I
Louise
Morel, ses cheveux gris hérissés par le désespoir et par l’effroi, restait immobile, tenant sa fille morte entre ses bras. Il la contemplait d’un œil fixe, sec et rouge.
– Morel, Morel… donne-moi Adèle ! s’écriait la malheureuse mère en étendant les bras vers son mari. Ce n’est pas vrai… non, elle n’est pas morte… tu vas voir, je vais la réchauffer…
La curiosité de l’idiote fut excitée par l’empressement des deux recors à s’approcher du lapidaire, qui ne voulait pas se séparer du corps de son enfant. La vieille cessa de hurler, se leva de sa couche, s’approcha lentement, passa sa tête hideuse et stupide par-dessus l’épaule de Morel… et pendant quelques moments l’aïeule contempla le cadavre de sa petite-fille…
Ses traits gardèrent leur expression habituelle d’hébétement farouche ; au bout d’une minute, l’idiote fit entendre une sorte de bâillement caverneux, rauque comme celui d’une bête affamée ; puis, retournant à son grabat, elle s’y jeta en criant :
– A faim ! A faim !
– Vous voyez, messieurs, vous voyez, une pauvre petite fille de quatre ans, Adèle… Elle s’appelle Adèle. Je l’ai embrassée hier au soir encore ; et ce matin… Voilà ! vous me direz que c’est toujours celle-là de moins à nourrir, et que j’ai du bonheur, n’est-ce pas ? dit l’artisan d’un air hagard.
Sa raison commençait à s’ébranler sous tant de coups réitérés.
– Morel, je veux ma fille ; je la veux ! s’écria Madeleine.
– C’est vrai, chacun à son tour, répondit le lapidaire. Et il alla poser l’enfant dans les bras de sa femme.
Puis il se cacha la figure entre ses mains en poussant un long gémissement.
Madeleine, non moins égarée que son mari, enfouit dans la paille de son grabat le corps de sa fille, le couvant des yeux avec une sorte de jalousie sauvage, pendant que les autres enfants, agenouillés, éclataient en sanglots.
Les recors, un moment émus par la mort de l’enfant, retombèrent bientôt dans leur habitude de dureté brutale.
– Ah çà, voyons, camarade, dit Malicorne au lapidaire, votre fille est morte, c’est un malheur ; nous sommes tous mortels ; nous n’y pouvons rien, ni vous non plus… Il faut nous suivre ; nous avons encore un particulier à pincer, car le gibier donne aujourd’hui.
Morel n’entendait pas cet homme.
Complètement égaré dans de funèbres pensées, l’artisan se disait d’une voix sourde et saccadée :
– Il va pourtant falloir ensevelir ma petite fille… la veiller… ici… jusqu’à ce qu’on vienne l’emporter… L’ensevelir ! mais avec quoi ? Nous n’avons rien… Et le cercueil… qui est-ce qui nous fera crédit ? Oh ! un cercueil tout petit… pour un enfant de quatre ans… ça ne doit pas être cher… et puis pas de corbillard… on prend ça sous son bras… Ah ! ah ! ah ! ajouta-t-il avec un éclat de rire effrayant, comme j’ai du bonheur !… Elle aurait pu mourir à dix-huit ans à l’âge de Louise, et on ne m’aurait pas fait crédit d’un grand cercueil…
– Ah çà, mais minute ! ce gaillard-là est capable d’en perdre la boule, dit Bourdin à Malicorne ; regarde donc ses yeux… il fait peur… Allons, bon !… et la vieille idiote qui hurle de faim !… quelle famille !…
– Faut pourtant en finir… Quoique l’arrestation de ce mendiant-là ne soit tarifée qu’à soixante-seize francs soixante-quinze centimes, nous enflerons, comme de juste, les frais à deux cent quarante ou deux cent cinquante francs. C’est le loup[1]qui paie…
– Dis donc qui avance ; car c’est ce moineau-là qui payera les violons… puisque c’est lui qui va la danser.
– Quand celui-là aura de quoi payer à son créancier deux mille cinq cents francs pour capital, intérêts, frais et tout… il fera chaud…
– Ça ne sera pas comme ici, car on gèle…, dit le recors en soufflant dans ses doigts. Finissons-en, emballons-le, il pleurnichera en chemin… Est-ce que c’est notre faute, à nous, si sa petite est crevée ?…
– Quand on est aussi gueux que ça on ne fait pas d’enfants.
– Ça lui apprendra ! ajouta Malicorne ; puis, frappant sur l’épaule de Morel : Allons, allons, camarade, nous n’avons pas le temps d’attendre ; puisque vous ne pouvez pas payer, en prison !
– En prison, M. Morel ! s’écria une voix jeune et pure. Et une jeune fille brune, fraîche, rose et coiffée en cheveux, entra vivement dans la mansarde.
– Ah ! Mlle Rigolette, dit un des enfants en pleurant, vous êtes si bonne ! Sauvez papa, on veut l’emmener en prison, et notre petite sœur est morte…
– Adèle est morte ! s’écria la jeune fille, dont les grands yeux noirs et brillants se voilèrent de larmes. Votre père en prison ! Ça ne se peut pas…
Et, immobile, elle regardait tour à tour le lapidaire, sa femme et les recors.
Bourdin s’approcha de Rigolette.
– Voyons, ma belle enfant, vous qui avez votre sang-froid, faites entendre raison à ce brave homme ; sa petite fille est morte, à la bonne heure ! Mais il faut qu’il nous suive à Clichy… à la prison pour dettes : nous sommes gardes du commerce…
– C’est donc vrai ? s’écria la jeune fille.
– Très-vrai ! La mère a la petite dans son lit, on ne peut pas la lui ôter ; ça l’occupe… Le père devrait profiter de ça pour filer.
– Mon Dieu ! mon Dieu, quel malheur ! s’écria Rigolette, quel malheur ! Comment faire ?
– Payer ou aller en prison, il n’y a pas de milieu ; avez-vous deux ou trois billets de mille à leur prêter ? demanda Malicorne d’un air goguenard ; si vous les avez, passez à votre caisse, et aboulez les noyaux, nous ne demandons pas mieux.
– Ah ! c’est affreux ! dit Rigolette avec indignation. Oser plaisanter devant un pareil malheur !
– Eh bien ! sans plaisanterie, reprit l’autre recors, puisque vous voulez être bonne à quelque chose, tâchez que la femme ne nous voie pas emmener le mari. Vous leur éviterez à tous les deux un mauvais quart d’heure.
Quoique brutal, le conseil était bon ; Rigolette le suivit et s’approcha de Madeleine. Celle-ci, égarée par le désespoir, n’eut pas l’air de voir la jeune fille, qui s’agenouilla auprès du grabat avec les autres enfants.
Morel n’était revenu de son égarement passager que pour retomber sous le coup des réflexions les plus accablantes ; plus calme, il put contempler l’horreur de sa position. Décidé à cette extrémité, le notaire devait être impitoyable, les recors faisaient leur métier.
L’artisan se résigna.
– Ah çà ! marchons-nous à la fin ? lui dit Bourdin.
– Je ne peux pas laisser ces diamants ici ; ma femme est à moitié folle, dit Morel en montrant les diamants épars sur son établi. La courtière pour qui je travaille doit venir les chercher ce matin ou dans la journée ; il y en a pour une somme considérable.
– Bon, dit Tortillard, qui était toujours resté auprès de la porte entrebâillée, bon, bon, la Chouette saura ça.
– Accordez-moi seulement jusqu’à demain, reprit Morel, afin que je puisse remettre ces diamants à la courtière.
– Impossible ! Finissons tout de suite !
– Mais je ne veux pas, en laissant ces diamants ici, les exposer à être perdus.
– Emportez-les avec vous, notre fiacre est en bas, vous le payerez avec les frais. Nous irons chez votre courtière : si elle n’y est pas, vous déposerez ces pierreries au greffe de Clichy ; ils seront aussi en sûreté là qu’à la banque… Voyons, dépêchons-nous ; nous filerons sans que votre femme et vos enfants vous aperçoivent.
– Accordez-moi jusqu’à demain, que je puisse faire enterrer mon enfant ! demanda Morel d’une voix suppliante et altérée par les larmes qu’il contraignait.
– Non !… voilà plus d’une heure que nous perdons ici…
– Cet enterrement vous attristerait encore, ajouta Malicorne.
– Ah ! oui… cela m’attristerait, dit Morel avec amertume. Vous craignez tant d’attrister les gens !… Alors un dernier mot.
– Voyons, sacrebleu ! dépêchez-vous !… dit Malicorne avec une impatience brutale.
– Depuis quand avez-vous l’ordre de m’arrêter ?
– Le jugement a été rendu il y a quatre mois, mais c’est hier que notre huissier a reçu l’ordre du notaire de le mettre à exécution…
– Hier seulement ?… pourquoi si tard ?…
– Est-ce que je le sais, moi ?… Allons, votre paquet !
– Hier !… et Louise n’a pas paru ici : où est-elle ? Qu’est-elle devenue ? dit le lapidaire en tirant de l’établi une boîte de carton remplie de coton, dans laquelle il rangea les pierres. Mais ne pensons pas à cela… En prison j’aurai le temps d’y songer.
– Voyons, faites vite votre paquet et habillez-vous.
– Je n’ai pas de paquet à faire, je n’ai que ces diamants à emporter pour les consigner au greffe.
– Habillez-vous alors !…
– Je n’ai pas d’autres vêtements que ceux-là.
– Vous allez sortir avec ces guenilles ! dit Bourdin.
– Je vous ferai honte, sans doute ? dit le lapidaire avec amertume.
– Non, puisque nous allons dans votre fiacre, répondit Malicorne.
– Papa, maman t’appelle, dit un des enfants.
– Écoutez, murmura rapidement Morel en s’adressant à un des recors, ne soyez pas inhumain… accordez-moi une dernière grâce… Je n’ai pas le courage de dire adieu à ma femme, à mes enfants… mon cœur se briserait… S’ils vous voient m’emmener, ils accourront auprès de moi… Je voudrais éviter cela. Je vous en supplie, dites-moi tout haut que vous reviendrez dans trois ou quatre jours, et feignez de vous en aller… vous m’attendrez à l’étage au-dessous… je sortirai cinq minutes après… ça m’épargnera les adieux, je n’y résisterais pas, je vous assure… je deviendrais fou… j’ai manqué le devenir tout à l’heure.
– Connu !… vous voulez me faire voir le tour !… dit Malicorne, vous voulez filer, vieux farceur.
– Oh ! mon Dieu !… mon Dieu ! s’écria Morel avec une douloureuse indignation.
– Je ne crois pas qu’il blague, dit tout bas Bourdin à son compagnon ; faisons ce qu’il demande, sans ça nous ne sortirons jamais d’ici ; je vais d’ailleurs rester là en dehors de la porte… Il n’y a pas d’autre sortie à la mansarde, il ne peut pas nous échapper.
– À la bonne heure, mais que le tonnerre l’emporte !… quelle chenille ! quelle chenille !… Puis, s’adressant à voix basse à Morel : C’est convenu, nous vous attendons au quatrième… faites votre frime, et dépêchons.
– Je vous remercie, dit Morel.
– Eh bien ! à la bonne heure, reprit Bourdin à voix haute, en regardant l’artisan d’un air d’intelligence, puisque c’est comme ça et que vous nous promettez de payer, nous vous laissons ; nous reviendrons dans cinq ou six jours… Mais alors soyez exact !
– Oui, messieurs, j’espère alors pouvoir payer, répondit Morel.
Les recors sortirent.
Tortillard, de peur d’être surpris, avait disparu dans l’escalier au moment où les gardes du commerce sortaient de la mansarde.
– Madame Morel, entendez-vous ? dit Rigolette en s’adressant à la femme du lapidaire pour l’arracher à sa lugubre contemplation, on laisse votre mari tranquille ; ces deux hommes sont sortis.
– Maman, entends-tu ? on n’emmène pas mon père, reprit l’aîné des garçons.
– Morel ! écoute, écoute… Prends un des gros diamants, on ne le saura pas, et nous sommes sauvés, murmura Madeleine tout à fait en délire. Notre petite Adèle n’aura plus froid, elle ne sera plus morte…
Profitant d’un instant où aucun des siens ne le regardait, le lapidaire sortit avec précaution.
Le garde du commerce l’attendait en dehors, sur une espèce de petit palier aussi plafonné par le toit.
Sur ce palier s’ouvrait la porte d’un grenier qui prolongeait en partie la mansarde des Morel et dans lequel M. Pipelet serrait ses provisions de cuir. En outre (nous l’avons dit), le digne portier appelait ce réduit sa « loge de mélodrame », parce qu’au moyen d’un trou pratiqué à la cloison, entre deux lattes, il allait quelquefois assister aux tristes scènes qui se passaient chez les Morel.
Le recors remarqua la porte du grenier : un instant il pensa que peut-être son prisonnier avait compté sur cette issue pour fuir ou pour se cacher.
– Allons ! en route, mauvaise troupe ! dit-il en mettant le pied sur la première marche de l’escalier, et il fit signe au lapidaire de le suivre.
– Une minute encore, par grâce ! dit Morel.
Il se mit à genoux sur le carreau ; à travers une des fentes de la porte, il jeta un dernier regard sur sa famille, joignit les mains et dit tout bas d’une voix déchirante en pleurant à chaudes larmes :
– Adieu, mes pauvres enfants… adieu ! ma pauvre femme… adieu !
– Ah çà ! finirez-vous vos antiennes ? dit brutalement Bourdin. Malicorne a bien raison, quelle chenille ! quelle chenille !
Morel se releva ; il allait suivre le recors, lorsque ces mots retentirent dans l’escalier :
– Mon père ! Mon père !
– Louise ! s’écria le lapidaire en levant les mains au ciel. Je pourrai donc l’embrasser avant de partir !
– Merci, mon Dieu ! j’arrive à temps !… dit la voix en se rapprochant de plus en plus.
Et on entendit la jeune fille monter précipitamment l’escalier.
– Soyez tranquille, ma petite, dit une troisième voix aigre, poussive, essoufflée, partant d’une région plus inférieure, je m’embusquerai, s’il le faut, dans l’allée, nous deux mon balai et mon vieux chéri, et ils ne sortiront pas d’ici que vous ne leur ayez parlé, les gueusards.
On a sans doute reconnu Mme Pipelet, qui, moins ingambe que Louise, la suivait lentement.
Quelques minutes après, la fille du lapidaire était dans les bras de son père.
– C’est toi, Louise ! ma bonne Louise ! disait Morel en pleurant. Mais comme tu es pâle ! Mon Dieu ! qu’as-tu ?
– Rien, rien…, répondit Louise en balbutiant. J’ai couru si vite !… Voici l’argent…
– Comment !…
– Tu es libre !
– Tu savais donc ?…
– Oui, oui… Prenez, monsieur, voici l’argent, dit la jeune fille en donnant un rouleau d’or à Malicorne.
– Mais cet argent, Louise, cet argent ?…
– Tu sauras tout… sois tranquille… Viens rassurer ma mère !
– Non, tout à l’heure ! s’écria Morel en se plaçant devant la porte ; il pensait à la mort de sa petite fille, que Louise ignorait encore. Attends, il faut que je te parle… Mais cet argent…
– Minute ! dit Malicorne en finissant de compter les pièces d’or, qu’il empocha. Soixante-quatre, soixante-cinq ; ça fait treize cents francs. Est-ce que vous n’avez que ça, la petite mère ?
– Mais tu ne dois que treize cents francs ? dit Louise stupéfaite, en s’adressant à son père.
– Oui, dit Morel.
– Minute, reprit le recors ; le billet est de treize cents francs, bon ; voilà le billet payé : mais les frais ?… sans l’arrestation, il y en a déjà pour onze cent quarante francs.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Louise, je croyais que ce n’était que treize cents francs. Mais, monsieur, plus tard on vous payera le reste… voilà un assez fort à-compte… n’est-ce pas, mon père ?
– Plus tard… à la bonne heure !… apportez l’argent au greffe, et on lâchera votre père. Allons, marchons !…
– Vous l’emmenez ?
– Et roide… C’est un à-compte… qu’il paie le reste, il sera libre… Passe, Bourdin, et en route !
– Grâce !… grâce ! s’écria Louise.
– Ah ! quelle scie ! voilà les geigneries qui recommencent, c’est à vous faire suer en plein hiver, ma parole d’honneur ! dit brutalement le recors. Puis, s’avançant vers Morel : – Si vous ne marchez pas tout de suite, je vous empoigne au collet et je vous fais descendre bon train : c’est embêtant, à la fin.
– Oh ! mon pauvre père… moi qui le croyais sauvé au moins ! dit Louise avec accablement.
– Non… non… Dieu n’est pas juste ! s’écria le lapidaire d’une voix désespérée, en frappant du pied avec rage.
– Si, Dieu est juste… il a toujours pitié des honnêtes gens qui souffrent, dit une voix douce et vibrante.
Au même instant, Rodolphe parut à la porte du petit réduit, d’où il avait invisiblement assisté à plusieurs des scènes que nous venons de raconter.
Il était pâle et profondément ému.
À cette apparition subite, les recors reculèrent ; Morel et sa fille regardèrent cet inconnu avec stupeur.
Tirant de la poche de son gilet un petit paquet de billets de banque pliés, Rodolphe en prit trois, et, les présentant à Malicorne, lui dit :
– Voici deux mille cinq cents francs ; rendez à cette jeune fille l’or qu’elle vous a donné.
De plus en plus étonné, le recors prit les billets en hésitant, les examina en tous sens, les tourna, les retourna, finalement les empocha. Puis, sa grossièreté reprenant le dessus à mesure que son étonnement mêlé de frayeur se dissipait, il toisa Rodolphe et lui dit :
– Ils sont bons, vos billets ; mais comment avez-vous entre les mains une somme pareille ? Est-elle bien à vous, au moins ? ajouta-t-il.
Rodolphe était très-modestement vêtu et couvert de poussière, grâce à son séjour dans le grenier de M. Pipelet.
– Je t’ai dit de rendre cet or à cette jeune fille, répondit Rodolphe d’une voix brève et dure.
– Je t’ai dit ! !… et pourquoi donc que tu me tutoies ?… s’écria le recors en s’avançant vers Rodolphe d’un air menaçant.
– Cet or !… cet or !… dit le prince en saisissant et en serrant si violemment le poignet de Malicorne que celui-ci plia sous cette étreinte de fer et s’écria :
– Oh ! mais vous me faites mal… lâchez-moi !…
– Rends donc cet or !… Tu es payé, va-t’en… sans dire d’insolence, ou je te jette en bas de l’escalier.
– Eh bien ! le voilà, cet or, dit Malicorne en remettant le rouleau à la jeune fille, mais ne me tutoyez pas et ne me maltraitez pas, parce que vous êtes plus fort que moi…
– C’est vrai… qui êtes-vous pour vous donner ces airs-là ? dit Bourdin en s’abritant derrière son confrère, qui êtes-vous ?
– Qui ça est, malappris ?… c’est mon locataire… le roi des locataires, mal embouchés que vous êtes ! s’écria Mme Pipelet, qui apparut, enfin tout essoufflée, et toujours coiffée de sa perruque blonde à la Titus. La portière tenait à la main un poêlon de terre rempli de soupe fumante qu’elle apportait charitablement aux Morel.
– Qu’est-ce qu’elle veut, cette vieille fouine ? dit Bourdin.
– Si vous attaquez mon physique, je me jette sur vous et je vous mords, s’écria Mme Pipelet ; et par là-dessus, mon locataire, mon roi des locataires vous fichera du haut en bas des escaliers, comme il le dit… et je vous balaierai comme un tas d’ordures que vous êtes.
– Cette vieille est capable d’ameuter la maison contre nous. Nous sommes payés, nous avons fait nos frais, filons ! dit Bourdin à Malicorne.
– Voici vos pièces, dit celui-ci en jetant un dossier aux pieds de Morel.
– Ramasse !… on te paie pour être honnête, dit Rodolphe, et, arrêtant le recors d’une main vigoureuse, de l’autre il lui montra les papiers.
Sentant, à cette nouvelle et redoutable étreinte, qu’il ne pourrait lutter contre un pareil adversaire, le garde du commerce se baissa en murmurant, ramassa le dossier et le remit à Morel, qui le prit machinalement.
Il croyait rêver.
– Vous, quoique vous ayez une poigne de fort de la halle, ne tombez jamais sous notre coupe ! dit Malicorne.
Et, après avoir montré le poing à Rodolphe, d’un saut il enjamba dix marches suivi de son complice, qui regardait derrière lui avec un certain effroi.
Mme Pipelet se mit en mesure de venger Rodolphe des menaces du recors ; regardant son poêlon d’un air inspiré, elle s’écria héroïquement :
– Les dettes de Morel sont payées… ils vont avoir de quoi manger ; ils n’ont plus besoin de ma pâtée : gare là-dessous ! !
Et se penchant sur la rampe, la vieille vida le contenu de son poêlon sur le dos des deux recors, qui arrivaient en ce moment au premier étage.
– Et alllllez… donc ! ajouta la portière, les voilà trempés comme une soupe… comme deux soupes… Eh ! eh ! eh ! c’est le cas de le dire…
– Mille millions de tonnerres ! s’écria Malicorne, inondé de la préparation ordinaire de Mme Pipelet, voulez-vous faire attention là-haut… vieille gaupe !
– Alfred ! riposta Mme Pipelet en criant à tue-tête, d’une voix aigre à percer le tympan d’un sourd, Alfred ! tape dessus, vieux chéri ! Ils ont voulu faire les Bédouins avec ta Stasie (Anastasie). Ces deux indécents… ils m’ont saccagée… Tape dessus à grands coups de balai… Dis à l’écaillère et au rogomiste de t’aider… À vous ! à vous ! à vous ! au chat ! au chat ! au voleur !… Kiss ! kiss ! kiss !… Brrrrr… Hou… hou… Tape dessus !… vieux chéri ! ! ! Boum ! boum ! ! !
Et, pour clore formidablement ces onomatopées, qu’elle avait accompagnées de trépignements furieux, Mme Pipelet, emportée par l’ivresse de la victoire, lança du haut en bas de l’escalier son poêlon de faïence, qui, se brisant avec un bruit épouvantable au moment où les recors, étourdis de ces cris affreux, descendaient quatre à quatre les dernières marches, augmenta prodigieusement leur effroi.
– Et alllllez donc ! s’écria Anastasie en riant aux éclats et en se croisant les bras dans une attitude triomphante.
Pendant que Mme Pipelet poursuivait les recors de ses injures et de ses huées, Morel s’était jeté aux pieds de Rodolphe.
– Ah ! monsieur, vous nous sauvez la vie !… À qui devons-nous ce secours inespéré ?…
– À Dieu ; vous le voyez, il a toujours pitié des honnêtes gens.