de vertu la sauve encore. Que ressentira cet homme à la pensée de cette lutte douloureuse et sainte ?
Il ressentira du dépit, de la colère, de la rage, en songeant qu’il s’est dérangé trois fois pour rien, et que sa sotte fatuité est gravement compromise… aux yeux de son portier…
Enfin, dernier trait d’insigne et grossière maladresse : cet homme parle de telle sorte, s’habille de telle sorte pour cette première entrevue, qu’il doit faire mourir de confusion et de honte une femme déjà écrasée sous le poids de la confusion et de la honte !
« Oh ! pensait Rodolphe, quel terrible enseignement si cette femme (qui m’est inconnue, je l’espère) avait pu entendre dans quels termes hideux on parlait d’une démarche coupable sans doute, mais qui lui coûtait tant d’amour, tant de larmes, tant de terreurs, tant de remords ! »
Et puis, en songeant que la marquise d’Harville pouvait être la triste héroïne de cette aventure, Rodolphe se demandait par quelle aberration, par quelle fatalité M. d’Harville, jeune, spirituel, dévoué, généreux et surtout tendrement épris de sa femme, pouvait être sacrifié à un autre nécessairement niais, avare, égoïste et ridicule. La marquise s’était-elle donc seulement éprise de la figure de cet homme, que l’on disait très-beau ?
Rodolphe connaissait cependant Mme d’Harville pour une femme de cœur, d’esprit et de goût, d’un caractère plein d’élévation ; jamais le moindre propos n’avait effleuré sa réputation. Où avait-elle connu cet homme ? Rodolphe la voyait assez fréquemment, et il ne se souvenait pas d’avoir rencontré personne à l’hôtel d’Harville qui lui rappelât le commandant. Après de mûres réflexions, il finit presque par se persuader qu’il ne s’agissait pas de la marquise.
Mme Pipelet, ayant accompli ses devoirs culinaires, reprit son entretien avec Rodolphe.
– Qui habite le second ? demanda-t-il à la portière.
– C’est la mère Burette, une fière femme pour les cartes. Elle lit dans votre main comme dans un livre. Il y a des personnes très-comme il faut qui viennent chez elle pour se faire dire la bonne aventure… et elle gagne plus d’argent qu’elle n’est grosse. Et pourtant ce n’est qu’un de ses métiers, d’être devineresse.
– Que fait-elle donc encore ?
– Elle tient comme qui dirait un petit mont[1]bourgeois.
– Comment !
– Je vous dis ça parce que vous êtes jeune homme, et que ça ne peut que vous fortifier dans l’idée de devenir notre locataire.
– Pourquoi donc ?
– Une supposition : nous voilà bientôt dans les jours gras, la saison où poussent les pierrettes et les débardeurs, les turcs et les sauvages ; dans cette saison-là les plus calés sont quelquefois gênés… Eh bien ! c’est toujours commode d’avoir une ressource dans sa maison, au lieu d’être obligé de courir chez ma tante, où c’est bien plus humiliant, car on y va au vu et au su de tout le gouvernement.
– Chez votre tante ? Elle prête donc sur gages ?
– Comment, vous ne savez pas ?… Allez donc, allez donc, farceur… Vous faites l’innocent à votre âge !
– Je fais l’innocent ! En quoi, madame Pipelet ?
– En me demandant si c’est ma tante qui prête sur gages.
– Parce que…
– Parce que tous les jeunes gens en âge de raison savent qu’aller mettre quelque chose au mont de piété ça se dit aller chez ma tante.
– Ah ! je comprends… la locataire du second prête aussi sur gages ?
– Allons donc, monsieur le sournois, certainement qu’elle prête sur gages, et moins cher qu’au grand mont… Et puis, c’est pas embrouillé du tout ; on n’est pas embarrassé d’un tas de paperasses, de reconnaissances, de chiffres… du tout, du tout. Une supposition : on apporte à la mère Burette une chemise qui vaut trois francs : elle vous prête dix sous, au bout de huit jours vous lui en rapportez vingt, sinon elle garde la chemise. Comme c’est simple, hein ? Toujours des comptes ronds ! Un enfant comprendrait ça.
– C’est fort clair, en effet ; mais je croyais qu’il était défendu de prêter ainsi sur gages.
– Ah ! ah ! ah ! s’écria Mme Pipelet en riant aux éclats, vous sortez donc de votre village, jeune homme ?… Pardon, je vous parle comme si je serais votre mère et que vous seriez mon enfant.
– Vous êtes bien bonne.
– Sans doute que c’est défendu de prêter sur gages ; mais, si on ne faisait que ce qui est permis, dites donc, on resterait joliment souvent les bras croisés. La mère Burette n’écrit pas, ne donne pas de reçu, il n’y a pas de preuves contre elle, elle se moque de la police. C’est joliment drôle, allez, les bazards qu’on voit porter chez elle. Vous ne croiriez pas sur quoi elle prête quelquefois ? Je l’ai vue prêter sur un perroquet gris qui jurait bien comme un possédé, le gredin.
– Sur un perroquet ? Mais quelle valeur ?…
– Attendez donc… il était connu : c’était le perroquet de la veuve d’un facteur qui demeure ici près, rue Sainte-Avoye, Mme d’Herbelot ; on savait qu’elle tenait autant à son perroquet qu’à sa peau ; la mère Burette lui a dit : « Je vous prête dix francs sur votre bête ; mais si dans huit jours, à midi, je n’ai pas mes vingt francs… »
– Ses dix francs.
– Avec les intérêts ça faisait juste vingt francs ; toujours des comptes ronds. « Si je n’ai pas mes vingt francs et les frais de nourriture, je donne à Jacquot une petite salade de persil, assaisonnée de l’arsenic. » Elle connaissait bien sa pratique, allez. Avec cette peur-là, la mère Burette a eu ses vingt francs au bout de sept jours, et Mme d’Herbelot a remporté sa vilaine bête, qui perforait toute la journée des F., des S. et des B., que ça en faisait rougir Alfred, qui est très-bégueule. C’est tout simple, son père était curé… dans la Révolution, vous savez… il y a des curés qui ont épousé des religieuses.
– Et la mère Burette n’a pas d’autre métier, je suppose ?
– Elle n’en a pas d’autre, si vous voulez. Pourtant, je ne sais pas trop ce que c’est qu’une espèce de manigance qu’elle tripote quelquefois dans une petite chambre où personne n’entre, excepté M. Bras-Rouge et une vieille borgnesse qu’on appelle la Chouette.
Rodolphe regarda la portière avec étonnement.
Celle-ci, en interprétant la surprise de son futur locataire, lui dit :
– C’est un drôle de nom, n’est-ce pas, la Chouette ?
– Oui… et cette femme vient souvent ici ?
– Elle n’avait pas paru depuis six semaines ; mais avant-hier nous l’avons vue ; elle boitait un peu.
– Et que vient-elle faire chez cette diseuse de bonne aventure ?
– Voilà ce que je ne sais pas ; du moins, quant à la manigance de la petite chambre dont je vous parle, où la Chouette entre seule avec M. Bras-Rouge et la mère Burette, j’ai seulement remarqué que ces jours-là la borgnesse apporte toujours un paquet dans son cabas, et M. Bras-Rouge un paquet sous son manteau, et qu’ils ne remportent jamais rien.
– Et ces paquets, que contiennent-ils ?
– Je n’en sais rien de rien, sinon qu’ils font avec ça une ratatouille du diable ; car on sent comme une odeur de soufre, de charbon et d’étain fondu en passant sur l’escalier ; et puis on les entend souffler, souffler, souffler… comme des forgerons. Bien sûr que la mère Burette manigance par rapport à la bonne aventure ou à la magie… du moins c’est ce que m’a dit M. César Bradamanti, le locataire du troisième. Voilà un particulier que ce M. César ! Quand je dis un particulier, c’est un Italien, quoiqu’il parle français aussi bien que vous et moi, sauf qu’il a beaucoup d’accent ; mais c’est égal, voilà un savant ! Et qui connaît les simples, et qui vous arrache les dents, pas pour de l’argent, mais pour l’honneur. Oui, monsieur, pour le pur honneur. Vous auriez six mauvaises dents, et il le dit lui-même à qui veut l’entendre, il vous arracherait les cinq premières pour rien, il ne vous ferait jamais payer que la sixième. Ça n’est pas sa faute si vous n’avez que la sixième.
– C’est généreux !
– Il vend par là-dessus une eau très-bonne qui empêche les cheveux de tomber, guérit les maux d’yeux, les cors aux pieds, les faiblesses d’estomac, et détruit les rats sans arsenic.
– Cette même eau guérit les faiblesses d’estomac ?…
– Cette même eau.
– Elle détruit aussi les rats ?
– Sans en manquer un, parce que ce qui est très-sain à l’homme est très-malsain aux animaux.
– C’est juste, madame Pipelet, je n’avais pas songé à cela.
– Et la preuve que c’est une très-bonne eau, c’est qu’elle est faite avec des simples que M. César a récoltés dans les montagnes du Liban, du côté de chez les espèces d’Américains d’où il a aussi amené son cheval qui a l’air d’un tigre ; il est tout blanc, picoté de taches baies. Tenez, quand M. César Bradamanti est monté sur sa bête avec son habit rouge à revers jaunes et son chapeau à plumet, on payerait pour le voir ; car, parlant par respect, il ressemble à Judas Iscariote avec sa grande barbe rousse. Depuis un mois il a engagé le fils à M. Bras-Rouge, le petit Tortillard, qu’il a habillé comme qui dirait en troubadour, avec une toque noire, une collerette et une jaquette abricot ; il bat du tambour à l’entour de M. César pour attirer les pratiques, sans compter que le petit soigne le cheval tigré du dentiste.
– Il me semble que le fils de votre principal locataire remplit là un emploi bien modeste.
– Son père dit qu’il veut lui faire manger de la vache enragée, à cet enfant ; que sans ça il finirait sur un échafaud. Au fait, c’est bien le plus malin singe… et méchant, il a fait plus d’un tour à ce pauvre M. César Bradamanti, qui est la crème des honnêtes gens. Vu qu’il a guéri Alfred d’un rhumatisme, nous le portons dans notre cœur. Eh bien ! monsieur, il y a des gens assez dénaturés pour… mais non, ça fait dresser les cheveux sur la tête. Alfred dit que si c’était vrai il y aurait cas de galères.
– Mais encore ?
– Ah ! je n’ose pas, je n’oserai jamais.
– N’en parlons plus.
– C’est que… foi d’honnête femme, dire ça à un jeune homme…
– N’en parlons plus, madame Pipelet.
– Au fait, comme vous serez notre locataire, il vaut mieux que vous soyez prévenu que c’est des mensonges. Vous êtes, n’est-ce pas, en position de faire amitié et société avec M. Bradamanti ; si vous aviez cru à ces bruits-là, ça vous aurait peut-être dégoûté de sa connaissance.
– Parlez, je vous écoute.
– On dit que quand… des fois une jeune fille a fait une sottise… vous comprenez… n’est-ce pas ? et qu’elle en craint les suites…
– Eh bien ?
– Tenez, voilà que je n’ose plus…
– Mais encore ?
– Non ; d’ailleurs, c’est des bêtises…
– Dites toujours.
– Des mensonges.
– Dites toujours.
– C’est des mauvaises langues.
– Mais encore ?
– Des gens qui sont jaloux du cheval tigré de M. César.
– À la bonne heure ; mais enfin que disent-ils ?
– Ça me fait honte.
– Mais quel rapport y a-t-il entre une petite fille qui a fait une faute et le charlatan ?
– Je ne dis pas que ça soit vrai !
– Mais au nom du ciel, quoi donc ? s’écria Rodolphe, impatienté des réticences bizarres de Mme Pipelet.
– Écoutez, jeune homme, reprit la portière d’un air solennel, vous me jurez sur l’honneur de ne jamais répéter ça à personne.
– Quand je saurai ce que c’est, je vous ferai, oui ou non, ce serment.
– Si je vous dis ça, ce n’est pas à cause des six francs que vous m’avez promis, ni à cause du cassis…
– Bien, bien.
– C’est à cause de la confiance que vous m’inspirez.
– Soit.
– Et pour servir ce pauvre M. César Bradamanti en le disculpant.
– Votre intention est excellente, je n’en doute pas ; eh bien ?
– On dit donc… mais que ça ne sorte pas de la loge, au moins.
– Certainement ; l’on dit donc…
– Allons, voilà que je n’ose plus encore une fois. Mais, tenez, je vas vous dire ça à l’oreille, ça me fera moins d’effet… Dites donc, comme je suis enfant, hein ?
Et la vieille murmura tout bas quelques mots à Rodolphe, qui tressaillit d’épouvante.
– Oh ! mais c’est affreux ! s’écria-t-il en se levant par un mouvement machinal, et regardant autour de lui presque avec terreur, comme si cette maison eût été maudite. Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il à demi-voix dans une stupeur douloureuse, de si abominables crimes sont-ils donc possibles ! Et cette hideuse vieille qui est presque indifférente à l’horrible révélation qu’elle vient de me faire !
La portière n’entendit pas Rodolphe et reprit en continuant de s’occuper de son ménage :
– N’est-ce pas que c’est un tas de mauvaises langues ? Comment ! Un homme qui a guéri Alfred d’un rhumatisme, un homme qui a ramené un cheval tigré du Liban, un homme qui vous propose de vous arracher cinq dents gratis sur six, un homme qui a des certificats de toute l’Europe, et qui paye son terme rubis sur l’ongle. Ah bien ! oui… plutôt la mort que de croire ça !
Pendant que Mme Pipelet manifestait son indignation contre les calomniateurs, Rodolphe se rappelait la lettre adressée à ce charlatan, lettre écrite sur gros papier, d’une écriture contrefaite et à moitié effacée par les traces d’une larme.
Dans cette larme, dans cette lettre mystérieuse adressée à cet homme, Rodolphe vit un drame…
Un terrible drame.
Un pressentiment involontaire lui disait que les bruits atroces qui couraient sur l’Italien étaient fondés.
– Tenez, voilà Alfred, s’écria la portière ; il vous dira comme moi que c’est des méchantes langues qui accusent d’horreurs ce pauvre M. César Bradamanti, qui l’a guéri d’un rhumatisme.