Les Mystères de Paris

| 7.03 - Le docteur Griffon

 

 

 

III

Le docteur Griffon


François et Amandine venaient de transporter Fleur-de-Marie près du feu de la cuisine, lorsque M. de Saint-Remy et le docteur Griffon, qui avaient abordé au moyen du bateau de Nicolas, entrèrent dans la maison.
 
Pendant que les enfants ranimaient le foyer et y jetaient quelques fagots de peuplier, qui, bientôt embrasés, répandirent une vive flamme, le docteur Griffon donnait à la jeune fille les soins les plus empressés.
 
– La malheureuse enfant a dix-sept ans à peine ! s’écria le comte profondément attendri.
 
Puis, s’adressant au docteur :
 
– Eh bien, mon ami ?
 
– On sent à peine les battements du pouls ; mais, chose singulière, la peau de la face n’est pas colorée en bleu chez ce sujet, comme cela arrive ordinairement après une asphyxie par submersion, répondit le docteur avec un sang-froid imperturbable, en considérant Fleur-de-Marie d’un air profondément méditatif.
 
Le docteur Griffon était un grand homme maigre, pâle et complètement chauve, sauf deux touffes de rares cheveux noirs soigneusement ramenés de derrière la nuque et aplatis sur ses tempes ; sa physionomie creusée, sillonnée par les fatigues de l’étude, était roide, intelligente et réfléchie.
 
D’un savoir immense, d’une expérience consommée, praticien habile et renommé, médecin en chef d’un hospice civil (où nous le retrouverons plus tard), le docteur Griffon n’avait qu’un défaut, celui de faire, si cela peut se dire, complètement abstraction du malade et de ne s’occuper que de la maladie : jeune ou vieux, femme ou homme, riche ou pauvre, peu lui importait ; il ne songeait qu’au fait médical plus ou moins curieux ou intéressant, au point de vue scientifique, que lui offrait le sujet.
 
Il n’y avait pour lui que des sujets.
 
– Quelle figure charmante !… Combien elle est belle encore, malgré cette effrayante pâleur ! dit M. de Saint-Remy en contemplant Fleur-de-Marie avec tristesse. Avez-vous jamais vu des traits plus doux, plus candides, mon cher docteur ?… Et si jeune… si jeune !…
 
– L’âge ne signifie rien, dit brusquement le médecin, pas plus que la présence de l’eau dans les poumons, que l’on croyait autrefois mortelle… On se trompait grossièrement ; les admirables expériences de Goodwin… du fameux Goodwin, l’ont prouvé de reste.
 
– Mais, docteur…
 
– Mais c’est un fait…, répliqua M. Griffon, absorbé par l’amour de son art. Pour reconnaître la présence d’un liquide étranger dans les poumons, Goodwin a plongé plusieurs fois des chats et des chiens dans des baquets d’encre pendant quelques secondes, les en a retirés vivants et a disséqué mes gaillards quelque temps après… Eh bien ! il s’est convaincu par la dissection que l’encre avait pénétré dans les poumons, et que la présence de ce liquide dans les organes de la respiration n’avait pas causé la mort des sujets.
 
Le comte connaissait le médecin, excellent homme au fond, mais que sa passion effrénée pour la science faisait souvent paraître dur, presque cruel.
 
– Avez-vous au moins quelque espoir ? lui demanda M. de Saint-Remy avec impatience.
 
– Les extrémités du sujet sont bien froides, dit le médecin, il reste peu d’espoir.
 
– Ah ! mourir à cet âge… malheureuse enfant !… C’est affreux.
 
– Pupille fixe… dilatée…, reprit le docteur impassible en soulevant du bout du doigt la paupière glacée de Fleur-de-Marie.
 
– Homme étrange ! s’écria le comte presque avec indignation, on vous croirait impitoyable, et je vous ai vu veiller auprès de mon lit des nuits entières… J’eusse été votre frère, que vous n’eussiez pas été pour moi plus admirablement dévoué.
 
Le docteur Griffon, tout en s’occupant de secourir Fleur-de-Marie, répondit au comte sans le regarder, avec un flegme imperturbable :
 
– Parbleu, si vous croyez qu’on rencontre tous les jours une fièvre ataxique aussi merveilleusement bien compliquée, aussi curieuse à étudier que celle que vous aviez ! C’était admirable… mon bon ami, admirable ! Stupeur, délire, soubresauts des tendons, syncopes, elle réunissait les symptômes les plus variés, votre chère fièvre ; vous avez même été, chose rare, très-rare et éminemment intéressante… vous avez même été affecté d’un état partiel et momentané de paralysie, s’il vous plaît… Rien que pour ce fait, votre maladie avait droit à tout mon dévouement ; vous m’offriez une magnifique étude ; car, franchement, mon cher ami, tout ce que je désire au monde, c’est de rencontrer encore une aussi belle fièvre… mais on n’a pas ce bonheur-là deux fois.
 
Le comte haussa les épaules avec impatience.
 
Ce fut à ce moment que Martial descendit appuyé sur le bras de la Louve, qui avait mis, on le sait, par-dessus ses vêtements mouillés, un manteau de tartan appartenant à Calebasse.
 
Frappé de la pâleur de l’amant de la Louve, et remarquant ses mains couvertes de sang caillé, le comte s’écria.
 
– Quel est cet homme ?…
 
– Mon mari…, répondit la Louve en regardant Martial avec une expression de bonheur et de noble fierté impossible à rendre.
 
– Vous avez une bonne et intrépide femme, monsieur, lui dit le comte ; je l’ai vue sauver cette malheureuse enfant avec un rare courage.
 
– Oh ! oui, monsieur, elle est bonne et intrépide, ma femme, répondit Martial en appuyant sur ces derniers mots et en contemplant à son tour la Louve d’un air à la fois attendri et passionné. Oui, intrépide !… car elle vient de me sauver aussi la vie…
 
– À vous ? dit le comte étonné.
 
– Voyez ses mains… ses pauvres mains ! dit la Louve en essuyant les larmes qui adoucissaient l’éclat sauvage de ses yeux.
 
– Ah ! c’est horrible ! s’écria le comte, ce malheureux a les mains hachées… Voyez donc, docteur…
 
Détournant légèrement la tête et regardant par-dessus son épaule les plaies nombreuses que Calebasse avait faites aux mains de Martial, le docteur Griffon dit à ce dernier :
 
– Ouvrez et fermez la main.
 
Martial exécuta ce mouvement avec assez de peine. Le docteur haussa les épaules, continua de s’occuper de Fleur-de-Marie et dit dédaigneusement, comme à regret :
 
– Ces blessures n’ont absolument rien de grave… il n’y a aucun tendon de lésé ; dans huit jours, le sujet pourra se servir de ses mains.
 
– Vrai, monsieur ! Mon mari ne sera pas estropié ? s’écria la Louve avec reconnaissance.
 
Le docteur secoua la tête négativement.
 
– Et la Goualeuse, monsieur ? elle vivra, n’est-ce pas ? demanda la Louve. Oh ! il faut qu’elle vive, moi et mon mari nous lui devons tant !… Puis se retournant vers Martial : Pauvre petite… la voilà, celle dont je te parlais… c’est elle pourtant qui sera peut-être la cause de notre bonheur ; c’est elle qui m’a donné l’idée de venir à toi te dire tout ce que je t’ai dit… Vois donc le hasard qui fait que je la sauve… et ici encore !…
 
– C’est notre Providence…, dit Martial, frappé de la beauté de la Goualeuse. Quelle figure d’ange ! Oh ! elle vivra, n’est-ce pas, monsieur le docteur ?
 
– Je n’en sais rien, dit le docteur ; mais d’abord peut-elle rester ici ? Aura-t-elle les soins nécessaires ?
 
– Ici ! s’écria la Louve, mais on assassine ici !
 
– Tais-toi ! Tais-toi ! dit Martial.
 
Le comte et le docteur regardèrent la Louve avec surprise.
 
– La maison de l’île est malfamée dans le pays… cela ne m’étonne guère, dit à demi-voix le médecin à M. de Saint-Remy.
 
– Vous avez donc été victime de violences ? demanda le comte à Martial. Ces blessures, qui vous les a faites ?
 
– Ce n’est rien, monsieur… j’ai eu ici une dispute… une batterie s’en est suivie… et j’ai été blessé… Mais cette jeune paysanne ne peut pas rester dans la maison, ajouta-t-il d’un air sombre, je n’y reste pas moi-même… ni ma femme ni mon frère, ni ma sœur que voilà… nous allons quitter l’île pour n’y plus jamais revenir.
 
– Oh ! quel bonheur ! s’écrièrent les deux enfants.
 
– Alors, comment faire ? dit le docteur en regardant Fleur-de-Marie. Il est impossible de songer à transporter le sujet à Paris, dans l’état de prostration où il se trouve. Mais au fait, ma maison est à deux pas, ma jardinière et sa fille seront d’excellentes gardes-malades… Puisque cette asphyxiée par submersion vous intéresse, vous surveillerez les soins qu’on lui donnera, mon cher Saint-Remy, et je viendrai la voir chaque jour.
 
– Et vous jouez l’homme dur, impitoyable ! s’écria le comte, lorsque vous avez le cœur le plus généreux, ainsi que le prouve cette proposition…
 
– Si le sujet succombe, comme cela est possible, il y aura lieu à une autopsie intéressante qui me permettra de confirmer encore une fois les assertions de Goodwin.
 
– Ce que vous dites est affreux ! s’écria le comte.
 
– Pour qui sait lire, le cadavre est un livre où l’on apprend à sauver la vie des malades, dit stoïquement le docteur Griffon.
 
– Enfin vous faites le bien, dit amèrement M. de Saint-Remy, c’est l’important. Qu’importe la cause, pourvu que le bienfait subsiste ! Pauvre enfant, plus je la regarde, plus elle m’intéresse.
 
– Et elle le mérite, allez, monsieur, reprit la Louve avec exaltation en se rapprochant.
 
– Vous la connaissez ? s’écria le comte.
 
– Si je la connais, monsieur ! C’est à elle que je devrai le bonheur de ma vie ; en la sauvant, je n’ai pas fait autant pour elle qu’elle a fait pour moi.
 
Et la Louve regarda passionnément son mari ; elle ne disait plus « son homme ».
 
– Et qui est-elle ? demanda le comte.
 
– Un ange, monsieur, tout ce qu’il y a de meilleur au monde. Oui, et quoiqu’elle soit mise en paysanne, il n’y a pas une bourgeoise, pas une grande dame pour parler aussi bien qu’elle, avec sa petite voix douce comme de la musique. C’est une fière fille, allez, et courageuse, et bonne !
 
– Par quel accident est-elle donc tombée à l’eau ?
 
– Je ne sais, monsieur.
 
– Ce n’est donc pas une paysanne ? demanda le comte.
 
– Une paysanne ! Regardez donc ces petites mains blanches, monsieur.
 
– C’est vrai, dit M. de Saint-Remy ; quel singulier mystère !… Mais son nom, sa famille ?
 
– Allons, reprit le docteur en interrompant l’entretien, il faut transporter le sujet dans le bateau.
 
Une demi-heure après, Fleur-de-Marie, qui n’avait pas encore repris ses sens, était amenée dans la maison du médecin, couchée dans un bon lit et maternellement surveillée par la jardinière de M. Griffon, à laquelle s’adjoignit la Louve.
 
Le docteur promit à M. de Saint-Remy, de plus en plus intéressé à la Goualeuse, de revenir le soir même la visiter.
 
Martial partit pour Paris avec François et Amandine, la Louve n’ayant pas voulu quitter Fleur-de-Marie avant de la voir hors de danger.
 
L’île du Ravageur resta déserte.
 
Nous retrouverons bientôt ses sinistres habitants chez Bras-Rouge, où ils doivent se réunir à la Chouette pour le meurtre de la courtière en diamants.
 
En attendant, nous conduirons le lecteur au rendez-vous que Tom, le frère de Sarah, avait donné à l’horrible mégère complice du Maître d’école.