Les Mystères de Paris

| 3.08 - lE RËVE

 

 

 

VIII

Le rêve


Tel est le rêve du Maître d’école.
 
Il revoit Rodolphe dans la maison de l’allée des Veuves.
 
Rien n’est changé dans le salon où le brigand a subi son horrible supplice.
 
Rodolphe est assis derrière la table où se trouvent les papiers du Maître d’école et le petit saint-esprit de lapis qu’il a donné à la Chouette.
 
La figure de Rodolphe est grave, triste.
 
À sa droite, le nègre David, impassible, silencieux, se tient debout ; à sa gauche est le Chourineur ; il regarde cette scène d’un air épouvanté.
 
Le Maître d’école n’est plus aveugle, mais il voit à travers un sang limpide qui remplit la cavité de ses orbites.
 
Tous les objets lui paraissent colorés d’une teinte rouge.
 
Ainsi que les oiseaux de proie planent immobiles dans les airs au-dessus de la victime qu’ils fascinent avant de la dévorer, une chouette monstrueuse, ayant pour tête le hideux visage de la borgnesse, plane au-dessus du Maître d’école… Elle attache incessamment sur lui un œil rond, flamboyant, verdâtre.
 
Ce regard continu pèse sur sa poitrine d’un poids immense.
 
De même qu’en s’habituant à l’obscurité on finit par y distinguer des objets d’abord imperceptibles, le Maître d’école s’aperçoit qu’un immense lac de sang le sépare de la table où siège Rodolphe.
 
Ce juge inflexible prend peu à peu, ainsi que le Chourineur et le nègre, des proportions colossales… Ces trois fantômes atteignent en grandissant les frises du plafond, qui s’élève à mesure.
 
Le lac de sang est calme, uni comme un miroir rouge.
 
Le Maître d’école voit s’y refléter sa hideuse image.
 
Mais bientôt cette image s’efface sous le bouillonnement des flots qui s’enflent.
 
De leur surface agitée s’élève comme l’exhalaison fétide d’un marécage, d’un brouillard livide de cette couleur violâtre particulière aux lèvres des trépassés.
 
Mais à mesure que ce brouillard monte, monte… les figures de Rodolphe, du Chourineur et du nègre continuent de grandir, de grandir d’une manière incommensurable, et dominent toujours cette vapeur sinistre.
 
Au milieu de cette vapeur, le Maître d’école voit apparaître des spectres pâles, des scènes meurtrières dont il est l’acteur…
 
Dans ce fantastique mirage, il voit d’abord un petit vieillard à crâne chauve : il porte une redingote brune et un garde-vue de soie verte ; il est occupé, dans une chambre délabrée, à compter et à ranger des piles de pièces d’or, à la lueur d’une lampe.
 
Au travers de la fenêtre, éclairée par une lune blafarde, qui blanchit la cime de quelques grands arbres agités par le vent, le Maître d’école se voit lui-même en dehors… collant à la vitre son horrible visage.
 
Il suit les moindres mouvements du petit vieillard avec des yeux flamboyant… puis il brise un carreau, ouvre la croisée, saute d’un bond sur sa victime et lui enfonce un long couteau entre les deux épaules.
 
L’action est si rapide, le coup si prompt, si sûr, que le cadavre du vieillard reste assis sur la chaise…
 
Le meurtrier veut retirer son couteau de ce corps mort.
 
Il ne le peut pas…
 
Il redouble d’efforts…
 
Ils sont vains.
 
Il veut alors abandonner son couteau…
 
Impossible.
 
La main de l’assassin tient au manche du poignard, comme la lame du poignard tient au cadavre de l’assassiné.
 
Le meurtrier entend alors résonner des éperons et retentir des sabres sur les dalles d’une pièce voisine.
 
Pour s’échapper à tout prix, il veut emporter avec lui le corps chétif du vieillard, dont il ne peut détacher ni son couteau ni sa main…
 
Il ne peut y parvenir.
 
Ce frêle petit cadavre pèse comme une masse de plomb.
 
Malgré ses épaules d’Hercule, malgré ses efforts désespérés, le Maître d’école ne peut même pas soulever ce poids énorme.
 
Le bruit de pas retentissants et de sabres traînants se rapproche de plus en plus…
 
La clef tourne dans la serrure. La porte s’ouvre…
 
La vision disparaît…
 
Et alors la chouette bat des ailes, en criant :
 
– C’est le vieux richard de la rue du Roule… Ton début d’assassin… d’assassin… d’assassin !…
 
Un moment obscurcie, la vapeur qui couvre le lac de sang redevient transparente et laisse apercevoir un autre spectre…
 
Le jour commence à poindre, le brouillard est épais et sombre… Un homme, vêtu comme le sont les marchands de bestiaux, est étendu mort sur la berge d’un grand chemin. La terre foulée, le gazon arraché, prouvent que la victime a fait une résistance désespérée…
 
Cet homme a cinq blessures saignantes à la poitrine… Il est mort, et pourtant il siffle ses chiens, il appelle à son secours, en criant : – À moi ! À moi !…
 
Mais il siffle, mais il appelle par ses cinq larges plaies dont les bords béants s’agitent comme des lèvres qui parlent…
 
Ces cinq appels, ces cinq sifflements simultanés, sortant de ce cadavre par la bouche de ses blessures, sont effrayants à entendre…
 
À ce moment, la chouette agite ses ailes et parodie les gémissements funèbres de la victime en poussant cinq éclats de rire, mais d’un rire strident, farouche comme le rire des fous, et elle s’écrie :
 
– Le marchand de bœufs de Poissy… Assassin !… Assassin !… Assassin !…
 
Des échos souterrains prolongés répètent d’abord très-haut les rires sinistres de la chouette, puis ils semblent aller se perdre dans les entrailles de la terre.
 
À ce bruit, deux grands chiens noirs comme l’ébène, aux yeux étincelants comme des tisons et toujours attachés sur le Maître d’école, commencent à aboyer et à tourner… à tourner… à tourner autour de lui avec une rapidité vertigineuse.
 
Ils le touchent presque, et leurs abois sont si lointains qu’ils paraissent apportés par le vent du matin.
 
Peu à peu les spectres pâlissent, s’effacent comme des ombres et disparaissent dans la vapeur livide qui monte toujours.
 
Une nouvelle exhalaison couvre la surface du lac de sang et s’y superpose.
 
C’est une sorte de brume verdâtre, transparente ; on dirait la coupe verticale d’un canal rempli d’eau.
 
D’abord on voit le lit du canal recouvert d’une vase épaisse composée d’innombrables reptiles ordinairement imperceptibles à l’œil, mais qui, grossis comme si on les voyait au microscope, prennent des aspects monstrueux, des proportions énormes relativement à leur grosseur réelle.
 
Ce n’est plus de la bourbe, c’est une masse compacte vivante, grouillante, un enchevêtrement inextricable qui fourmille et pullule, si pressé, si serré, qu’une sourde et imperceptible ondulation soulève à peine le niveau de cette vase ou plutôt de ce banc d’animaux impurs.
 
Au-dessus coule lentement, lentement, une eau fangeuse, épaisse, morte, qui charrie dans son cours pesant des immondices incessamment vomis par les égouts d’une grande ville, des débris de toutes sortes, des cadavres d’animaux…
 
Tout à coup, le Maître d’école entend le bruit d’un corps qui tombe lourdement à l’eau.
 
Dans son brusque reflux, cette eau lui jaillit au visage…
 
À travers une foule de bulles d’air qui remontent à la surface du canal, il y voit s’y engouffrer rapidement une femme qui se débat… qui se débat…
 
Et il se voit, lui et la Chouette, se sauver précipitamment des bords du canal Saint-Martin, en emportant une caisse enveloppée de toile noire.
 
Néanmoins, il assiste à toutes les phases de l’agonie de la victime que lui et la Chouette viennent de jeter dans le canal.
 
Après cette première immersion, il voit la femme remonter à fleur d’eau et agiter précipitamment ses bras comme quelqu’un qui, ne sachant pas nager, essaye en vain de se sauver.
 
Puis il entend un grand cri.
 
Ce cri extrême, désespéré, se termine par le bruit sourd, saccadé d’une ingurgitation involontaire… et la femme redescend une seconde fois au-dessous de l’eau.
 
La chouette, qui plane toujours immobile, parodie le râle convulsif de la noyée, comme elle a parodié les gémissements du marchand de bestiaux.
 
Au milieu d’éclats de rire funèbres, la chouette répète :
 
– Glou… glou… glou…
 
Les échos souterrains redisent ces cris.
 
Submergée une seconde fois, la femme suffoque et fait, malgré elle, un violent mouvement d’aspiration ; mais, au lieu d’air, c’est encore de l’eau qu’elle aspire…
 
Alors sa tête se renverse en arrière, son visage s’injecte et bleuit, son cou devient livide et gonflé, ses bras se roidissent et, dans une dernière convulsion, la noyée agonisante agite ses pieds, qui reposaient sur la vase.
 
Elle est alors entourée d’un nuage de bourbe noirâtre qui remonte avec elle à la surface de l’eau.
 
À peine la noyée exhale-t-elle son dernier souffle qu’elle est déjà couverte d’une myriade de reptiles microscopiques, vorace et horrible vermine de la bourbe…
 
Le cadavre reste un moment à flot, oscille encore quelque peu, puis s’abîme lentement, horizontalement, les pieds plus bas que la tête, et commence à suivre entre deux eaux le courant du canal.
 
Quelquefois le cadavre tourne sur lui-même, et son visage se trouve en face du Maître d’école ; alors le spectre le regarde fixement de ses deux gros yeux glauques, vitreux, opaques… ses lèvres violettes s’agitent…
 
Le Maître d’école est loin de la noyée, et pourtant elle lui murmure à l’oreille : « Glou… glou… glou… » en accompagnant ces mots bizarres du bruit singulier que fait un flacon submergé en se remplissant d’eau.
 
La chouette répète : « Glou… glou… glou… » en agitant ses ailes, et s’écrie :
 
– La femme du canal Saint-Martin !… Assassin !… Assassin !… Assassin !…
 
Les échos souterrains lui répondent… mais, au lieu de se perdre peu à peu dans les entrailles de la terre, ils deviennent de plus en plus retentissants et semblent se rapprocher.
 
Le Maître d’école croit entendre ces éclats de rire retentir d’un pôle à l’autre.
 
La vision de la noyée disparaît.
 
Le lac de sang, au delà duquel le Maître d’école voit toujours Rodolphe, devient d’un noir bronzé ; puis il rougit et se change bientôt en une fournaise liquide telle que du métal en fusion ; puis ce lac de feu s’élève, monte… monte… vers le ciel ainsi qu’une trombe immense.
 
Bientôt, c’est un horizon incandescent comme du fer chauffé à blanc.
 
Cet horizon immense, infini, éblouit et brûle à la fois les regards du Maître d’école ; cloué à sa place, il ne peut en détourner la vue.
 
Alors, sur ce fond de lave ardente, dont la réverbération le dévore, il voit lentement passer et repasser un à un les spectres noirs et gigantesques de ses victimes.
 
– La lanterne magique du remords… du remords !… du remords ! s’écrie la chouette en battant des ailes et en riant aux éclats.
 
Malgré les douleurs intolérables que lui cause cette contemplation incessante, le Maître d’école a toujours les yeux attachés sur les spectres qui se meuvent dans la nappe enflammée.
 
Il éprouve alors quelque chose d’épouvantable.
 
Passant par tous les degrés d’une torture sans nom, à force de regarder ce foyer torréfiant, il sent ses prunelles, qui ont remplacé le sang dont ses orbites étaient remplies, devenir chaudes, brûlantes, se fondre à cette fournaise, fumer, bouillonner, et enfin se calciner dans leurs cavités comme dans deux creusets de fer rouge.
 
Par une effroyable faculté, après avoir vu autant que senti les transformations successives de ses prunelles en cendres, il retombe dans les ténèbres de sa première cécité.
 
Mais voilà que tout à coup ses douleurs intolérables s’apaisent par enchantement.
 
Un souffle aromatique d’une fraîcheur délicieuse a passé sur ses orbites brûlantes encore.
 
Ce souffle est un suave mélange des senteurs printanières qu’exhalent les fleurs champêtres baignées d’une humide rosée.
 
Le Maître d’école entend autour de lui un bruissement léger comme celui de la brise qui se joue dans le feuillage, comme celui d’une source d’eau vive qui ruisselle et murmure sur son lit de cailloux et de mousse.
 
Des milliers d’oiseaux gazouillent de temps à autre les plus mélodieuses fantaisies ; s’ils se taisent, des voix enfantines d’une angélique pureté chantent des paroles étranges, inconnues, des paroles pour ainsi dire ailées, que le Maître d’école entend monter aux cieux avec un léger frémissement.
 
Un sentiment de bien-être moral, d’une mollesse, d’une langueur indéfinissables, s’empare peu à peu de lui.
 
Épanouissement de cœur, ravissement d’esprit, rayonnement d’âme dont aucune impression physique, si enivrante qu’elle soit, ne saurait donner une idée !
 
Le Maître d’école se sent doucement planer dans une sphère lumineuse, éthérée ; il lui semble qu’il s’élève à une distance incommensurable de l’humanité.
 
 
Après avoir goûté quelques moments cette félicité sans nom, il se retrouve dans le ténébreux abîme de ses pensées habituelles.
 
Il rêve toujours, mais il n’est plus que le brigand musclé qui blasphème et se damne dans des accès de fureur impuissante.
 
Une voix retentit, sonore, solennelle.
 
C’est la voix de Rodolphe !
 
Le Maître d’école frémit d’épouvante ; il a vaguement la conscience de rêver, mais l’effroi que lui inspire Rodolphe est si formidable qu’il fait, mais en vain, tous ses efforts pour échapper à cette nouvelle vision.
 
La voix parle… il écoute.
 
L’accent de Rodolphe n’est pas courroucé ; il est rempli de tristesse, de compassion.
 
– Pauvre misérable, dit-il au Maître d’école, l’heure du repentir n’a pas encore sonné pour vous. Dieu seul sait quand elle sonnera. La punition de vos crimes est incomplète encore. Vous avez souffert, vous n’avez pas expié ; la destinée poursuit son œuvre de haute justice. Vos complices sont devenus vos tourmenteurs ; une femme, un enfant vous domptent, vous torturent…
 
« En vous infligeant un châtiment terrible comme vos crimes, je vous l’avais dit… je vous l’avais dit ! rappelez-vous mes paroles :
 
« Tu as criminellement abusé de ta force… je paralyserai ta force… Les plus vigoureux, les plus féroces tremblaient devant toi… tu trembleras devant les plus faibles !
 
« Vous avez quitté l’obscure retraite où vous pouviez vivre pour le repentir et pour l’expiation…
 
« Vous avez eu peur du silence et de la solitude…
 
« Tout à l’heure vous avez un moment envié la vie paisible des laboureurs de cette ferme : mais il était trop tard… trop tard !
 
« Presque sans défense, vous vous rejetez au milieu d’une tourbe de scélérats et d’assassins, et vous avez craint de demeurer plus longtemps auprès d’honnêtes gens chez lesquels on vous avait placé…
 
« Vous avez voulu vous étourdir par de nouveaux forfaits… Vous avez jeté un farouche défi à celui qui avait voulu vous mettre hors d’état de nuire à vos semblables, et ce criminel défi a été vain. Malgré votre audace, malgré votre scélératesse, malgré votre force, vous êtes enchaîné. La soif du crime vous dévore… vous ne pouvez la satisfaire… Tout à l’heure, dans un épouvantable et sanguinaire éréthisme, vous avez voulu tuer votre femme ; elle est là, sous le même toit que vous ; elle dort sans défense ; vous avez un couteau, sa chambre est à deux pas ; aucun obstacle ne vous empêche d’arriver jusqu’à elle, rien ne peut la soustraire à votre rage… rien que votre impuissance !
 
« Le rêve de tout à l’heure, celui que maintenant vous rêvez, vous pourraient être d’un grand enseignement. Ils pourraient vous sauver… Les images mystérieuses de ce songe ont un sens profond…
 
« Le lac de sang où vous sont apparues vos victimes… c’est le sang que vous avez versé. La lave ardente qui l’a remplacé… c’est le remords dévorant qui aurait dû vous consumer afin qu’un jour Dieu, prenant en pitié vos longues tortures, vous appelât à lui… et vous fît goûter les douceurs ineffables du pardon. Mais il n’en sera point ainsi. Non ! non ! ces avertissements seront inutiles ; loin de vous repentir, vous regretterez chaque jour, avec d’horribles blasphèmes, le temps où vous commettiez vos crimes… Hélas ! de cette lutte continuelle entre vos ardeurs sanguinaires et l’impossibilité de les satisfaire, entre vos habitudes d’oppression féroce et la nécessité de vous soumettre à des êtres aussi faibles que cruels, il résultera pour vous un sort si affreux, si horrible Oh ! pauvre misérable ! »
 
Et la voix de Rodolphe s’altéra.
 
Et il se tut un moment, comme si l’émotion et l’effroi l’eussent empêché de continuer.
 
Le Maître d’école sentit ses cheveux se hérisser sur son front.
 
Quel était donc ce sort qui apitoyait même son bourreau ?
 
– Le sort qui vous attend est si épouvantable, reprit Rodolphe, que Dieu, dans sa vengeance inexorable et toute-puissante, voudrait vous faire expier à vous seul les crimes de tous les hommes qu’il n’imaginerait pas un supplice plus effroyable. Malheur, malheur à vous ! La fatalité veut que vous sachiez l’effroyable châtiment qui vous attend, et elle veut que vous ne fassiez rien pour vous y soustraire. Que l’avenir vous soit connu !
 
Il sembla au Maître d’école que la vue lui était rendue.
 
Il ouvrit les yeux… il vit…
 
Mais ce qu’il vit le frappa d’une telle épouvante qu’il jeta un cri perçant et s’éveilla en sursaut de ce rêve horrible.