Les Mystères de Paris

| 8.07 - Complot

 

 

 

VII

Complot


Le Gros-Boiteux, dont l’arrivée était accueillie par les détenus de la Fosse-aux-lions avec une joie bruyante et dont la dénonciation pouvait être si funeste à Germain, était un homme de taille moyenne ; malgré son embonpoint et son infirmité, il semblait agile et vigoureux.
 
Sa physionomie bestiale, comme la plupart de celles de ses compagnons, se rapprochait beaucoup du type du bouledogue ; son front déprimé, ses petits yeux fauves, ses joues retombantes, ses lourdes mâchoires, dont l’inférieure, très-saillante, était armée de longues dents, ou plutôt de crocs ébréchés qui çà et là débordaient les lèvres, rendaient cette ressemblance animale plus frappante encore ; il avait pour coiffure un bonnet de loutre et portait par-dessus ses habits un manteau bleu à collet fourré.
 
Le Gros-Boiteux était entré dans la prison accompagné d’un homme de trente ans environ, dont la figure brune et hâlée paraissait moins dégradée que celle des autres détenus, quoiqu’il affectât de paraître aussi résolu que son compagnon ; quelquefois son visage s’assombrissait et il souriait amèrement…
 
Le Gros-Boiteux se retrouvait, comme on dit vulgairement, en pays de connaissance. Il pouvait à peine répondre aux félicitations et aux paroles de bienvenue qu’on lui adressait de toutes parts.
 
– Te voilà donc enfin, gros réjoui… Tant mieux, nous allons rire.
 
– Tu nous manquais…
 
– Tu as bien tardé…
 
– J’ai pourtant fait tout ce qu’il fallait pour revenir voir les amis… c’est pas ma faute si la rousse n’a pas voulu de moi plus tôt.
 
– Comme de juste, mon vieux, on ne vient pas se mettre au clou soi-même ; mais une fois qu’on y est… ça se tire et faut gaudrioler.
 
– Tu as de la chance, Pique-Vinaigre est ici.
 
– Lui aussi ? Un ancien de Melun ! Fameux !… Fameux ! Il nous aidera à passer le temps avec ses histoires, et les pratiques ne lui manqueront pas, car je vous annonce des recrues.
 
– Qui donc ?…
 
– Tout à l’heure au greffe… pendant qu’on m’écrouait, on a encore amené deux cadets… Il y en a un que je ne connais pas… mais l’autre, qui a un bonnet de coton bleu et une blouse grise, m’est resté dans l’œil… j’ai vu cette boule-là quelque part… Il me semble que c’est chez l’ogresse du Lapin-Blanc… un fort homme…
 
– Dis donc, Gros-Boiteux… te rappelles-tu à Melun… que j’avais parié avec toi qu’avant un an tu serais repincé ?
 
– C’est vrai, tu as gagné ; car j’avais plus de chances pour être cheval de retour que pour être couronné rosière ; mais toi… qu’as-tu fait ?
 
– J’ai grinchi à l’américaine.
 
– Ah ! bon, toujours du même tonneau ?…
 
– Toujours… Je vas mon petit bonhomme de chemin. Ce tour est commun… mais les sinves aussi sont communs, et sans une ânerie de mon collègue je ne serais pas ici… C’est égal, la leçon me profitera. Quand je recommencerai, je prendrai mes précautions… J’ai mon plan…
 
– Tiens, voilà Cardillac, dit le Boiteux en voyant venir à lui un petit homme misérablement vêtu, à mine basse, méchante et rusée qui tenait du renard et du loup. Bonjour, vieux…
 
– Allons donc, traînard, répondit gaiement au Gros-Boiteux le détenu surnommé Cardillac ; on disait tous les jours : « Il viendra, il ne viendra pas… » Monsieur fait comme les jolies femmes, il faut qu’on le désire…
 
– Mais oui, mais oui.
 
– Ah çà ! reprit Cardillac, est-ce pour quelque chose d’un peu corsé que tu es ici ?
 
– Ma foi, mon cher, je me suis passé l’effraction. Avant, j’avais fait de très-bons coups ; mais le dernier a raté… une affaire superbe… qui d’ailleurs reste encore à faire… malheureusement, nous deux Frank, que voilà, nous avons marché dessus[1].
 
Et le Gros-Boiteux montra son compagnon, sur lequel tous les yeux se tournèrent.
 
– Tiens, c’est vrai, voilà Frank ! dit Cardillac ; je ne l’aurais pas reconnu à cause de sa barbe… Comment ! c’est toi ! je te croyais au moins maire de ton endroit à l’heure qu’il est… Tu voulais faire l’honnête ?…
 
– J’étais bête et j’en ai été puni, dit brusquement Frank ; mais à tout péché miséricorde… c’est bon une fois… me voilà maintenant de la pègre jusqu’à ce que je crève ; gare à ma sortie !
 
– À la bonne heure, c’est parler.
 
– Mais qu’est-ce donc qu’il t’est arrivé, Frank ?
 
– Ce qui arrive à tout libéré assez colas pour vouloir, comme tu dis, faire l’honnête… Le sort est si juste !… En sortant de Melun, j’avais une masse de neuf cents et tant de francs…
 
– C’est vrai, dit le Gros-Boiteux, tous ses malheurs viennent de ce qu’il a gardé sa masse au lieu de la fricoter en sortant de prison. Vous allez voir à quoi mène le repentir… et si on fait seulement ses frais.
 
– On m’a envoyé en surveillance à Étampes, reprit Frank… Serrurier de mon état, j’ai été chez un maître de mon métier ; je lui ai dit : « Je suis libéré, je sais qu’on n’aime pas à les employer, mais voilà les neuf cents francs de ma masse, donnez-moi de l’ouvrage : mon argent ça sera votre garantie ; je veux travailler et être honnête. »
 
– Parole d’honneur, il n’y a que ce Frank pour avoir des idées pareilles.
 
– Il a toujours eu un petit coup de marteau.
 
– Ah !… comme serrurier !
 
– Farceur…
 
– Et vous allez voir comme ça lui a réussi.
 
– Je propose donc ma masse en garantie au maître serrurier pour qu’il me donne de l’ouvrage.
 
« – Je ne suis pas banquier pour prendre de l’argent à intérêt, qu’il me dit, et je ne veux pas de libéré dans ma boutique ; je vais travailler dans les maisons, ouvrir des portes dont on perd les clefs ; j’ai un état de confiance, et si on savait que j’emploie un libéré parmi mes ouvriers, je perdrais mes pratiques. Bonsoir, voisin. »
 
– N’est-ce pas, Cardillac, qu’il n’avait que ce qu’il méritait ?
 
– Bien sûr…
 
– Enfant ! ajouta le Gros-Boiteux en s’adressant à Frank d’un air paterne, au lieu de rompre tout de suite ton ban, et de venir à Paris fricoter ta masse, afin de n’avoir plus le sou et de te mettre dans la nécessité de voler ! Alors on trouve des idées superbes.
 
– Quand tu me diras toujours la même chose ! dit Frank avec impatience ; c’est vrai, j’ai eu tort de ne pas dépenser ma masse, puisque je n’en ai pas joui. Pour en revenir à ma surveillance, comme il n’y avait que quatre serruriers à Étampes, celui à qui je m’étais adressé le premier avait jasé ; quand j’ai été m’adresser aux autres, ils m’ont dit comme leur confrère… Merci. Partout la même chanson.
 
– Voyez-vous, les amis, à quoi ça sert ? Nous sommes marqués pour la vie, allez ! ! !
 
– Me voilà en grève sur le pavé d’Étampes ; je vis sur ma masse un mois, deux mois, reprit Frank ; l’argent s’en allait, l’ouvrage ne venait pas. Malgré ma surveillance, je quitte Étampes.
 
– C’est ce que tu aurais dû faire tout de suite, colas.
 
– Je viens à Paris ; là je trouve de l’ouvrage ; mon bourgeois ne savait pas qui j’étais, je lui dis que j’arrive de province. Il n’y avait pas de meilleur ouvrier que moi. Je place sept cents francs qui me restaient chez un agent d’affaires, qui me fait un billet ; à l’échéance il ne me paie pas ; je mets mon billet chez un huissier, qui poursuit et se fait payer ; je laisse l’argent chez lui, et je me dis : « C’est une poire pour la soif. » Là-dessus je rencontre le Gros-Boiteux.
 
– Oui, les amis, et c’est moi qui étais la soif, comme vous l’allez voir. Frank était serrurier, fabriquait les clefs ; j’avais une affaire où il pouvait me servir, je lui propose le coup. J’avais des empreintes, il n’y avait plus qu’à travailler dessus, c’était sa partie. L’enfant me refuse, il voulait redevenir honnête. Je me dis : « Il faut faire son bien malgré lui. » J’écris une lettre sans signature à son bourgeois, une autre à ses compagnons, pour leur apprendre que Frank est un libéré. Le bourgeois le met à la porte et les compagnons lui tournent le dos.
 
« Il va chez un autre bourgeois, il y travaille huit jours. Même jeu. Il aurait été chez dix que je lui aurais servi toujours du même.
 
– Et je ne me doutais pas alors que c’était toi qui me dénonçais, reprit Frank ; sans cela tu aurais passé un mauvais quart d’heure.
 
– Oui ; mais moi pas bête je t’avais dit que je m’en allais à Longjumeau voir mon oncle ; mais j’étais resté à Paris, et je savais tout ce que tu faisais par le petit Ledru.
 
– Enfin on me chasse encore de chez mon dernier maître serrurier, comme un gueux bon à pendre. Travaillez donc ! soyez donc paisible, pour qu’on vous dise, non pas : « Que fais-tu ? » mais : « Qu’as-tu fait ? » Une fois sur le pavé, je me dis : « Heureusement il me reste ma masse pour attendre. » Je vas chez l’huissier, il avait levé le pied ; mon argent était flambé, j’étais sans le sou, je n’avais pas seulement de quoi payer une huitaine de mon garni. Fallait voir ma rage ! Là-dessus le Gros-Boiteux a l’air d’arriver de Longjumeau ; il profite de ma colère. Je ne savais à quel clou me pendre, je voyais qu’il n’y avait pas moyen d’être honnête, qu’une fois dans la pègre on y était à vie. Ma foi, le Gros-Boiteux me talonne tant…
 
– Que ce brave Frank ne boude plus, reprit le Gros-Boiteux ; il prend son parti en brave, il entre dans l’affaire, elle s’annonçait comme une reine ; malheureusement, au moment où nous ouvrons la bouche pour avaler le morceau, pincés par la rousse. Que veux-tu, garçon, c’est un malheur, le métier serait trop beau sans cela.
 
– C’est égal, si ce gredin d’huissier ne m’avait pas volé, je ne serais pas ici, dit Frank avec une rage concentrée.
 
– Eh bien ! eh bien ! reprit le Gros-Boiteux, te voilà bien malade ! Avec ça que tu étais plus heureux quand tu t’échinais à travailler !
 
– J’étais libre.
 
– Oui, le dimanche, et encore quand l’ouvrage ne pressait pas ; mais le restant de la semaine enchaîné comme un chien ; et jamais sûr de trouver de l’ouvrage. Tiens, tu ne connais pas ton bonheur.
 
– Tu me l’apprendras, dit Frank avec amertume.
 
– Après ça faut être juste, tu as le droit d’être vexé ; c’est dommage que le coup ait manqué, il était superbe, et il le sera encore dans un ou deux mois : les bourgeois seront rassurés et ce sera à refaire. C’est une maison riche, riche ! Je serai toujours condamné pour rupture de ban, ainsi je ne pourrai pas reprendre l’affaire ; mais, si je trouve un amateur je la céderai pour pas trop cher. Les empreintes sont chez ma femelle, il n’y aura qu’à fabriquer de nouvelles fausses clefs ; avec les enseignements que je pourrai donner, ça ira tout seul. Il y avait et il y a encore là un coup de dix mille francs à faire : ça doit pourtant te consoler, Frank.
 
Le complice du Gros-Boiteux secoua la tête, croisa les bras sur sa poitrine et ne répondit pas.
 
Cardillac prit le Gros-Boiteux par le bras, l’attira dans un coin du préau et lui dit, après un moment de silence :
 
– L’affaire que tu as manquée est encore bonne ?
 
– Dans deux mois, aussi bonne qu’une neuve.
 
– Tu peux le prouver ?
 
– Pardieu !
 
– Combien en veux-tu ?
 
– Cent francs d’avance, et je dirai le mot convenu avec ma femelle pour qu’elle livre les empreintes avec quoi on refera de fausses clefs ; de plus, si le coup réussit, je veux un cinquième du gain, que l’on payera à ma femelle.
 
– C’est raisonnable.
 
– Comme je saurai à qui elle aura donné les empreintes, si on me flibustait ma part, je dénoncerais. Tant pis…
 
– Tu serais dans ton droit si on t’enfonçait… mais dans la pègre… on est honnête… faut bien compter les uns sur les autres… sans cela il n’y aurait pas d’affaires possibles…
 
Autre anomalie de ces mœurs horribles…
 
Ce misérable disait vrai.
 
Il est assez rare que les voleurs manquent à la parole qu’ils se donnent pour des marchés de cette nature… Ces criminelles transactions s’opèrent généralement avec une sorte de bonne foi, ou plutôt, afin de ne pas prostituer ce mot, disons que la nécessité force ces bandits de tenir leur promesse ; car s’ils y manquaient, ainsi que le disait le compagnon du Gros-Boiteux, il n’y aurait pas d’affaires possibles…
 
Un grand nombre de vols se donnent, s’achètent et se complotent ainsi en prison, autre détestable conséquence de la réclusion en commun.
 
– Si ce que tu dis est sûr, reprit Cardillac, je pourrai m’arranger de l’affaire… Il n’y a pas de preuves contre moi… je suis sûr d’être acquitté ; je passe au tribunal dans une quinzaine, je serai en liberté, mettons dans vingt jours ; le temps de retourner, de faire faire les fausses clefs, d’aller aux renseignements… c’est un mois, six semaines…
 
– Juste ce qu’il faut aux bourgeois pour se remettre de l’alerte… Et puis, d’ailleurs, qui a été attaqué une fois, croit ne pas l’être une seconde fois ; tu sais ça…
 
– Je sais ça : je prends l’affaire… c’est convenu…
 
– Mais auras-tu de quoi me payer ? Je veux des arrhes.
 
– Tiens, voilà mon dernier bouton ; et quand il n’y en a plus, il y en a encore, dit Cardillac en arrachant un des boutons recouverts d’étoffe qui garnissaient sa mauvaise redingote bleue… Puis, à l’aide de ses ongles, il déchira l’enveloppe et montra au Gros-Boiteux qu’au lieu de moule le bouton renfermait une pièce de quarante francs.
 
– Tu vois, ajouta-t-il, que je pourrai te donner des arrhes quand nous aurons causé de l’affaire.
 
– Alors, touche là, vieux, dit le Gros-Boiteux. Puisque tu sors bientôt et que tu as des fonds pour travailler, je pourrai te donner autre chose ; mais ça c’est du nanan… du vrai nanan… un petit poupard[2]que moi et ma femelle nous nourrissions depuis deux mois, et qui ne demande qu’à marcher… Figure-toi une maison isolée, dans un quartier perdu, un rez-de-chaussée donnant d’un côté sur une rue déserte, de l’autre sur un jardin ; deux vieilles gens qui se couchent comme des poules. Depuis les émeutes et dans la peur d’être pillés, ils ont caché dans un lambris un grand pot à confiture plein d’or… C’est ma femme qui a dépisté la chose en faisant jaser la servante. Mais je t’en préviens, cette affaire-là sera plus chère que l’autre, c’est monnayé… c’est tout cuit et bon à manger…
 
– Nous nous arrangerons, sois tranquille… Mais je vois que t’as pas mal travaillé depuis que tu as quitté la centrale…
 
– Oui, j’ai eu assez de chance… J’ai raccroché de bric et de brac pour une quinzaine de cents francs ; un de mes meilleurs morceaux a été la grenouille de deux femmes qui logeaient dans le même garni que moi, passage de la Brasserie.
 
– Chez le père Micou, le receleur ?
 
– Juste.
 
– Et Joséphine, ta femme ?
 
– Toujours un vrai furet ; elle faisait un ménage chez les vieilles gens dont je parle ; c’est elle qui a flairé le pot aux jaunets…
 
– C’est une fière femme !…
 
– Je m’en vante… À propos de fière femme, tu connais bien la Chouette ?
 
– Oui, Nicolas m’a dit ça ; le Maître d’école l’a estourbie ; et lui, il est devenu fou.
 
– C’est peut-être d’avoir perdu la vue par je ne sais quel accident… Ah çà ! mon vieux Cardillac, convenu… puisque tu veux t’arranger de mes poupards, je n’en parlerai à personne.
 
– À personne… je les prends en sevrage. Nous en causerons ce soir…
 
– Ah çà ! qu’est-ce qu’on fait ici ?
 
– On rit et on bêtise à mort.
 
– Qui est-ce qui est le prévôt de la chambrée ?
 
– Le Squelette.
 
– En voilà un dur à cuire ! Je l’ai vu chez les Martial à l’île du Ravageur… Nous avons nocé avec Joséphine et la Boulotte.
 
– À propos, Nicolas est ici.
 
– Je le sais bien, le père Micou me l’a dit… il s’est plaint que Nicolas l’a fait chanter, le vieux gueux… je lui ferai aussi dégoiser un petit air… Les receleurs sont faits pour ça.
 
– Nous parlions du Squelette : tiens, justement le voilà, dit Cardillac en montrant à son compagnon le prévôt, qui parut à la porte du chauffoir…
 
– Cadet… avance à l’appel, dit le Squelette au Gros-Boiteux.
 
– Présent…, répondit celui-ci en entrant dans la salle accompagné de Frank, qu’il prit par le bras.
 
Pendant l’entretien du Gros-Boiteux, de Frank et de Cardillac, Barbillon avait été, par ordre du prévôt, recruter douze ou quinze prisonniers de choix. Ceux-ci, afin de ne pas éveiller les soupçons du gardien, s’étaient rendus isolément au chauffoir.
 
Les autres détenus restèrent dans le préau ; quelques-uns même, d’après le conseil de Barbillon, parlèrent à voix haute, d’un ton assez courroucé, pour attirer l’attention du gardien et le distraire ainsi de la surveillance du chauffoir, où se trouvèrent bientôt réunis le Squelette, Barbillon, Nicolas, Frank, Cardillac, le Gros-Boiteux et une quinzaine de détenus, tous attendant avec une impatiente curiosité que le prévôt prît la parole.
 
Barbillon, chargé d’épier et d’annoncer l’approche du surveillant, se plaça près de la porte.
 
Le Squelette, ôtant sa pipe de sa bouche, dit au Gros-Boiteux :
 
– Connais-tu un petit jeune homme nommé Germain, aux yeux bleus, cheveux bruns, l’air d’un pante[3] ?
 
– Germain est ici ! s’écria le Gros-Boiteux, dont les traits exprimèrent aussitôt la surprise, la haine et la colère.
 
– Tu le connais donc ? demanda le Squelette.
 
– Si je le connais ?… reprit le Gros-Boiteux ; mes amis, je vous le dénonce, c’est un mangeur… Il faut qu’on le roule…
 
– Oui, oui, reprirent les détenus.
 
– Ah çà ! est-ce bien sûr qu’il ait dénoncé ? demanda Frank. Si on se trompait ?… Rouler un homme qui ne le mérite pas…
 
Cette observation déplut au Squelette, qui se pencha vers le Gros-Boiteux et lui dit tout bas :
 
– Qu’est-ce que celui-là ?
 
– Un homme avec qui j’ai travaillé.
 
– En es-tu sûr ?
 
– Oui ; mais ça n’a pas de fiel, c’est mollasse.
 
– Suffit, j’aurai l’œil dessus.
 
– Voyons comme quoi Germain est un mangeur, dit un prisonnier.
 
– Explique-toi, Gros-Boiteux, reprit le Squelette, qui ne quitta plus Frank du regard.
 
– Voilà, dit le Gros-Boiteux… Un Nantais, nommé Velu, ancien libéré, a éduqué le jeune homme, dont on ignore la naissance. Quand il a eu l’âge, il l’a fait entrer à Nantes chez un banquezingue, croyant mettre le loup dans sa caisse et se servir de Germain pour empaumer une affaire superbe qu’il mitonnait depuis longtemps ; il avait deux cordes à son arc… un faux et le soulagement de la caisse du banquezingue… peut-être cent mille francs… à faire en deux coups… Tout était prêt : Velu comptait sur le petit jeune homme comme sur lui-même ; ce galopin-là couchait dans le pavillon où était la caisse ; Velu lui dit son plan… Germain ne répond ni oui ni non, dénonce tout à son patron, et file le soir même pour Paris.
 
Les détenus firent entendre de violents murmures d’indignation et des paroles menaçantes.
 
– C’est un mangeur… il faut le désosser…
 
– Si l’on veut, je lui cherche querelle… et je le crève…
 
– Faut-il lui signer sur la figure un billet d’hôpital ?
 
– Silence dans la pègre ! cria le Squelette d’une voix impérieuse.
 
Les prisonniers se turent.
 
– Continue, dit le prévôt au Gros-Boiteux. Et il se remit à fumer.
 
– Croyant que Germain avait dit oui, comptant sur son aide, Velu et deux de ses amis tentent l’affaire la nuit même ; le banquezingue était sur ses gardes : un des amis de Velu est pincé en escaladant une fenêtre, et lui a le bonheur de s’évader… Il arrive à Paris, furieux d’avoir été mangé par Germain et d’avoir manqué une affaire superbe. Un beau jour, il rencontre le petit jeune homme ; il était plein jour, il n’ose rien faire, mais il le suit ; il voit où il demeure, et, une nuit, nous deux Velu et le petit Ledru, nous tombons sur Germain… Malheureusement il nous échappe… Il déniche de la rue du Temple où il demeurait ; depuis nous n’avons pu le retrouver ; mais s’il est ici… je demande…
 
– Tu n’as rien à demander, dit le Squelette avec autorité.
 
Le Gros-Boiteux se tut.
 
– Je prends ton marché, tu me cèdes la peau de Germain, je l’écorche… je ne m’appelle pas le Squelette pour rien… je suis mort d’avance… mon trou est fait à Clamart, je ne risque rien de travailler pour la pègre ; les mangeurs nous dévorent encore plus que la police ; on met les mangeurs de la Force à la Roquette, et les mangeurs de la Roquette à la Conciergerie, ils se croient sauvés. Minute… quand chaque prison aura tué son mangeur, n’importe où il ait mangé… ça ôtera l’appétit aux autres… Je donne l’exemple… on fera comme moi…
 
Tous les détenus, admirant la résolution du Squelette, se pressèrent autour de lui… Barbillon lui-même, au lieu de rester auprès de la porte, se joignit au groupe et ne s’aperçut pas qu’un nouveau détenu entrait dans le parloir.
 
Ce dernier, vêtu d’une blouse grise, et portant un bonnet de coton bleu brodé de laine rouge enfoncé jusque sur ses yeux, fit un mouvement en entendant prononcer le nom de Germain… puis il alla se mêler parmi les admirateurs du Squelette et approuva vivement de la voix et du geste la criminelle détermination du prévôt.
 
– Est-il crâne, le Squelette !… disait l’un, quelle sorbonne !
 
– Le diable en personne ne le ferait pas caner…
 
– Voilà un homme !…
 
– Si tous les pègres avaient ce front-là… c’est eux qui jugeraient et qui feraient guillotiner les pantes[4]
 
– Ça serait juste… chacun son tour…
 
– Oui… mais on ne s’entend pas…
 
– C’est égal… il rend un fameux service à la pègre… en voyant qu’on les refroidit… les mangeurs ne mangeront plus…
 
– C’est sûr.
 
– Et puisque le Squelette est si sûr d’être fauché, ça ne lui coûte rien… de tuer le mangeur.
 
– Moi, je trouve que c’est rude ! dit Frank, tuer ce jeune homme…
 
– De quoi ! De quoi ! reprit le Squelette d’une voix courroucée, on n’a pas le droit de buter un traître ?
 
– Oui, au fait, c’est un traître ; tant pis pour lui, dit Frank, après un moment de réflexion.
 
Ces derniers mots et la garantie du Gros-Boiteux calmèrent la défiance que Frank avait un moment soulevée chez les détenus.
 
Le Squelette seul persévéra dans sa méfiance.
 
– Ah çà ! et comment faire avec le gardien ? Dis donc, Mort-d’avance, car c’est aussi bien ton nom que Squelette, reprit Nicolas en ricanant.
 
– Eh bien ! on l’occupera d’un côté, le gardien.
 
– Non, on le retiendra de force.
 
– Oui…
 
– Non.
 
– Silence dans la pègre ! ! ! dit le Squelette.
 
On fit le plus profond silence.
 
– Écoutez-moi bien, reprit le prévôt de sa voix enrouée ; il n’y a pas moyen de faire le coup pendant que le gardien sera dans le chauffoir ou dans le préau. Je n’ai pas de couteau ; il y aura quelques cris étouffés ; le mangeur se débattra.
 
– Alors, comment…
 
– Voilà comment : Pique-Vinaigre nous a promis de nous conter aujourd’hui, après dîner, son histoire de Gringalet et Coupe-en-Deux. Voilà la pluie, nous nous retirerons tous ici, et le mangeur viendra se mettre là-bas dans le coin, à la place où il se met toujours… Nous donnerons quelques sous à Pique-Vinaigre pour qu’il commence son histoire… C’est l’heure du dîner de la geôle… Le gardien nous verra tranquillement occupés à écouter les fariboles de Gringalet et de Coupe-en-Deux, il ne se défiera pas, ira faire un tour à la cantine… Dès qu’il aura quitté la cour… nous avons un quart d’heure à nous, le mangeur est refroidi avant que le gardien soit revenu… Je m’en charge… J’en ai étourdi de plus roides que lui… Mais je ne veux pas qu’on m’aide…
 
– Minute, s’écria Cardillac, et l’huissier qui vient toujours blaguer ici avec nous… à l’heure du dîner ?… S’il entre dans le chauffoir pour écouter Pique-Vinaigre, et qu’il voie refroidir Germain, il est capable de crier au secours… Ça n’est pas un homme culotté, l’huissier ; c’est un pistolier, il faut s’en défier.
 
– C’est vrai, dit le Squelette.
 
– Il y a un huissier ici ! s’écria Frank, victime, on le sait, de l’abus de confiance de maître Boulard ; il y a un huissier ici ! reprit-il avec étonnement. Et comment s’appelle-t-il ?
 
– Boulard, dit Cardillac.
 
– C’est mon homme ! s’écria Frank en serrant les poings ; c’est lui qui m’a volé ma masse…
 
– L’huissier ? demanda le prévôt.
 
– Oui… sept cent vingt francs qu’il a touchés pour moi.
 
– Tu le connais ?… Il t’a vu ? demanda le Squelette.
 
– Je crois bien que je l’ai vu… pour mon malheur… Sans lui, je ne serais pas ici…
 
Ces regrets sonnèrent mal aux oreilles du Squelette ; il attacha longuement ses yeux louches sur Frank, qui répondait à quelques questions de ses camarades, puis, se penchant vers le Gros-Boiteux, il lui dit tout bas :
 
– Voilà un cadet qui est capable d’avertir les gardiens de notre coup.
 
– Non, j’en réponds, il ne dénoncera personne… mais c’est encore frileux pour le vice… et il serait capable de vouloir défendre Germain… Vaudrait mieux l’éloigner du préau.
 
– Suffit, dit le Squelette, et il reprit tout haut : Dis donc, Frank, est-ce que tu ne le rouleras pas ce brigand d’huissier ?
 
– Laissez faire… qu’il vienne, son compte est bon.
 
– Il va venir, prépare-toi.
 
– Je suis tout prêt ; il portera mes marques.
 
– Ça fera une batterie, on renverra l’huissier à sa pistole et Frank au cachot, dit tout bas le Squelette au Gros-Boiteux, nous serons débarrassés de tous deux.
 
– Quelle sorbonne !… Ce Squelette est-il roué ! dit le bandit avec admiration. Puis il reprit tout haut :
 
– Ah çà ! préviendra-t-on Pique-Vinaigre qu’on s’aidera de son conte pour engourdir le gardien et escarper le mangeur ?
 
– Non ; Pique-Vinaigre est trop mollasse et trop poltron ; s’il savait ça, il ne voudrait pas conter ; mais, le coup fait, il prendra son parti.
 
La cloche du dîner sonna.
 
– À la pâtée, les chiens ! dit le Squelette ; Pique-Vinaigre et Germain vont rentrer au préau. Attention, les amis, on m’appelle Mort-d’avance, mais le mangeur aussi est mort d’avance.
 


[1] Nous l’avons manquée.
[2] Vol préparé de longue main.
[3] Honnête homme.
[4] Les honnêtes gens.
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