Les Mystères de Paris

| 2.20 - Un ange

 

 

 

XX

Un ange

Mme d’Harville entra dans la maison.
 
Attirés par la curiosité, Mme Pipelet, Alfred et l’écaillère étaient groupés sur le seuil de la porte de la loge.
 
L’escalier était si sombre qu’en arrivant du dehors on ne pouvait l’apercevoir ; la marquise, obligée de s’adresser à Mme Pipelet, lui dit d’une voix altérée, presque défaillante :
 
– M. Charles… madame ?…
 
– Monsieur… qui ? répéta la vieille, feignant de n’avoir pas entendu, afin de donner le temps à son mari et à l’écaillère d’examiner les traits de la malheureuse femme à travers son voile.
 
– Je demande… M. Charles… madame, répéta Clémence d’une voix tremblante, et en baissant la tête pour tâcher de dérober ses traits aux regards qui l’examinaient avec une insolente curiosité.
 
– Ah ! M. Charles ! à la bonne heure… vous parlez si bas que je n’avais pas entendu… Eh bien ! ma petite dame, puisque vous allez chez M. Charles, beau jeune homme tout de même… montez tout droit, c’est la porte en face.
 
La marquise, accablée de confusion, mit le pied sur la première marche.
 
– Eh ! eh ! eh ! ajouta la vieille en ricanant, il paraît que c’est pour tout de bon aujourd’hui. Vive la noce ! et allez donc !
 
– Ça n’empêche pas qu’il est amateur, le commandant, reprit l’écaillère, elle n’est pas piquée des vers, sa Margot…
 
S’il ne lui avait pas fallu passer de nouveau devant la loge où se tenaient ces créatures, Mme d’Harville, mourant de honte et de frayeur, serait redescendue à l’instant même. Elle fit un dernier effort et arriva sur le palier.
 
Quelle fut sa stupeur !… Elle se trouva face à face avec Rodolphe, qui, lui mettant une bourse dans la main, lui dit précipitamment :
 
– Votre mari sait tout, il vous suit…
 
À ce moment on entendit la voix aigre de Mme Pipelet s’écrier :
 
– Où allez-vous, monsieur ?
 
– C’est lui ! dit Rodolphe ; et il ajouta rapidement, en poussant pour ainsi dire Mme d’Harville vers l’escalier du second étage : Montez au cinquième ; vous veniez secourir une famille malheureuse ; ils s’appellent Morel…
 
– Monsieur, vous me passerez sur le corps plutôt que de monter sans dire où vous allez ! s’écria Mme Pipelet en barrant le passage à M. d’Harville.
 
Voyant, du bout de l’allée, sa femme parler à la portière, il s’était aussi arrêté un moment.
 
– Je suis avec cette dame… qui vient d’entrer, dit le marquis.
 
– C’est différent, alors passez.
 
Ayant entendu un bruit inusité, M. Charles Robert entrebâilla sa porte. Rodolphe entra brusquement chez le commandant et s’y renferma avec lui au moment où M. d’Harville arrivait sur le palier. Rodolphe craignant, malgré l’obscurité, d’être reconnu par le marquis, avait profité de cette occasion de lui échapper sûrement.
 
M. Charles Robert, magnifiquement vêtu de sa robe de chambre à ramages et de son bonnet de velours brodé, resta stupéfait à la vue de Rodolphe, qu’il n’avait pas aperçu la veille à l’ambassade, et qui était en ce moment vêtu plus que modestement.
 
– Monsieur, que signifie ?
 
– Silence, dit Rodolphe à voix basse, et avec une telle expression d’angoisse que M. Charles Robert se tut.
 
Un bruit violent, comme celui d’un corps qui tombe et qui roule sur plusieurs degrés, retentit dans le silence de l’escalier.
 
– Le malheureux l’a tuée ! s’écria Rodolphe.
 
– Tuée !… qui ? Mais que se passe-t-il donc ici ? dit M. Charles Robert à voix basse et en pâlissant.
 
Sans lui répondre, Rodolphe entr’ouvrit la porte.
 
Il vit descendre en se hâtant et en boitant le petit Tortillard ; il tenait à la main la bourse de soie rouge que Rodolphe venait de donner à Mme d’Harville.
 
Tortillard disparut.
 
On entendit le pas léger de Mme d’Harville et les pas plus pesants de son mari, qui continuait de la suivre aux étages supérieurs.
 
Ne comprenant pas comment Tortillard avait cette bourse en sa possession, mais un peu rassuré, Rodolphe dit à M. Robert :
 
– Ne sortez pas d’ici, vous avez failli tout perdre…
 
– Mais enfin, monsieur, reprit M. Robert d’un ton impatient et courroucé, me direz-vous ce que cela signifie ? Qui vous êtes et de quel droit ?…
 
– Cela signifie, monsieur, que M. d’Harville sait tout, qu’il a suivi sa femme jusqu’à votre porte, et qu’il la suit là-haut !
 
– Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! s’écria Charles Robert en joignant les mains avec épouvante. Mais qu’est-ce qu’elle va faire là-haut ?
 
– Peu vous importe ; restez chez vous et ne sortez pas avant que la portière vous avertisse.
 
Laissant M. Robert aussi effrayé que stupéfait, Rodolphe descendit à la loge.
 
– Eh bien ! dites donc, s’écria Mme Pipelet d’un air rayonnant, ça chauffe, ça chauffe ! Il y a un monsieur qui suit la petite dame. C’est sans doute le mari, le jaunet ; j’ai deviné ça tout de suite, je l’ai fait monter. Il va se massacrer avec le commandant, ça fera du bruit dans le quartier, on fera queue pour venir voir la maison comme on a été voir le n° 36, où il s’est commis un assassin.
 
– Ma chère madame Pipelet, voulez-vous me rendre un grand service ? (Et Rodolphe mit cinq louis dans la main de la portière.) Lorsque cette petite dame va descendre… demandez-lui comment vont les pauvres Morel ; dites-lui qu’elle fait une bonne œuvre en les secourant, ainsi qu’elle l’avait promis en venant prendre des informations sur eux.
 
Mme Pipelet regardait l’argent et Rodolphe avec stupeur.
 
– Comment… monsieur, cet or… c’est pour moi ?… et cette petite dame… elle n’est donc pas chez le commandant ?
 
– Le monsieur qui la suit est le mari. Avertie à temps, la pauvre femme a pu monter chez les Morel, à qui elle a l’air d’apporter des secours ; comprenez-vous ?
 
– Si je comprends !… Il faut que je vous aide à enfoncer le mari… ça me va… comme un gant !… Eh ! eh ! eh ! on dirait que je n’ai fait que ça toute ma vie… dites donc !…
 
Ici on vit le chapeau tromblon de M. Pipelet se redresser brusquement dans la pénombre de la loge.
 
– Anastasie, dit gravement Alfred, voilà que tu ne respectes rien du tout sur la terre, comme M. César Bradamanti ; il est des choses qu’on ne doit jamais mécaniser, même dans le charme de l’intimité…
 
– Voyons, voyons, vieux chéri, ne fais pas la bégueule et les yeux en boule de loto… tu vois bien que je plaisante. Est-ce que tu ne sais pas qu’il n’y a personne au monde qui puisse se vanter de… Enfin suffit… Si j’oblige cette jeunesse, c’est pour obliger notre nouveau locataire qui est si bon. Puis, se retournant vers Rodolphe : Vous allez me voir travailler !… voulez-vous rester là dans le coin derrière le rideau ?… Tenez, justement je les entends.
 
Rodolphe se hâta de se cacher.
 
M. et Mme d’Harville descendaient. Le marquis donnait le bras à sa femme.
 
Lorsqu’ils arrivèrent en face de la loge, les traits de M. d’Harville exprimaient un bonheur profond, mêlé d’étonnement et de confusion.
 
Clémence était calme et pâle.
 
– Eh bien ! ma bonne petite dame…, s’écria Mme Pipelet en sortant de sa loge, vous les avez vus, ces pauvres Morel ? J’espère que ça fend le cœur ? Ah ! mon Dieu ! c’est une bien bonne œuvre que vous faites là… Je vous l’avais dit qu’ils étaient fameusement à plaindre, la dernière fois que vous êtes venue aux informations ! Soyez tranquille, allez, vous n’en ferez jamais assez pour de si braves gens… n’est-ce pas, Alfred ?
 
Alfred, dont la pruderie et la droiture naturelle se révoltaient à l’idée d’entrer dans ce complot anticonjugal, répondit vaguement par une sorte de grognement négatif.
 
Mme Pipelet reprit :
 
– Alfred a sa crampe au pylore, c’est ce qui fait qu’on ne l’entend pas ; sans cela il vous dirait, comme moi, que ces pauvres gens vont bien prier le bon Dieu pour vous, ma digne dame !
 
M. d’Harville regardait sa femme avec admiration et répétait :
 
– Un ange ! un ange ! Oh ! la calomnie !
 
– Un ange ? Vous avez raison, monsieur, et un bon ange du bon Dieu encore !
 
– Mon ami, partons, dit Mme d’Harville, qui souffrait horriblement de la contrainte qu’elle s’imposait depuis son entrée dans cette maison ; elle sentait ses forces à bout.
 
– Partons, dit le marquis.
 
Il ajouta, au moment de sortir de l’allée :
 
– Clémence, j’ai bien besoin de pardon et de pitié !…
 
– Qui n’en a pas besoin ? dit la jeune femme avec un soupir.
 
Rodolphe sortit de sa retraite, profondément ému de cette scène de terreur mélangée de ridicule et de grossièreté, dénoûment bizarre d’un drame mystérieux qui avait soulevé tant de passions diverses.
 
– Eh bien ! dit Mme Pipelet, j’espère que je l’ai joliment fait aller, le jaunet ? Il mettrait maintenant sa femme sous cloche… Pauvre cher homme… Et vos meubles, monsieur Rodolphe, on ne les a pas apportés.
 
– Je vais m’en occuper… Vous pouvez maintenant avertir le commandant qu’il peut descendre…
 
– C’est vrai… Dites donc, en voilà une farce !… Il paraît qu’il a loué son appartement pour le roi de Prusse… C’est bien fait… avec ses mauvais douze francs par mois…
 
Rodolphe sortit.
 
– Dis donc, Alfred, dit Mme Pipelet, au tour du commandant, maintenant… Je vais joliment rire !
 
Et elle monta chez M. Charles Robert : elle sonna ; il ouvrit.
 
– Commandant (et Anastasie porta militairement le dos de sa main à sa perruque), je viens vous déprisonner… Ils sont partis bras dessus bras dessous, le mari et la femme, à votre nez et à votre barbe. C’est égal, vous en réchappez d’une belle… grâce à M. Rodolphe ; vous lui devez une fière chandelle !…
 
– C’est ce monsieur mince, à moustaches, qui est M. Rodolphe ?
 
– Lui-même.
 
– Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?
 
– Cet homme-là…, s’écria Mme Pipelet d’un air courroucé, il en vaut bien un autre ! deux autres ! C’est un commis voyageur, locataire de la maison, qui n’a qu’une pièce et qui ne lésine pas, lui… il m’a donné six francs pour son ménage ; six francs et du premier coup… encore ! six francs sans marchander !
 
– C’est bon… c’est bon… tenez, voilà la clef.
 
– Faudra-t-il faire du feu demain, commandant ?
 
– Non !
 
– Et après-demain ?
 
– Non ! non !
 
– Eh bien ! commandant, vous souvenez-vous ? Je vous l’avais bien dit que vous ne feriez pas vos frais.
 
M. Charles Robert jeta un regard méprisant sur la portière et sortit, ne pouvant comprendre comment un commis voyageur, M. Rodolphe, s’était trouvé instruit de son rendez-vous avec la marquise d’Harville.
 
Au moment où il sortit de l’allée, il se rencontra avec le petit Tortillard qui arrivait clopinant.
 
– Te voilà, mauvais sujet, dit Mme Pipelet.
 
– La borgnesse n’est pas venue me chercher ? demanda l’enfant à la portière, sans lui répondre.
 
– La Chouette ? Non, vilain monstre. Pourquoi donc qu’elle viendrait te chercher ?
 
– Tiens, pour me mener à la campagne, donc ! dit Tortillard en se balançant à la porte de la loge.
 
– Et ton maître ?
 
– Mon père a demandé à M. Bradamanti de me donner congé aujourd’hui… pour aller à la campagne… à la campagne… à la campagne…, psalmodia le fils de Bras-Rouge en chantonnant et en tambourinant sur les carreaux de la loge.
 
– Veux-tu finir, scélérat… tu vas casser mes vitres ! Mais voilà un fiacre.
 
– Ah ! ben ! c’est la Chouette, dit l’enfant ; quel bonheur d’aller en voiture !
 
En effet, à travers la glace, et sur le store rouge opposé, on vit se dessiner le profil glabre et terreux de la borgnesse.
 
Elle fit signe à Tortillard, il accourut.
 
Le cocher lui ouvrit la portière, il monta dans le fiacre.
 
La Chouette n’était pas seule.
 
Dans l’autre coin de la voiture, enveloppé dans un vieux manteau à collet fourré, les traits à demi cachés par un bonnet de soie noire qui tombait sur ses sourcils… on apercevait le Maître d’école.
 
Ses paupières rouges laissaient voir, pour ainsi dire, deux yeux blancs, immobiles, sans prunelles, et qui rendaient plus effrayant encore son visage couturé, que le froid marbrait de cicatrices violâtres et livides…
 
– Allons, môme, couche-toi sur les arpions de mon homme, tu lui tiendras chaud, dit la borgnesse à Tortillard, qui s’accroupit comme un chien entre les jambes du Maître d’école et de la Chouette.
 
– Maintenant, dit le cocher du fiacre, à la gernaffle[1]de Bouqueval ! n’est-ce pas, la Chouette ? Tu verras que je sais trimbaler une voite[2].
 
– Et surtout riffaude ton gaye[3], dit le Maître d’école.
 
– Sois tranquille, sans-mirettes[4], il défouraillera[5]jusqu’à la traviole[6].
 
– Veux-tu que je te donne une médecine[7] ? dit le Maître d’école.
 
– Laquelle ? répond le cocher.
 
Prends de l’air en passant devant les sondeurs[8] ; ils pourraient te reconnaître, tu as été longtemps rôdeur des barrières.
 
– J’ouvrirai l’œil, dit l’autre en montant sur son siège.
 
Si nous rapportons ce hideux langage, c’est qu’il prouve que le cocher improvisé était un brigand, digne compagnon du Maître d’école.
 
La voiture quitta la rue du Temple.
 
Deux heures après, à la tombée du jour, ce fiacre, renfermant le Maître d’école, la Chouette et Tortillard, s’arrêta devant une croix de bois marquant l’embranchement d’un chemin creux et désert qui conduisait à la ferme de Bouqueval, où se trouvait la Goualeuse, sous la protection de Mme Georges.
 


[1] À la ferme.
[2] Conduire une voiture.
[3] Chauffe ton cheval.
[4] Sans yeux. (Œil, mirette : encore un mot presque gracieux dans cet épouvantable vocabulaire !)
[5] Il courra.
[6] Jusqu’à la traverse.
[7] Un conseil. Donneur de conseil : médecin.
[8] Va vite en passant devant les commis de la barrière.