Les Mystères de Paris

| E.5 - Les souvenirs

 

 

 

V

Les souvenirs


– Chère petite Rigolette ! dit Clémence attendrie par la lecture que venait de faire Rodolphe. Cette lettre naïve est remplie de sensibilité.
 
– Sans doute, reprit Rodolphe ; on ne pouvait mieux placer un bienfait. Notre protégée est douée d’un excellent naturel ; c’est un cœur d’or, et notre chère enfant l’apprécie comme nous, ajouta-t-il en s’adressant à sa fille.
 
Puis, frappé de sa pâleur et de son accablement, il s’écria :
 
– Mais qu’as-tu donc ?
 
– Hélas !… quel douloureux contraste entre ma position et celle de Rigolette… « Travail et sagesse. Honneur et bonheur », ces quatre mots disent tout ce qu’a été… tout ce que doit être sa vie… Jeune fille laborieuse et sage, épouse chérie, heureuse mère, femme honorée… telle est sa destinée ! tandis que moi…
 
– Grand dieu ! Que dis-tu ?
 
– Grâce… mon bon père ; ne m’accusez pas d’ingratitude… mais, malgré votre ineffable tendresse, malgré celle de ma seconde mère, malgré les respects et les splendeurs dont je suis entourée… malgré votre puissance souveraine, ma honte est incurable… Rien ne peut anéantir le passé… Encore une fois, pardonnez-moi, mon père… je vous l’ai caché jusqu’à présent… mais le souvenir de ma dégradation première me désespère et me tue…
 
– Clémence, vous l’entendez !… s’écria Rodolphe avec désespoir.
 
– Mais, malheureuse enfant ! dit Clémence en prenant affectueusement la main de Fleur-de-Marie dans les siennes, notre tendresse, l’affection de ceux qui vous entourent, et que vous méritez, tout ne vous prouve-t-il pas que ce passé ne doit plus être pour vous qu’un vain et mauvais songe ?
 
– Oh ! fatalité… fatalité ! reprit Rodolphe. Maintenant je maudis mes craintes, mon silence : cette funeste idée, depuis longtemps enracinée dans son esprit, y a fait à notre insu d’affreux ravages, et il est trop tard pour combattre cette déplorable erreur… Ah ! je suis bien malheureux !
 
– Courage, mon ami, dit Clémence à Rodolphe ; vous le disiez tout à l’heure, il vaut mieux connaître l’ennemi qui nous menace… Nous savons maintenant la cause du chagrin de notre enfant, nous en triompherons, parce que nous aurons pour nous la raison, la justice et notre tendresse.
 
– Et puis enfin parce qu’elle verra que son affliction, si elle était incurable, rendrait la nôtre incurable aussi, reprit Rodolphe ; car en vérité ce serait à désespérer de toute justice humaine et divine, si cette infortunée n’avait fait que changer de tourments.
 
Après un assez long silence, pendant lequel Fleur-de-Marie parut se recueillir, elle prit d’une main la main de Rodolphe, de l’autre celle de Clémence et leur dit d’une voix profondément altérée :
 
– Écoutez-moi, mon bon père… et vous aussi, ma tendre mère… ce jour est solennel… Dieu a voulu, et je l’en remercie, qu’il me fût impossible de vous cacher davantage ce que je ressens… Avant peu d’ailleurs je vous aurais fait l’aveu que vous allez entendre, car toute souffrance a son terme… et, si cachée que fût la mienne, je n’aurais pu vous la taire plus longtemps.
 
– Ah !… je comprends tout, s’écria Rodolphe ; il n’y a plus d’espoir pour elle.
 
– J’espère dans l’avenir, mon père, et cet espoir me donne la force de vous parler ainsi.
 
– Et que peux-tu espérer de l’avenir… pauvre enfant, puisque ton sort présent ne te cause que chagrins et amertume ?
 
– Je vais vous le dire, mon père… mais avant, permettez-moi de vous rappeler le passé… de vous avouer devant Dieu qui m’entend ce que j’ai ressenti jusqu’ici.
 
– Parle… parle, nous t’écoutons, dit Rodolphe, en s’asseyant avec Clémence auprès de Fleur-de-Marie.
 
– Tant que je suis restée à Paris… auprès de vous, mon père, dit Fleur-de-Marie, j’ai été si heureuse, oh ! si complètement heureuse, que ces beaux jours ne seraient pas trop payés par des années de souffrances… Vous le voyez… j’ai du moins connu le bonheur.
 
– Pendant quelques jours peut-être…
 
– Oui ; mais quelle félicité pure et sans mélange ! Vous m’entouriez, comme toujours, des soins les plus tendres ! Je me livrais sans crainte aux élans de reconnaissance et d’affection qui à chaque instant emportaient mon cœur vers vous… L’avenir m’éblouissait : un père à adorer, une seconde mère à chérir doublement, car elle devait remplacer la mienne… que je n’avais jamais connue… Et puis… je dois tout avouer, mon orgueil s’exaltait malgré moi, tant j’étais honorée de vous appartenir. Lorsque le petit nombre de personnes de votre maison qui, à Paris, avaient occasion de me parler, m’appelaient Altesse… je ne pouvais m’empêcher d’être fière de ce titre. Si alors je pensais quelquefois vaguement au passé, c’était pour me dire : « Moi, jadis, si avilie, je suis la fille chérie d’un prince souverain que chacun bénit et révère ; moi, jadis si misérable, je jouis de toutes les splendeurs du luxe et d’une existence presque royale ! » Hélas ! que voulez-vous, mon père, ma fortune était si imprévue… votre puissance m’entourait d’un si splendide éclat, que j’étais excusable, peut-être de me laisser aveugler ainsi.
 
– Excusable !… mais rien de plus naturel, pauvre ange aimé. Quel mal de t’enorgueillir d’un rang qui était le tien ? De jouir des avantages de la position que je t’avais rendue ? Aussi dans ce temps-là, je me le rappelle bien, tu étais d’une gaieté charmante ; que de fois je t’ai vue tomber dans mes bras comme accablée par la félicité, et me dire avec un accent enchanteur ces mots qu’hélas ! je ne dois plus entendre : « Mon père… c’est trop… trop de bonheur ! » Malheureusement ce sont ces souvenirs-là… vois-tu, qui m’ont endormi dans une sécurité trompeuse ; et plus tard je ne me suis pas assez inquiété des causes de ta mélancolie…
 
– Mais dites-nous donc, mon enfant, reprit Clémence, qui a pu changer en tristesse cette joie si pure, si légitime, que vous éprouviez d’abord ?
 
– Hélas ! une circonstance bien funeste et bien imprévue !…
 
– Quelle circonstance ?…
 
– Vous vous rappelez, mon père…, dit Fleur-de-Marie, ne pouvant vaincre un frémissement d’horreur, vous vous rappelez la scène terrible qui a précédé notre départ de Paris… lorsque votre voiture a été arrêtée près de la barrière ?
 
– Oui…, répondit tristement Rodolphe. Brave Chourineur !… Après m’avoir encore une fois sauvé la vie, il est mort là… devant nous… en disant : « Le ciel est juste… j’ai tué, on me tue !… »
 
– Eh bien !… mon père, au moment où ce malheureux expirait, savez-vous qui j’ai vu… me regarder fixement ?… Oh ! ce regard… ce regard… il m’a toujours poursuivie depuis, ajouta Fleur-de-Marie en frissonnant.
 
– Quel regard ? De qui parles-tu ? s’écria Rodolphe.
 
– De l’ogresse du tapis-franc…, murmura Fleur-de-Marie.
 
– Ce monstre ! tu l’as revu ? Et où cela ?
 
– Vous ne l’avez pas aperçue dans la taverne où est mort le Chourineur ? Elle se trouvait parmi les femmes qui l’entouraient.
 
– Ah ! maintenant, dit Rodolphe avec accablement, je comprends… Déjà frappée de terreur par le meurtre du Chourineur, tu auras cru voir quelque chose de providentiel dans cette affreuse rencontre ! ! !
 
– Il n’est que trop vrai, mon père ; à la vue de l’ogresse, je ressentis un froid mortel ; il me sembla que sous son regard mon cœur, jusqu’alors rayonnant de bonheur et d’espoir, se glaçait tout à coup. Oui, rencontrer cette femme au moment même où le Chourineur mourait en disant : « Le ciel est juste !… » cela me parut un blâme providentiel de mon orgueilleux oubli du passé, que je devais expier à force d’humiliation et de repentir.
 
– Mais le passé, on te l’a imposé ; tu n’en peux répondre devant Dieu !
 
– Vous avez été contrainte… enivrée… malheureuse enfant.
 
– Une fois précipitée malgré toi dans cet abîme, tu ne pouvais plus en sortir, malgré tes remords, ton épouvante et ton désespoir, grâce à l’atroce indifférence de cette société dont tu étais victime. Tu te voyais à jamais enchaînée dans cet antre ; il a fallu, pour t’en arracher, le hasard qui t’a placée sur mon chemin.
 
– Et puis enfin, mon enfant, votre père vous le dit, vous étiez victime et non complice de cette infamie ! s’écria Clémence.
 
– Mais cette infamie… je l’ai subie… ma mère, reprit douloureusement Fleur-de-Marie. Rien ne peut anéantir ces affreux souvenirs… Sans cesse ils me poursuivent, non plus comme autrefois au milieu des paisibles habitants d’une ferme, ou des femmes dégradées, mes compagnes de Saint-Lazare… mais ils me poursuivront jusque dans ce palais… peuplé de l’élite de l’Allemagne… Ils me poursuivent enfin jusque dans les bras de mon père, jusque sur les marches de son trône.
 
Et Fleur-de-Marie fondit en larmes.
 
Rodolphe et Clémence restèrent muets devant cette effrayante expression d’un remords invincible ; ils pleuraient aussi, car ils sentaient l’impuissance de leurs consolations.
 
– Depuis lors, reprit Fleur-de-Marie en essuyant ses larmes, à chaque instant du jour, je me dis avec une honte amère : « On m’honore, on me révère ; les personnes les plus éminentes, les plus vénérables, m’entourent de respects ; aux yeux de toute une cour, la sœur d’un empereur a daigné rattacher mon bandeau sur mon front… et j’ai vécu dans la fange de la Cité, tutoyée par des voleurs et des assassins ! »
 
« Oh ! mon père, pardonnez-moi ; mais plus ma position s’est élevée… plus j’ai été frappée de la dégradation profonde où j’étais tombée ; à chaque hommage qu’on me rend, je me sens coupable d’une profanation ; songez-y donc, mon Dieu ! après avoir été ce que j’ai été… souffrir que des vieillards s’inclinent devant moi… souffrir que de nobles jeunes filles, que des femmes justement respectées se trouvent flattées de m’entourer… souffrir enfin que des princesses, doublement augustes et par l’âge et par leur caractère sacerdotal, me comblent de prévenances et d’éloges… cela n’est-il pas impie et sacrilège ! Et puis, si vous saviez, mon père, ce que j’ai souffert, ce que je souffre encore chaque jour en me disant : « Si Dieu voulait que le passé fût connu… avec quel mépris mérité on traiterait celle qu’à cette heure on élève si haut !… » Quelle juste et effrayante punition !
 
– Mais, malheureuse enfant, ma femme et moi nous connaissons le passé… nous sommes dignes de notre rang, et pourtant nous te chérissons… nous t’adorons.
 
– Vous avez pour moi l’aveugle tendresse d’un père et d’une mère…
 
– Tout le bien que tu as fait depuis ton séjour ici ? Et cette institution belle et sainte, cet asile ouvert par toi aux orphelines et aux pauvres filles abandonnées, ces soins admirables d’intelligence et de dévouement dont tu les entoures ? Ton insistance à les appeler tes sœurs, à vouloir qu’elles t’appellent ainsi, puisque en effet tu les traites en sœurs ?… n’est-ce donc rien pour la rédemption de fautes qui ne furent pas les tiennes ?… Enfin l’affection que te témoigne la digne abbesse de Sainte-Hermangilde, qui ne te connaît que depuis ton arrivée ici, ne la dois-tu pas absolument à l’élévation de ton esprit, à la beauté de ton âme, à ta piété sincère ?
 
– Tant que les louanges de l’abbesse de Sainte-Hermangilde ne s’adressent qu’à ma conduite présente, j’en jouis sans scrupule, mon père ; mais lorsqu’elle cite mon exemple aux demoiselles nobles qui sont en religion dans l’abbaye, mais lorsque celles-ci voient en moi un modèle de toutes les vertus, je me sens mourir de confusion, comme si j’étais complice d’un mensonge indigne.
 
Après un assez long silence, Rodolphe reprit avec un abattement douloureux :
 
– Je le vois, il faut désespérer de te persuader : les raisonnements sont impuissants contre une conviction d’autant plus inébranlable qu’elle a sa source dans un sentiment généreux et élevé, puisque à chaque instant tu jettes un regard sur le passé. Le contraste de ces souvenirs et de ta position présente doit être en effet pour toi un supplice continuel… Pardon, à mon tour, pauvre enfant.
 
– Vous, mon bon père, me demander pardon !… Et de quoi, grand Dieu ?
 
– De n’avoir pas prévu tes susceptibilités… D’après l’excessive délicatesse de ton cœur, j’aurais dû les deviner… Et pourtant… que pouvais-je faire ?… Il était de mon devoir de te reconnaître solennellement pour ma fille… alors ces respects, dont l’hommage t’est si douloureux, venaient nécessairement t’entourer…
 
« Oui, mais j’ai eu un tort… j’ai été, vois-tu, trop orgueilleux de toi… j’ai trop voulu jouir du charme que ta beauté, que ton esprit, que ton caractère inspiraient à tous ceux qui t’approchaient… J’aurais dû cacher mon trésor… vivre presque dans la retraite avec Clémence et toi… renoncer à ces fêtes, à ces réceptions nombreuses où j’aimais tant à te voir briller… croyant follement t’élever si haut… si haut… que le passé disparaîtrait entièrement à tes yeux… Mais hélas ! le contraire est arrivé… et, comme tu me l’as dit, plus tu t’es élevée, plus l’abîme dont je t’ai retirée t’a paru sombre et profond…
 
« Encore une fois, c’est ma faute… j’avais pourtant cru bien faire !… dit Rodolphe en essuyant ses larmes, mais je me suis trompé… Et puis, je me suis cru pardonné trop tôt… la vengeance de Dieu n’est pas satisfaite… elle me poursuit encore dans le bonheur de ma fille !…
 
Quelques coups discrètement frappés à la porte du salon qui précédait l’oratoire de Fleur-de-Marie interrompirent ce triste entretien.
 
Rodolphe se leva et entr’ouvrit la porte.
 
Il vit Murph, qui lui dit :
 
– Je demande pardon à Votre Altesse Royale de venir la déranger ; mais un courrier du prince d’Herkaüsen-Oldenzaal vient d’apporter cette lettre qui, dit-il, est très-importante et doit être sur-le-champ remise à Votre Altesse Royale.
 
– Merci, mon bon Murph. Ne t’éloigne pas, lui dit Rodolphe avec un soupir ; tout à l’heure j’aurai besoin de causer avec toi.
 
Et le prince, ayant fermé la porte, resta un moment dans le salon pour y lire la lettre que Murph venait de lui remettre.
 
Elle était ainsi conçue :
 
 
« Monseigneur,
 
« Puis-je espérer que les liens de parenté qui m’attachent à Votre Altesse Royale et que l’amitié dont elle a toujours daigné m’honorer excuseront une démarche qui serait d’une grande témérité si elle ne m’était pas imposée par une conscience d’honnête homme ?
 
« Il y a quinze mois, monseigneur, vous reveniez de France, ramenant avec vous une fille d’autant plus chérie que vous l’aviez crue perdue pour toujours, tandis qu’au contraire elle n’avait jamais quitté sa mère, que vous avez épousée à Paris in extremis, afin de légitimer la naissance de la princesse Amélie, qui est ainsi l’égale des autres Altesses de la Confédération germanique.
 
« Sa naissance est donc souveraine, sa beauté incomparable, son cœur est aussi digne de sa naissance que son esprit est digne de sa beauté, ainsi que me l’a écrit ma sœur l’abbesse de Sainte-Hermangilde, qui a souvent l’honneur de voir la fille bien-aimée de Votre Altesse Royale.
 
« Maintenant, monseigneur, j’aborderai franchement le sujet de cette lettre, puisque malheureusement une maladie grave me retient à Oldenzaal, et m’empêche de se rendre auprès de Votre Altesse Royale.
 
« Pendant le temps que mon fils a passé à Gerolstein, il a vu presque chaque jour la princesse Amélie, il l’aime éperdument, mais il lui a toujours caché son amour.
 
« J’ai cru devoir, monseigneur, vous en instruire. Vous avez daigné accueillir paternellement mon fils et l’engager à revenir, au sein de votre famille, vivre de cette intimité qui lui était si précieuse ; j’aurais indignement manqué à la loyauté en dissimulant à Votre Altesse Royale une circonstance qui doit modifier l’accueil qui était réservé à mon fils.
 
« Je sais qu’il serait insensé à nous d’oser espérer nous allier plus étroitement encore à la famille de Votre Altesse Royale.
 
« Je sais que la fille dont vous êtes à bon droit si fier, monseigneur, doit prétendre à de hautes destinées.
 
« Mais je sais aussi que vous êtes le plus tendre des pères, et que, si vous jugiez jamais mon fils digne de vous appartenir et de faire le bonheur de la princesse Amélie, vous ne seriez pas arrêté par les graves disproportions qui rendent pour nous une telle fortune inespérée.
 
« Il ne m’appartient pas de faire l’éloge d’Henri, monseigneur ; mais j’en appelle aux encouragements et aux louanges que vous avez si souvent daigné lui accorder.
 
« Je n’ose et ne puis vous en dire davantage, monseigneur ; mon émotion est trop profonde.
 
« Quelle que soit votre détermination, veuillez croire que nous nous y soumettrons avec respect, et que je serai toujours fidèle aux sentiments profondément dévoués avec lesquels j’ai l’honneur d’être
 
« de Votre Altesse Royale
 
« le très-humble et obéissant serviteur,
 
« GUSTAVE-PAUL,
« prince d’Herkaüsen-Oldenzaal