IX
Voisin et voisine
Les roses du teint de Rigolette pâlissaient de plus en plus ; sa charmante figure, jusqu’alors si fraîche, si ronde, commençait à s’allonger un peu ; sa piquante physionomie, ordinairement si animée, si vive, était devenue sérieuse et plus triste encore qu’elle ne l’était lors de la dernière entrevue de la grisette et de Fleur-de-Marie à la porte de la prison de Saint-Lazare.
– Combien je suis contente de vous rencontrer mon voisin, dit Rigolette à Rodolphe lorsque celui-ci fut sorti de la loge de Mme Pipelet. J’ai bien des choses à vous dire, allez…
– D’abord, ma voisine, comment vous portez-vous ? Voyons, cette jolie figure… est-elle toujours rose et gaie ? Hélas ! non ; je vous trouve pâle… Je suis sûr que vous travaillez trop…
– Oh ! non, monsieur Rodolphe, je vous assure que maintenant je suis faite à ce petit surcroît d’ouvrage… Ce qui ne change, c’est tout bonnement le chagrin. Mon Dieu oui, toutes les fois que je vois ce pauvre Germain, je m’attriste de plus en plus.
– Il est donc toujours bien abattu ?
– Plus que jamais, monsieur Rodolphe, et ce qui est désolant, c’est que tout ce que je fais pour le consoler tourne contre moi, c’est comme un sort… Et une larme vint voiler les grands yeux noirs de Rigolette.
– Expliquez-moi cela, ma voisine.
– Hier, par exemple, je vais le voir et lui porter un livre qu’il m’avait priée de lui procurer, parce que c’était un roman que nous lisions dans notre bon temps de voisinage. À la vue de ce livre il fond en larmes ; cela ne m’étonne pas, c’était bien naturel… Dame !… ce souvenir de nos soirées si tranquilles, si gentilles au coin de mon poêle, dans ma jolie petite chambre, comparer cela à son affreuse vie de prison ; pauvre Germain ! c’est bien cruel.
– Rassurez-vous, dit Rodolphe à la jeune fille. Lorsque Germain sera hors de prison et que son innocence sera reconnue, il retrouvera sa mère, des amis, et il oubliera bien vite auprès d’eux et de vous ces durs moments d’épreuve.
– Oui ; mais jusque-là, monsieur Rodolphe, il va encore se tourmenter davantage. Et puis, ce n’est pas tout…
– Qu’y a-t-il encore ?
– Comme il est le seul honnête homme au milieu de ces bandits, ils l’ont en grippe, parce qu’il ne peut pas prendre sur lui de frayer avec eux. Le gardien du parloir, un bien brave homme, m’a dit d’engager Germain, dans son intérêt, à être moins fier… à tâcher de se familiariser avec ces mauvaises gens… mais il ne le peut pas, c’est plus fort que lui, et je tremble qu’un jour ou l’autre on ne lui fasse du mal… Puis, s’interrompant tout à coup et essuyant une larme, Rigolette reprit : Mais, voyez donc, je ne pense qu’à moi, et j’oubliais de vous parler de la Goualeuse.
– De la Goualeuse ? dit Rodolphe avec surprise.
– Avant-hier, en allant voir Louise à Saint-Lazare, je l’ai rencontrée.
– La Goualeuse ?
– Oui, monsieur Rodolphe.
– À Saint-Lazare ?
– Elle en sortait avec une vieille dame.
– C’est impossible !… s’écria Rodolphe stupéfait.
– Je vous assure que c’était bien elle, mon voisin.
– Vous vous serez trompée.
– Non, non ; quoiqu’elle fût vêtue en paysanne, je l’ai tout de suite reconnue : elle est toujours bien jolie, quoique pâle, et elle a le même petit air doux et triste qu’autrefois.
– Elle, à Paris… sans que j’en sois instruit ! Je ne puis le croire. Et que venait-elle faire à Saint-Lazare ?
– Comme moi, voir une prisonnière sans doute ; je n’ai pas eu le temps de lui en demander davantage ; la vieille dame qui l’accompagnait avait l’air si grognon et si pressé… Ainsi, vous la connaissez aussi, la Goualeuse, monsieur Rodolphe ?
– Certainement.
– Alors plus de doute, c’est bien de vous qu’elle m’a parlé.
– De moi ?
– Oui, mon voisin. Figurez-vous que je lui racontais le malheur de Louise et de Germain, tous deux si bons et honnêtes et si persécutés par ce vilain M. Jacques Ferrand, me gardant bien de lui apprendre, comme vous me l’aviez défendu, que vous vous intéressiez à eux ; alors la Goualeuse m’a dit que si une personne généreuse qu’elle connaissait était instruite du sort malheureux et peu mérité de mes deux pauvres prisonniers, elle viendrait bien sûr à leur secours ; je lui ai demandé le nom de cette personne, et elle vous a nommé, monsieur Rodolphe.
– C’est elle, c’est bien elle…
– Vous pensez que nous avons été bien étonnées toutes deux de cette découverte ou de cette ressemblance de nom ; aussi nous nous sommes promis de nous écrire si notre Rodolphe était le même… Et il paraît que vous êtes le même, mon voisin.
– Oui, je me suis aussi intéressé à cette pauvre enfant… Mais ce que vous me dites de sa présence à Paris me surprend tellement que si vous ne m’aviez pas donné tant de détails sur votre entrevue avec elle, j’aurais persisté à croire que vous vous trompiez… Mais adieu… ma voisine, ce que vous venez de m’apprendre à propos de la Goualeuse m’oblige de vous quitter… Restez toujours aussi réservée à l’égard de Louise et de Germain sur la protection que des amis inconnus leur manifesteront lorsqu’il en sera temps. Ce secret est plus nécessaire que jamais. À propos, comment va la famille Morel ?
– De mieux en mieux, monsieur Rodolphe ; la mère est tout à fait sur pied maintenant ; les enfants reprennent à vue d’œil. Tout le ménage vous doit la vie, le bonheur… Vous êtes si généreux pour eux !… Et ce pauvre Morel, lui, comment va-t-il ?
– Mieux… J’ai eu hier de ses nouvelles ; il semble avoir de temps en temps quelques moments lucides ; on a bon espoir de le guérir de sa folie… Allons, courage, et à bientôt, ma voisine… Vous n’avez besoin de rien ? Le gain de votre travail vous suffit toujours ?
– Oh ! oui, monsieur Rodolphe ; je prends un peu sur mes nuits, et ce n’est guère dommage, allez, car je ne dors presque plus.
– Hélas ! ma pauvre petite voisine, je crains bien que papa Crétu et Ramonette ne chantent plus beaucoup s’ils vous attendent pour commencer.
– Vous ne vous trompez pas, monsieur Rodolphe ; mes oiseaux et moi nous ne chantons plus, mon Dieu non ; mais, tenez, vous allez vous moquer, eh bien ! il me semble qu’ils comprennent que je suis triste ; oui, au lieu de gazouiller gaiement quand j’arrive, ils font un petit ramage si doux, si plaintif, qu’ils ont l’air de vouloir me consoler. Je suis folle, n’est-ce pas, de croire cela, monsieur Rodolphe ?
– Pas du tout ; je suis sûr que vos bons amis les oiseaux vous aiment trop pour ne pas s’apercevoir de votre chagrin.
– Au fait, ces pauvres petites bêtes sont si intelligentes ! dit naïvement Rigolette, très-contente d’être rassurée sur la sagacité de ses compagnons de solitude.
– Sans doute, rien de plus intelligent que la reconnaissance. Allons, adieu… Bientôt, ma voisine, avant peu, je l’espère, vos jolis yeux seront redevenus bien vifs, vos joues bien roses, et vos chants si gais, si gais, que papa Crétu et Ramonette pourront à peine vous suivre.
– Puissiez-vous dire vrai, monsieur Rodolphe ! reprit Rigolette avec un grand soupir. Allons, adieu, mon voisin.
– Adieu, ma voisine, et à bientôt.
Rodolphe, ne pouvant comprendre comment Mme Georges avait, sans l’en prévenir, amené ou envoyé Fleur-de-Marie à Paris, se rendit chez lui pour envoyer un exprès à la ferme de Bouqueval.
Au moment où il rentrait rue Plumet, il vit une voiture de poste s’arrêter devant la porte de l’hôtel : c’était Murph qui revenait de Normandie.
Le squire y était allé, nous l’avons dit, pour déjouer les sinistres projets de la belle-mère de Mme d’Harville et de Bradamanti son complice.