Les Mystères de Paris

| 3.14 - Le chemin creux

  

 

 

XIV

Le chemin creux


Le soleil se couchait à l’horizon ; la plaine était déserte, silencieuse.
 
Fleur-de-Marie approchait de l’entrée du chemin creux qu’il lui fallait traverser pour se rendre au presbytère, lorsqu’elle vit sortir de la ravine un petit garçon boiteux, vêtu d’une blouse grise et d’une casquette bleue ; il semblait éploré, et, du plus loin qu’il aperçut la Goualeuse, il accourut près d’elle.
 
– Oh ! ma bonne dame, ayez pitié de moi, s’il vous plaît ! s’écria-t-il en joignant les mains d’un air suppliant.
 
– Que voulez-vous ? Qu’avez-vous, mon enfant ? lui demanda la Goualeuse avec intérêt.
 
– Hélas ! ma bonne dame, ma pauvre grand’mère, qui est bien vieille, bien vieille, est tombée là-bas, en descendant le ravin ; elle s’est fait beaucoup de mal… j’ai peur qu’elle se soit cassé la jambe… Je suis trop faible pour l’aider à se relever… Mon Dieu, comment faire, si vous ne venez pas à mon secours ? Pauvre grand’mère ! elle va mourir peut-être !
 
La Goualeuse, touchée de la douleur du petit boiteux, s’écria :
 
– Je ne suis pas très-forte non plus, mon enfant, mais je pourrai peut-être vous aider à secourir votre grand’mère… Allons vite près d’elle… Je demeure à cette ferme là-bas… si la pauvre vieille ne peut s’y transporter avec nous, je l’enverrai chercher.
 
– Oh ! ma bonne dame, le bon Dieu vous bénira, bien sûr… C’est par ici… à deux pas, dans le chemin creux, comme je vous le disais ; c’est en descendant la berge qu’elle a tombé.
 
– Vous n’êtes donc pas du pays ? demanda la Goualeuse en suivant Tortillard, que l’on a sans doute déjà reconnu.
 
– Non, ma bonne dame, nous venons d’Écouen.
 
– Et où alliez-vous ?
 
– Chez un bon curé qui demeure sur la colline là-bas…, dit le fils de Bras-Rouge, pour augmenter la confiance de Fleur-de-Marie.
 
– Chez M. l’abbé Laporte, peut-être ?
 
– Oui, ma bonne dame, chez M. l’abbé Laporte, ma pauvre grand’mère le connaît beaucoup, beaucoup…
 
– J’allais justement chez lui ; quelle rencontre ! dit Fleur-de-Marie en s’enfonçant de plus en plus dans le chemin creux.
 
– Grand’maman ! me voilà, me voilà !… Prends patience, je t’amène du secours ! cria Tortillard pour prévenir le Maître d’école et la Chouette de se tenir prêts à saisir leur victime.
 
– Votre grand’mère n’est donc pas tombée loin d’ici ? demanda la Goualeuse.
 
– Non, ma bonne dame, derrière ce gros arbre là-bas, où le chemin tourne, à vingt pas d’ici.
 
Tout à coup Tortillard s’arrêta.
 
Le bruit du galop d’un cheval retentit dans le silence de la plaine.
 
– Tout est encore perdu, se dit Tortillard.
 
Le chemin faisait un coude très-prononcé à quelques toises de l’endroit où le fils de Bras-Rouge se trouvait avec la Goualeuse.
 
Un cavalier parut à ce détour ; lorsqu’il fut auprès de la jeune fille, il s’arrêta.
 
On entendit alors le trot d’un autre cheval, et quelques moments après survint un domestique vêtu d’une redingote brune à boutons d’argent, d’une culotte de peau blanche et de bottes à revers. Une étroite ceinture de cuir fauve serrait derrière sa taille le mackintosh de son maître.
 
Le maître, vêtu simplement d’une épaisse redingote bronze et d’un pantalon gris clair, montait avec une grâce parfaite un cheval bai, de pur sang, d’une beauté singulière ; malgré la longue course qu’il venait de faire, le lustre éclatant de sa robe à reflets dorés ne se ternissait pas même d’une légère moiteur.
 
Le cheval du groom, qui resta immobile à quelques pas de son maître, était aussi plein de race et de distinction.
 
Dans ce cavalier, d’une figure brune et charmante, Tortillard reconnut M. le vicomte de Saint-Remy, que l’on supposait être l’amant de Mme la duchesse de Lucenay.
 
– Ma jolie fille, dit le vicomte à la Goualeuse, dont la beauté le frappa, auriez-vous l’obligeance de m’indiquer la route du village d’Arnouville ?
 
Marie, baissant les yeux devant le regard profond et hardi de ce jeune homme, répondit :
 
– En sortant du chemin creux, monsieur, vous prendrez le premier sentier à main droite : ce sentier vous conduira à une avenue de cerisiers qui mène directement à Arnouville.
 
– Mille grâces, ma belle enfant… Vous me renseignez mieux qu’une vieille femme que j’ai trouvée à deux pas d’ici, étendue au pied d’un arbre ; je n’ai pu en tirer d’elle autre chose que des gémissements.
 
– Ma pauvre grand’mère !… murmura Tortillard d’une voix dolente.
 
– Maintenant, encore un mot, reprit M. de Saint-Remy en s’adressant à la Goualeuse, pouvez-vous me dire si je trouverai facilement, à Arnouville, la ferme de M. Dubreuil ?
 
La Goualeuse ne put s’empêcher de tressaillir à ces mots qui lui rappelaient la pénible scène de la matinée ; elle répondit :
 
– Les bâtiments de la ferme bordent l’avenue que vous allez suivre pour vous rendre à Arnouville, monsieur.
 
– Encore une fois, merci, ma belle enfant ! dit M. de Saint-Remy. Et il partit au galop, suivi de son groom.
 
Les traits charmants du vicomte s’étaient quelque peu déridés pendant qu’il parlait à Fleur-de-Marie ; dès qu’il fut seul, ils redevinrent sombres et contractés par une inquiétude profonde.
 
Fleur-de-Marie, se souvenant de la personne inconnue pour qui l’on préparait à la hâte un pavillon de la ferme d’Arnouville par les ordres de Mme de Lucenay, ne douta pas qu’il ne s’agît de ce jeune et beau cavalier.
 
Le galop des chevaux ébranla quelque temps encore la terre durcie par la gelée ; il s’amoindrit, cessa…
 
Tout redevint silencieux.
 
Tortillard respira.
 
Voulant rassurer et avertir ses complices, dont l’un, le Maître d’école, s’était dérobé à la vue des cavaliers, le fils de Bras-Rouge s’écria :
 
– Grand’mère !… me voilà… avec une bonne dame qui vient à ton secours !…
 
– Vite, vite, mon enfant ! Ce monsieur à cheval nous a fait perdre quelques minutes, dit la Goualeuse en hâtant le pas, afin d’atteindre le tournant du chemin creux.
 
À peine y arriva-t-elle que la Chouette, qui s’y tenait embusquée, dit à voix basse :
 
– À moi, Fourline !
 
Puis, sautant sur la Goualeuse, la borgnesse la saisit au cou d’une main, et de l’autre lui comprima les lèvres, pendant que Tortillard, se jetant aux pieds de la jeune fille, se cramponnait à ses jambes pour l’empêcher de faire un pas.
 
Ceci s’était passé si rapidement que la Chouette n’avait pas eu le temps d’examiner les traits de la Goualeuse ; mais dans le peu d’instants qu’il fallut au Maître d’école pour sortir du trou où il s’était tapi et pour venir à tâtons avec son manteau, la vieille reconnut son ancienne victime.
 
– La Pégriotte !… s’écria-t-elle d’abord stupéfaite ; puis elle ajouta avec une joie féroce : C’est encore toi ?… Ah ! c’est le boulanger qui t’envoie… C’est ton sort de retomber toujours sous ma griffe !… J’ai mon vitriol dans le fiacre… cette fois, ta jolie frimousse y passera… car tu m’enrhumes avec ta figure de vierge… À toi, mon homme ! prends garde qu’elle ne te morde, et tiens-la bien pendant que nous allons l’embaluchonner…
 
De ses deux mains puissantes, le Maître d’école saisit la Goualeuse ; et, avant qu’elle eût pu pousser un cri, la Chouette lui jeta le manteau sur la tête et l’enveloppa étroitement.
 
En un instant, Fleur-de-Marie, liée, bâillonnée, fut mise dans l’impossibilité de faire un mouvement ou d’appeler à son secours.
 
– Maintenant, à toi le paquet, Fourline…, dit la Chouette. Eh ! eh ! eh !… c’est seulement pas si lourd que la négresse de la femme noyée du canal Saint-Martin… n’est-ce pas, mon homme ? Et comme le brigand tressaillait à ces mots qui lui rappelaient son épouvantable rêve de la nuit, la borgnesse reprit : – Ah çà ! qu’est-ce que tu as donc, Fourline ?… On dirait que tu grelottes ?… Depuis ce matin, par instants, les dents te claquent comme si tu avais la fièvre, et alors tu regardes en l’air comme si tu cherchais quelque chose.
 
– Gros feignant !… il regarde les mouches voler, dit Tortillard.
 
– Allons, vite, filons, mon homme ! Emballe-moi la Pégriotte… À la bonne heure ! ajouta la Chouette en voyant le brigand prendre Fleur-de-Marie entre ses bras comme on prend un enfant endormi. Vite, au fiacre, vite !…
 
– Mais qui est-ce qui va me conduire, moi ?… demanda le Maître d’école d’une voix sourde, en étreignant son souple et léger fardeau dans ses bras d’Hercule.
 
– Vieux têtard ! il pense à tout, dit la Chouette.
 
Et, écartant son châle, elle dénoua un foulard rouge qui couvrait son cou décharné, tordit à moitié ce mouchoir dans sa longueur et dit au Maître d’école :
 
– Ouvre la gargoine, prends le bout de ce foulard dans tes quenottes, serre bien… Tortillard prendra l’autre bout à la main, tu n’auras qu’à le suivre… À bon aveugle bon chien. Ici, moutard !
 
Le petit boiteux fit une gambade, murmura à voix basse un jappement imitatif et grotesque, prit dans sa main l’autre bout du mouchoir et conduisit ainsi le Maître d’école, pendant que la Chouette hâtait le pas pour prévenir Barbillon.
 
Nous avons renoncé à peindre la terreur de Fleur-de-Marie, lorsqu’elle s’était vue au pouvoir de la Chouette et du Maître d’école. Elle se sentit défaillir et ne put opposer la moindre résistance.
 
Quelques minutes après, la Goualeuse était transportée dans le fiacre conduit par Barbillon ; quoiqu’il fît nuit, les stores de cette voiture étaient soigneusement fermés, et les trois complices se dirigèrent, avec leur victime presque expirante, vers la plaine Saint-Denis, où Tom les attendait.