Les Mystères de Paris

| 4.08 - L'arrestation

 

 

 

VIII

L’arrestation


– Mon Dieu ! monsieur Rodolphe, s’écria Rigolette en accourant pâle et tremblante, il y a là un commissaire de police et la garde !
 
– La justice divine veille sur moi ! dit M. Pipelet dans un élan de religieuse reconnaissance ; on vient arrêter Cabrion… Malheureusement il est trop tard !
 
Un commissaire de police, reconnaissable à l’écharpe que l’on apercevait sous son habit noir, entra dans la loge ; sa physionomie était grave, digne et sévère.
 
– Monsieur le commissaire, il est trop tard, le malfaiteur s’est évadé ! dit tristement M. Pipelet ; mais je puis vous donner son signalement… Sourire atroce, regards effrontés… manières…
 
– De qui parlez-vous ? demanda le magistrat.
 
– De Cabrion ! monsieur le commissaire… Mais, en se hâtant, il serait peut-être encore temps de l’atteindre, répondit M. Pipelet.
 
– Je ne sais pas ce que c’est que Cabrion, dit impatiemment le magistrat ; le nommé Jérôme Morel, ouvrier lapidaire, demeure dans cette maison ?
 
– Oui, mon commissaire, dit Mme Pipelet, se mettant au port d’arme.
 
– Conduisez-moi à son logement.
 
– Morel le lapidaire ! reprit la portière au comble de la surprise ; mais c’est la brebis du bon Dieu ! Il est incapable de…
 
– Jérôme Morel demeure-t-il ici, oui ou non ?
 
– Il y demeure, mon commissaire… avec sa famille, dans une mansarde.
 
– Conduisez-moi donc à cette mansarde.
 
Puis s’adressant à un homme qui l’accompagnait, le magistrat lui dit :
 
– Que les deux gardes municipaux attendent en bas et ne quittent pas l’allée. Envoyez Justin chercher un fiacre.
 
L’homme s’éloigna pour exécuter ces ordres.
 
– Maintenant, reprit le magistrat en s’adressant à M. Pipelet, conduisez-moi chez Morel.
 
– Si ça vous est égal, mon commissaire, je remplacerai Alfred ; il est indisposé des suites de Cabrion… qui, comme les choux, lui reste sur le pylore.
 
– Vous ou votre mari, peu importe, allons !
 
Et, précédé de Mme Pipelet, il commença de monter l’escalier ; mais bientôt il s’arrêta, se voyant suivi par Rodolphe et par Rigolette.
 
– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? leur demanda-t-il.
 
– C’est les deux locataires du quatrième, dit Mme Pipelet.
 
– Pardon ! monsieur, j’ignorais que vous fussiez de la maison, dit-il à Rodolphe.
 
Celui-ci, augurant bien des manières polies du magistrat, lui dit :
 
– Vous allez trouver une famille désespérée, monsieur ; je ne sais quel nouveau coup menace ce malheureux artisan, mais il a été cruellement éprouvé cette nuit… Une de ses filles, déjà épuisée par la maladie, est morte… sous ses yeux… morte de froid et de misère…
 
– Serait-il possible ?
 
– C’est la vérité, mon commissaire, dit Mme Pipelet. Sans monsieur, qui vous parle, et qui est le roi des locataires, puisqu’il a sauvé par ses bienfaits le pauvre Morel de la prison, toute la famille du lapidaire serait morte de faim.
 
Le commissaire regardait Rodolphe avec autant d’intérêt que de surprise.
 
– Rien de plus simple, monsieur, reprit celui-ci ; une personne très-charitable, sachant que Morel, dont je vous garantis l’honneur et la probité, était dans une position aussi déplorable que peu méritée, m’a chargé de payer une lettre de change pour laquelle les recors allaient traîner en prison ce pauvre ouvrier, seul soutien d’une famille nombreuse.
 
À son tour, frappé de la noble physionomie de Rodolphe et de la dignité de ses manières, le magistrat lui répondit :
 
– Je ne doute pas de la probité de Morel ; je regrette seulement d’avoir à remplir une pénible mission devant vous, monsieur, qui vous intéressez si vivement à cette famille.
 
– Que voulez-vous dire, monsieur ?
 
– D’après les services que vous avez rendus aux Morel, d’après votre langage, je vois, monsieur, que vous êtes un galant homme. N’ayant d’ailleurs aucune raison de cacher l’objet du mandat que j’ai à exercer, je vous avouerai qu’il s’agit de l’arrestation de Louise Morel, la fille du lapidaire.
 
Le souvenir du rouleau d’or offert aux gardes du commerce par la jeune fille revint à la pensée de Rodolphe.
 
– De quoi est-elle donc accusée, mon Dieu ?
 
– Elle est sous le coup d’une prévention d’infanticide.
 
– Elle ! Elle !… Oh ! son pauvre père !
 
– D’après ce que vous m’apprenez, monsieur, je conçois que, dans les tristes circonstances où se trouve cet artisan, ce nouveau coup lui sera terrible… Malheureusement je dois obéir aux ordres que j’ai reçus.
 
– Mais il s’agit seulement d’une simple prévention ? s’écria Rodolphe. Les preuves manquent, sans doute ?
 
– Je ne puis m’expliquer davantage à ce sujet… La justice a été mise sur la voie de ce crime, ou plutôt de cette présomption, par la déclaration d’un homme respectable à tous égards… le maître de Louise Morel.
 
– Jacques Ferrand le notaire ? dit Rodolphe indigné.
 
– Oui, monsieur… Mais pourquoi cette vivacité ?
 
– M. Jacques Ferrand est un misérable, monsieur !
 
– Je vois avec peine que vous ne connaissez pas celui dont vous parlez, monsieur ; M. Jacques Ferrand est l’homme le plus honorable du monde ; il est d’une probité reconnue de tous.
 
– Je vous répète, monsieur, que ce notaire est un misérable… Il a voulu faire emprisonner Morel parce que sa fille a repoussé ses propositions infâmes. Si Louise n’est accusée que sur la dénonciation d’un pareil homme… avouez, monsieur, que cette présomption mérite peu de créance.
 
– Il ne m’appartient pas, monsieur, et il ne me convient pas de discuter la valeur des déclarations de M. Ferrand, dit froidement le magistrat ; la justice est saisie de cette affaire, les tribunaux décideront ; quant à moi, j’ai l’ordre de m’assurer de la personne de Louise Morel, et j’exécute mon mandat.
 
– Vous avez raison, monsieur, je regrette qu’un mouvement d’indignation peut-être légitime m’ait fait oublier que ce n’était en effet ni le lieu ni le moment d’élever une discussion pareille. Un mot seulement : le corps de l’enfant que Morel a perdu est resté dans sa mansarde, j’ai offert ma chambre à cette famille pour lui épargner le triste spectacle de ce cadavre ; c’est donc chez moi que vous trouverez le lapidaire et probablement sa fille. Je vous en conjure, monsieur, au nom de l’humanité, n’arrêtez pas brusquement Louise au milieu de ces infortunés, à peine arrachés à un sort épouvantable. Morel a éprouvé tant de secousses cette nuit que sa raison n’y résisterait pas ; sa femme est aussi dangereusement malade, un tel coup la tuerait.
 
– J’ai toujours, monsieur, exécuté mes ordres avec tous les ménagements possibles, j’agirai de même dans cette circonstance.
 
– Si vous me permettiez, monsieur, de vous demander une grâce ? Voici ce que je vous proposerais : la jeune fille qui nous suit avec la portière occupe une chambre voisine de la mienne, je ne doute pas qu’elle ne la mette à votre disposition ; vous pourriez d’abord y mander Louise, puis, s’il le faut, Morel, pour que sa fille lui fasse ses adieux… Au moins vous éviterez à une pauvre mère malade et infirme une scène déchirante.
 
– Si cela peut s’arranger ainsi, monsieur… volontiers.
 
La conversation que nous venons de rapporter avait eu lieu à demi-voix, pendant que Rigolette et Mme Pipelet se tenaient discrètement à plusieurs marches de distance du commissaire et de Rodolphe ; celui-ci descendit auprès de la grisette, que la présence du commissaire rendait toute tremblante, et lui dit :
 
– Ma pauvre voisine, j’attends de vous un nouveau service ; il faudrait me laisser libre de disposer de votre chambre pendant une heure.
 
– Tant que vous voudrez, monsieur Rodolphe… Vous avez ma clef. Mais, mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a donc ?
 
– Je vous l’apprendrai tantôt ; ce n’est pas tout, il faudrait être assez bonne pour retourner au Temple dire qu’on n’apporte que dans une heure ce que nous avons acheté.
 
– Bien volontiers, monsieur Rodolphe ; mais est-ce qu’il arrive encore malheur aux Morel ?
 
– Hélas ! oui, il leur arrive quelque chose de bien triste, vous ne le saurez que trop tôt.
 
– Allons, mon voisin, je cours au Temple… Mon Dieu ! moi qui, grâce à vous, croyais ces braves gens hors de peine… dit la grisette ; et elle descendit rapidement l’escalier.
 
Rodolphe avait voulu surtout épargner à Rigolette le triste tableau de l’arrestation de Louise.
 
– Mon commissaire, dit Mme Pipelet, puisque mon roi des locataires vous conduit, je peux aller retrouver Alfred ? Il m’inquiète ; c’est à peine si tout à l’heure il était remis de son indisposition de Cabrion.
 
– Allez… allez, dit le magistrat ; et il resta seul avec Rodolphe. Tous deux arrivèrent sur le palier du quatrième, en face de la chambre où étaient alors provisoirement établis le lapidaire et sa famille.
 
Tout à coup la porte s’ouvrit.
 
Louise, pâle, éplorée, sortit brusquement.
 
– Adieu ! Adieu ! mon père, s’écria-t-elle, je reviendrai, il faut que je parte.
 
– Louise, mon enfant, écoute-moi donc, reprit Morel en suivant sa fille et en tâchant de la retenir.
 
À la vue de Rodolphe, du magistrat, Louise et le lapidaire restèrent immobiles.
 
– Ah ! monsieur, vous notre sauveur, dit l’artisan en reconnaissant Rodolphe, aidez-moi donc à empêcher Louise de partir. Je ne sais ce qu’elle a, elle me fait peur ; elle veut s’en aller. N’est-ce pas, monsieur, qu’il ne faut plus qu’elle retourne chez son maître ? N’est-ce pas que vous m’avez dit : « Louise ne vous quittera plus, ce sera votre récompense. » Oh ! à cette bienheureuse promesse, je l’avoue, un moment j’ai oublié la mort de ma pauvre petite Adèle ; mais aussi je veux n’être plus séparé de toi, Louise, jamais ! jamais !
 
Le cœur de Rodolphe se brisa, il n’eut pas la force de répondre une parole.
 
Le commissaire dit sévèrement à Louise :
 
– Vous vous appelez Louise Morel ?
 
– Oui, monsieur, répondit la jeune fille interdite.
 
Rodolphe avait ouvert la chambre de Rigolette.
 
– Vous êtes Jérôme Morel, son père ? ajouta le magistrat en s’adressant au lapidaire.
 
– Oui… monsieur… mais…
 
– Entrez là avec votre fille.
 
Et le magistrat montra la chambre de Rigolette, où se trouvait déjà Rodolphe.
 
Rassurés par la présence de ce dernier, le lapidaire et Louise, étonnés, troublés, obéirent au commissaire ; celui-ci ferma la porte et dit à Morel avec émotion :
 
– Je sais combien vous êtes honnête et malheureux ; c’est donc à regret que je vous apprends qu’au nom de la loi… je viens arrêter votre fille.
 
– Tout est découvert… je suis perdue !… s’écria Louise épouvantée, en se jetant dans les bras de son père.
 
– Qu’est-ce que tu dis ?… Qu’est-ce que tu dis ?… reprit Morel stupéfait. Tu es folle… pourquoi perdue ?… T’arrêter !… Pourquoi t’arrêter ?… Qui viendrait t’arrêter ?…
 
– Moi… au nom de la loi ! et le commissaire montra son écharpe.
 
– Oh ! malheureuse !… Malheureuse !… s’écria Louise en tombant agenouillée.
 
– Comment ! Au nom de la loi ? dit l’artisan, dont la raison, fortement ébranlée par ce nouveau coup, commençait à s’affaiblir ; pourquoi arrêter ma fille au nom de la loi ?… Je réponds de Louise, moi ; c’est ma fille, ma digne fille… pas vrai, Louise ? Comment ? t’arrêter, quand notre bon ange te rend à nous pour nous consoler de la mort de ma petite Adèle ? Allons donc ! Ça ne se peut pas !… Et puis, monsieur le commissaire, parlant par respect, on n’arrête que les misérables, entendez-vous ?… Et Louise, ma fille, n’est pas une misérable. Bien sûr, vois-tu, mon enfant, ce monsieur se trompe… Je m’appelle Morel ; il y a plus d’un Morel… tu t’appelles Louise ; il y a plus d’une Louise… c’est ça ; voyez-vous, monsieur le commissaire, il y a erreur, certainement il y a erreur !
 
– Il n’y a malheureusement pas erreur !… Louise Morel, faites vos adieux à votre père.
 
– Vous m’enlevez ma fille, vous !… s’écria l’ouvrier furieux de douleur, en s’avançant vers le magistrat d’un air menaçant.
 
Rodolphe saisit le lapidaire par le bras et lui dit :
 
– Calmez-vous, espérez ; votre fille vous sera rendue… son innocence sera prouvée ; elle n’est sans doute pas coupable.
 
– Coupable de quoi ?… Elle ne peut être coupable de rien… Je mettrai ma main au feu que… Puis, se souvenant de l’or que Louise avait apporté pour payer la lettre de change, Morel s’écria : Mais cet argent !… cet argent de ce matin, Louise ?
 
Et il jeta sur sa fille un regard terrible.
 
Louise comprit.
 
– Moi, voler ! s’écria-t-elle, et les joues colorées d’une généreuse indignation, son accent, son geste rassurèrent son père.
 
– Je le savais bien ! s’écria-t-il. Vous voyez, monsieur le commissaire… Elle le nie… et de sa vie, elle n’a menti, je vous le jure… Demandez à tous ceux qui la connaissent, ils vous l’affirmeront comme moi. Elle, mentir ! Ah ! bien oui… elle est trop fière pour ça ; d’ailleurs, la lettre de change a été payée par notre bienfaiteur… Cet or, elle ne veut pas le garder ; elle allait le rendre à la personne qui le lui a prêté en lui défendant de la nommer… n’est-ce pas, Louise ?
 
– On n’accuse pas votre fille d’avoir volé, dit le magistrat.
 
– Mais, mon Dieu ! de quoi l’accuse-t-on alors ? Moi, son père, je vous jure que, de quoi qu’on puisse l’accuser, elle est innocente ; et de ma vie non plus je n’ai menti.
 
– À quoi bon connaître cette accusation ? lui dit Rodolphe, ému de ses douleurs ; l’innocence de Louise sera prouvée ; la personne qui s’intéresse vivement à vous protégera votre fille… Allons, du courage… cette fois encore la Providence ne vous faillira pas. Embrassez votre fille, vous la reverrez bientôt…
 
– Monsieur le commissaire, s’écria Morel sans écouter Rodolphe, on n’enlève pas une fille à son père sans lui dire au moins de quoi on l’accuse ! Je veux tout savoir… Louise, parleras-tu ?
 
– Votre fille est accusée d’infanticide, dit le magistrat.
 
– Je… je… ne comprends pas… je vous…
 
Et Morel, atterré, balbutia quelques mots sans suite.
 
– Votre fille est accusée d’avoir tué son enfant, reprit le commissaire profondément ému de cette scène, mais il n’est pas encore prouvé qu’elle ait commis ce crime.
 
– Oh ! non, cela n’est pas, monsieur, cela n’est pas ! s’écria Louise avec force en se relevant. Je vous jure qu’il était mort ! Il ne respirait plus… il était glacé… j’ai perdu la tête… voilà mon crime… Mais tuer mon enfant, oh ! jamais !…
 
– Ton enfant, misérable ! s’écria Morel en levant ses deux mains sur Louise, comme s’il eût voulu l’anéantir sous ce geste et sous cette imprécation terrible.
 
– Grâce, mon père ! Grâce !… s’écria-t-elle.
 
Après un moment de silence effrayant, Morel reprit avec un calme plus effrayant encore :
 
– Monsieur le commissaire, emmenez cette créature… ce n’est pas là ma fille…
 
Le lapidaire voulut sortir ; Louise se jeta à ses genoux, qu’elle embrassa de ses deux bras, et la tête renversée en arrière, éperdue et suppliante, elle s’écria :
 
– Mon père ! écoutez-moi seulement… écoutez-moi !
 
– Monsieur le commissaire, emmenez-la donc, je vous l’abandonne, disait le lapidaire en faisant tous ses efforts pour se dégager des étreintes de Louise.
 
– Écoutez-la, lui dit Rodolphe en l’arrêtant, ne soyez pas maintenant impitoyable.
 
– Elle ! ! ! mon Dieu ! mon Dieu !… Elle ! ! ! répétait Morel en portant ses deux mains à son front, elle déshonorée !… Oh ! l’infâme !… l’infâme !
 
– Et si elle s’est déshonorée pour vous sauver ?… lui dit tout bas Rodolphe.
 
Ces mots firent sur Morel une impression foudroyante ; il regarda sa fille éplorée, toujours agenouillée à ses pieds ; puis, l’interrogeant d’un coup d’œil impossible à peindre, il s’écria d’une voix sourde, les dents serrées par la rage :
 
– Le notaire ?
 
Une réponse vint sur les lèvres de Louise… Elle allait parler, mais, la réflexion l’arrêtant sans doute, elle baissa la tête en silence et resta muette.
 
– Mais non, il voulait me faire emprisonner ce matin ! reprit Morel en éclatant, ce n’est donc pas lui ?… Oh ! tant mieux !… tant mieux !… Elle n’a pas même d’excuse à sa faute, je ne serai pour rien dans son déshonneur… Je pourrai sans remords la maudire !…
 
– Non ! non !… ne me maudissez pas, mon père !… À vous, je dirai tout… à vous seul ; et vous verrez… vous verrez si je ne mérite pas votre pardon…
 
– Écoutez-la, par pitié ! lui dit Rodolphe.
 
– Que m’apprendra-t-elle ? Son infamie ?… Elle va être publique ; j’attendrai…
 
– Monsieur !… s’écria Louise en s’adressant au magistrat, par pitié ! laissez-moi dire quelques mots à mon père… avant de le quitter pour jamais, peut-être… Et devant vous aussi, notre sauveur, je parlerai… mais seulement devant vous et devant mon père…
 
– J’y consens, dit le magistrat.
 
– Serez-vous donc insensible ? Refuserez-vous cette dernière consolation à votre enfant ? demanda Rodolphe à Morel. Si vous croyez me devoir quelque reconnaissance pour les bontés que j’ai attirées sur vous, rendez-vous à la prière de votre fille.
 
Après un moment de farouche et morne silence, Morel répondit : « Allons !… »
 
– Mais… où irons-nous ?… demanda Rodolphe, votre famille est à côté…
 
– Où nous irons ? s’écria le lapidaire avec une ironie amère ; où nous irons ? là-haut… dans la mansarde… à côté du corps de ma fille… le lieu est bien choisi pour cette confession… n’est-ce pas ? Allons… nous verrons si Louise osera mentir en face du cadavre de sa sœur. Allons !
 
Et Morel sortit précipitamment, d’un air égaré, sans regarder Louise.
 
– Monsieur, dit tout bas le commissaire à Rodolphe, de grâce, dans l’intérêt de ce pauvre père, ne prolongez pas cet entretien. Vous disiez vrai, sa raison n’y résisterait pas ; tout à l’heure son regard était presque celui d’un fou…
 
– Hélas ! monsieur, je crains comme vous un terrible et nouveau malheur ; je vais abréger autant que possible ces adieux déchirants.
 
Et Rodolphe rejoignit le lapidaire et sa fille.
 
Si étrange, si lugubre que fût la détermination de Morel, elle était d’ailleurs, pour ainsi dire, commandée par les localités ; le magistrat consentait à attendre l’issue de cet entretien dans la chambre de Rigolette, la famille Morel occupait le logement de Rodolphe, il ne restait que la mansarde.
 
Ce fut dans ce funèbre réduit que se rendirent Louise, son père et Rodolphe.