Les Mystères de Paris

| 8.03 - Maître Boulard

 

 

 

III

Maître Boulard


Le détenu qui entra dans le parloir au moment où Pique-Vinaigre en sortait était un homme de trente ans environ, aux cheveux d’un blond ardent, à la figure joviale, pleine et rubiconde ; sa taille moyenne rendait plus remarquable encore son énorme embonpoint. Ce prisonnier, si vermeil et si obèse, s’enveloppait dans une longue et chaude redingote de molleton gris, pareille à son pantalon à pieds ; une sorte de casquette chaperon en velours rouge, dite à la Périnet-Leclerc, complétait le costume de ce personnage, qui portait d’excellentes pantoufles fourrées. Quoique la mode des breloques fût passée depuis longtemps, la chaîne d’or de sa montre soutenait bon nombre de cachets montés en pierres fines ; enfin plusieurs bagues enrichies d’assez belles pierreries brillaient aux grosses mains rouges de ce détenu nommé maître Boulard, huissier prévenu d’abus de confiance.
 
Son interlocuteur était, nous l’avons dit, Pierre Bourdin, l’un des gardes du commerce chargés d’opérer l’arrestation de Morel le lapidaire. Ce recors était ordinairement employé par maître Boulard, huissier de M. Petit-Jean, prête-nom de Jacques Ferrand.
 
Bourdin, plus petit et aussi replet que l’huissier, se modelait selon ses moyens sur son patron, dont il admirait la magnificence. Affectionnant comme lui les bijoux, il portait ce jour-là une superbe épingle de topaze, et un long jaseron d’or serpentait, paraissait et disparaissait entre les boutonnières de son gilet.
 
– Bonjour, fidèle Bourdin, j’étais bien sûr que vous ne manqueriez pas à l’appel, dit joyeusement maître Boulard d’une petite voix grêle qui contrastait singulièrement avec son gros corps et sa large figure fleurie.
 
– Manquer à l’appel ! répondit le recors ; j’en étais incapable, mon général.
 
C’est ainsi que Bourdin, par une plaisanterie à la fois familière et respectueuse, appelait l’huissier sous les ordres duquel il instrumentait, cette locution militaire étant d’ailleurs assez souvent usitée parmi certaines classes d’employés et de praticiens civils.
 
– Je vois avec plaisir que l’amitié reste fidèle à l’infortune, dit maître Boulard avec une gaieté cordiale ; pourtant je commençais à m’inquiéter, voilà trois jours que je vous avais écrit, et pas de Bourdin…
 
– Figurez-vous, mon général, que c’est toute une histoire. Vous vous rappelez bien ce beau vicomte de la rue de Chaillot ?
 
– Saint-Remy ?
 
– Justement ! Vous savez comme il se moquait de nos prises de corps ?
 
– Il en était indécent…
 
– À qui le dites-vous ? Nous deux Malicorne nous en étions comme abrutis, si c’est possible.
 
– C’est impossible, brave Bourdin.
 
– Heureusement, mon général ; mais voici le fait : ce beau vicomte a monté en titre.
 
– Il est devenu comte ?
 
– Non ! d’escroc il est devenu voleur.
 
– Ah ! bah !
 
– On est à ses trousses pour des diamants qu’il a effarouchés. Et, par parenthèse, ils appartenaient au joaillier qui employait cette vermine de Morel, le lapidaire, que nous allions pincer rue du Temple, lorsqu’un grand mince à moustaches noires a payé pour ce meurt-de-faim, et a manqué de nous jeter du haut en bas des escaliers, nous deux Malicorne.
 
– Ah ! oui, je me souviens… vous m’avez raconté cela, mon pauvre Bourdin… c’était fort drôle. Le meilleur de la farce a été que la portière de la maison vous a vidé sur le dos une écuelle de soupe bouillante.
 
– Y compris l’écuelle, général, qui a éclaté comme une bombe à nos pieds. Vieille sorcière !
 
– Ça comptera sur vos états de service et blessures. Mais ce beau vicomte ?
 
– Je vous disais donc que Saint-Remy était poursuivi pour vol… après avoir fait croire à son bon enfant de père qu’il avait voulu se brûler la cervelle. Un agent de police de mes amis, sachant que j’avais longuement traqué ce vicomte, m’a demandé si je ne pourrais pas le renseigner, le mettre sur la trace de ce mirliflore. Justement j’avais su trop tard, lors de la dernière contrainte par corps à laquelle il avait échappé, qu’il s’était terré dans une ferme à Arnouville, à cinq lieues de Paris… Mais quand nous y étions arrivés… il n’était plus temps… l’oiseau avait déniché !
 
– D’ailleurs, il a, le surlendemain, payé cette lettre de change, grâce à certaine grande dame, dit-on.
 
– Oui, général… mais, c’est égal, je connaissais le nid, il s’était déjà une fois caché là… il pouvait bien s’y être caché une seconde… c’est ce que j’ai dit à mon ami l’agent de police. Celui-ci m’a proposé de lui donner un coup de main… en amateur… et de le conduire à la ferme… Je n’avais pas d’occupation… ça me faisait une partie de campagne… j’ai accepté.
 
– Eh bien ! le vicomte ?…
 
– Introuvable ! Après avoir d’abord rôdé autour de la ferme et nous y être ensuite introduits, nous sommes revenus, Gros-Jean comme devant… c’est ce qui fait que je n’ai pas pu me rendre plus tôt à vos ordres, mon général.
 
– J’étais bien sûr qu’il y avait impossibilité de votre part, mon brave.
 
– Mais, sans indiscrétion, comment diable vous trouvez-vous ici ?
 
– Des canailles, mon cher… une nuée de canailles, qui, pour une misère d’une soixantaine de mille francs dont ils se prétendent dépouillés, ont porté plainte contre moi en abus de confiance et me forcent de me défaire de ma charge…
 
– Vraiment ! général ? Ah ! bien… en voilà un malheur ! Comment, nous ne travaillerons plus pour vous ?
 
– Je suis à la demi-solde, mon brave Bourdin… me voici sous la remise.
 
– Mais qui est-ce donc que ces acharnés-là ?
 
– Figurez-vous qu’un des plus forcenés contre moi est un voleur libéré, qui m’avait donné à recouvrer le montant d’un billet de sept cents mauvais francs, pour lequel il fallait poursuivre. J’ai poursuivi, j’ai été payé, j’ai encaissé l’argent… et parce que, par suite d’opérations qui ne m’ont pas réussi, j’ai fricassé cette somme ainsi que beaucoup d’autres, toute cette canaille a tant piaillé qu’on a lancé contre moi un mandat d’amener, et que vous me voyez ici, mon brave, ni plus ni moins qu’un malfaiteur…
 
– Si ça ne fait pas suer, mon général… vous !
 
– Mon Dieu, oui ; mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ce libéré m’a écrit, il y a quelques jours, que cet argent étant sa seule ressource pour les jours mauvais, et que ces jours mauvais étant arrivés… (je ne sais pas ce qu’il entend par là), j’étais responsable des crimes qu’il pourrait commettre pour échapper à la misère.
 
– C’est charmant, parole d’honneur !
 
– N’est-ce pas ? rien de plus commode… le drôle est capable de dire cela pour son excuse… Heureusement la loi ne connaît pas ces complicités-là.
 
– Après tout, vous n’êtes prévenu que d’abus de confiance, n’est-ce pas, mon général ?
 
– Certainement ! est-ce que vous me prendriez pour un voleur, maître Bourdin ?
 
– Ah ! par exemple, général ! Je voulais vous dire qu’il n’y avait rien de grave là-dedans ; après tout, il n’y a pas de quoi fouetter un chat.
 
– Est-ce que j’ai l’air désespéré, mon brave ?
 
– Pas du tout ; je ne vous ai jamais trouvé meilleure mine. Au fait, si vous êtes condamné, vous en aurez pour deux ou trois mois de prison et vingt-cinq francs d’amende. Je connais mon code.
 
– Et ces deux ou trois mois de prison… j’obtiendrai, j’en suis sûr, de les passer bien à mon aise dans une maison de santé. J’ai un député dans ma manche.
 
– Oh ! alors… votre affaire est sûre.
 
– Tenez, Bourdin, aussi je ne peux m’empêcher de rire ; ces imbéciles qui m’ont fait mettre ici seront bien avancés, ils ne verront pas davantage un sou de l’argent qu’ils réclament. Ils me forcent de vendre ma charge, ça m’est égal, je suis censé la devoir à mon prédécesseur, comme vous dites. Vous voyez, c’est encore ces gogos-là qui seront les dindons de la farce, comme dit Robert-Macaire.
 
– Mais ça me fait cet effet-là, général ; tant pis pour eux.
 
– Ah çà ! mon brave, venons au sujet qui m’a fait vous prier de venir me voir : il s’agit d’une mission délicate, d’une affaire de femme, dit maître Boulard avec une fausseté mystérieuse.
 
– Ah ! scélérat de général, je vous reconnais bien là ! De quoi s’agit-il ? Comptez, sur moi.
 
– Je m’intéresse particulièrement à une jeune artiste des Folies-Dramatiques ; je paye son terme, et, en échange, elle me paie de retour, du moins je le crois ; car, mon brave, vous le savez, souvent les absents ont tort. Or je tiendrais d’autant plus à savoir si j’ai tort qu’Alexandrine (elle s’appelle Alexandrine) m’a fait demander quelques fonds. Je n’ai jamais été chiche avec les femmes ; mais, écoutez donc, je n’aime pas à être dindonné. Ainsi, avant de faire le libéral avec cette chère amie, je voudrais savoir si elle le mérite par sa fidélité. Je sais qu’il n’y a rien de plus rococo, de plus perruque, que la fidélité, mais c’est un faible que j’ai comme ça. Vous me rendriez donc un service d’ami, mon cher camarade, si vous pouviez pendant quelques jours surveiller mes amours et me mettre à même de savoir à quoi m’en tenir, soit en faisant jaser la portière d’Alexandrine, soit…
 
– Suffit, mon général, répondit Bourdin en interrompant l’huissier ; ceci n’est pas plus malin que de surveiller, épier et dépister un débiteur. Reposez-vous sur moi ; je saurai si Mlle Alexandrine donne des coups de canif dans le contrat, ce qui ne me paraît guère probable ; car, sans vous commander, mon général, vous êtes trop bel homme et trop généreux pour qu’on ne vous adore pas.
 
– J’ai beau être bel homme, je suis absent, mon cher camarade, et c’est un grand tort ; enfin je compte sur vous pour savoir la vérité.
 
– Vous la saurez, je vous en réponds.
 
– Ah ! mon cher camarade, comment vous exprimer ma reconnaissance ?
 
– Allons donc, mon général !
 
– Il est bien entendu, mon brave Bourdin, que dans cette circonstance-là vos honoraires seront ce qu’ils seraient pour une prise de corps.
 
– Mon général, je ne le souffrirai pas : tant que j’ai exercé sous vos ordres, ne m’avez-vous pas toujours laissé tondre le débiteur jusqu’au vif, doubler, tripler les frais d’arrestation, frais dont vous poursuiviez ensuite le paiement avec autant d’activité que s’ils vous eussent été dus à vous-même ?
 
– Mais, mon cher camarade, ceci est différent, et à mon tour je ne souffrirai pas…
 
– Mon général, vous m’humilieriez si vous ne me permettiez pas de vous offrir ces renseignements sur Mlle Alexandrine comme une faible preuve de ma reconnaissance.
 
– À la bonne heure ! Je ne lutterai pas plus longtemps avec vous de générosité. Au reste, votre dévouement me sera une douce récompense du moelleux que j’ai toujours mis dans nos relations d’affaires.
 
– C’est bien comme cela que je l’entends, mon général ; mais ne pourrai-je pas vous être bon à autre chose ? Vous devez être horriblement mal ici, vous qui tenez tant à vos aises ! Vous êtes à la pistole[1], j’espère ?
 
– Certainement ; et je suis arrivé à temps, car j’ai eu la dernière chambre vacante ; les autres sont comprises dans les réparations qu’on fait à la prison. Je me suis installé le mieux possible dans ma cellule ; je n’y suis pas trop mal : j’ai un poêle, j’ai fait venir un bon fauteuil, je fais trois longs repas, je digère, je me promène et je dors. Sauf les inquiétudes que me donne Alexandrine, vous voyez que je ne suis pas trop à plaindre.
 
– Mais pour vous qui étiez si gourmand, général, les ressources de la prison sont bien maigres.
 
– Et le marchand de comestibles qui est dans ma rue n’a-t-il pas été créé comme qui dirait à mon intention ? Je suis en compte ouvert avec lui, et tous les deux jours il m’envoie une bourriche soignée ; et à ce propos, puisque vous êtes en train de me rendre service, priez donc la marchande, cette brave petite Mme Michonneau, qui par parenthèse n’est pas piquée des vers…
 
– Ah ! scélérat, scélératissime de général !…
 
– Voyons, mon cher camarade, pas de mauvaises pensées, dit l’huissier avec une nuance de fatuité, je suis seulement bonne pratique et bon voisin. Donc, priez la chère Mme Michonneau de mettre dans mon panier de demain un pâté de thon mariné… c’est la saison, ça me changera et ça fait boire.
 
– Excellente idée !…
 
– Et puis, que Mme Michonneau me renvoie un panier de vins composé de bourgogne, champagne et bordeaux, pareil au dernier, elle saura ce que ça veut dire, et qu’elle y ajoute deux bouteilles de son vieux cognac de 1817 et une livre de pur moka frais grillé et frais moulu.
 
– Je vais écrire la date de l’eau-de-vie pour ne rien oublier, dit Bourdin en tirant son carnet de sa poche.
 
– Puisque vous écrivez, mon cher camarade, ayez donc aussi la bonté de noter de demander chez moi mon édredon.
 
– Tout ceci sera exécuté à la lettre, mon général : soyez tranquille, me voilà un peu rassuré sur votre nourriture. Mais vos promenades, vous les faites pêle-mêle avec ces brigands de détenus ?
 
– Oui, et c’est très-gai, très-animé ; je descends de chez moi après déjeuner, je vais tantôt dans une cour, tantôt dans une autre, et, comme vous dites, je m’encanaille. C’est Régence, c’est Porcheron ! Je vous assure qu’au fond ils paraissent très-braves gens ; il y en a de fort amusants. Les plus féroces sont rassemblés dans ce qu’on appelle la Fosse-aux-lions. Ah ! mon cher camarade, quelles figures patibulaires ! Il y a entre autres un nommé le Squelette ; je n’ai jamais rien vu de pareil.
 
– Quel drôle de nom !
 
– Il est si maigre, ou plutôt si décharné, que ça n’est pas un sobriquet, je vous dis qu’il est effrayant ; par là-dessus il est prévôt de sa chambrée. C’est bien le plus grand scélérat… il sort du bagne, et il a encore volé et assassiné ; mais son dernier meurtre est si horrible qu’il sait bien qu’il sera condamné à mort sans rémission, mais il s’en moque comme de colin-tampon.
 
– Quel bandit !
 
– Tous les détenus l’admirent et tremblent devant lui. Je me suis mis tout de suite dans ses bonnes grâces en lui donnant des cigares ; aussi il m’a pris en amitié et il m’apprend l’argot. Je fais des progrès.
 
– Ah ! ah ! quelle bonne farce ! Mon général qui apprend l’argot !
 
– Je vous dis que je m’amuse comme un bossu ; ces gaillards-là m’adorent, il y en a même qui me tutoient… Je ne suis pas fier, moi, comme un petit monsieur nommé Germain, un va-nu-pieds qui n’a pas seulement le moyen d’être à la pistole, et qui se mêle de faire le dégoûté, le grand seigneur avec eux.
 
– Mais il doit être enchanté de trouver un homme aussi comme il faut que vous pour causer avec lui, s’il est si dégoûté des autres ?
 
– Bah ! il n’a pas eu l’air seulement de remarquer qui j’étais ; mais, l’eût-il remarqué, que je me serais bien gardé de répondre à ses avances. C’est la bête noire de la prison… Ils lui joueront tôt ou tard un mauvais tour, et je n’ai pardieu pas envie de partager l’aversion dont il est l’objet.
 
– Vous avez bien raison.
 
– Ça me gâterait ma récréation ; car ma promenade avec les détenus est une véritable récréation… Seulement, ces brigands-là n’ont pas grande opinion de moi, moralement… Vous comprenez, ma prévention de simple abus de confiance… c’est une misère pour des gaillards pareils… Aussi ils me regardent comme bien peu, ainsi que dit Arnal.
 
– En effet, auprès de ces matadors de crimes vous êtes…
 
– Un véritable agneau pascal, mon cher camarade… Ah çà ! puisque vous êtes obligeant, n’oubliez pas mes commissions.
 
– Soyez tranquille, mon général :
1° Mlle Alexandrine ;
2° le pâté de poisson et le panier de vins ;
3° le vieux cognac de 1817, le café en poudre et l’édredon… vous aurez tout cela… Il n’y pas autre chose ?
 
– Ah ! si, j’oubliais… Vous savez bien où demeure M. Badinot ?
 
– L’agent d’affaires ? oui.
 
– Eh bien ! veuillez lui dire que je compte toujours sur son obligeance pour me trouver un avocat comme il me le faut pour ma cause… que je ne regarderai pas à un billet de mille francs.
 
– Je verrai M. Badinot, soyez tranquille, mon général ; ce soir toutes vos commissions seront faites, et demain vous recevrez ce que vous me demandez. À bientôt, et bon courage, mon général.
 
– Au revoir, mon cher camarade.
 
Et le détenu quitta le parloir d’un côté, le visiteur de l’autre.
 
 
Maintenant comparez le crime de Pique-Vinaigre, récidiviste, au délit de maître Boulard, huissier.
 
Comparez le point de départ de tous deux et les raisons, les nécessités qui ont pu les pousser au mal.
 
Comparez enfin le châtiment qui les attend.
 
Sortant de prison, inspirant partout l’éloignement et la crainte, le libéré n’a pu exercer, dans la résidence qu’on lui avait assignée, le métier qu’il savait ; il espérait se livrer à une profession dangereuse pour sa vie, mais appropriée à ses forces ; cette ressource lui a manqué.
 
Alors il rompt son ban, revient à Paris, comptant y cacher plus facilement ses antécédents et trouver du travail.
 
Il arrive épuisé de fatigue, mourant de faim : par hasard il découvre qu’une somme d’argent est déposée dans une maison voisine, il cède à une détestable tentation, il force un volet, ouvre un meuble, vole cent francs et se sauve.
 
On l’arrête, il est prisonnier… Il sera jugé, condamné.
 
Comme récidiviste, quinze ou vingt ans de travaux forcés et l’exposition, voilà ce qui l’attend. Il le sait.
 
Cette peine formidable, il la mérite.
 
La propriété est sacrée. Celui qui, la nuit, brise votre porte pour s’emparer de votre avoir doit subir un châtiment terrible.
 
En vain le coupable objectera-t-il le manque d’ouvrage, la misère, la position exceptionnelle, difficile, intolérable, le besoin que sa condition de libéré lui impose… Tant pis, la loi est une ; la société, pour son salut et pour son repos, veut et doit être armée d’un pouvoir sans bornes, et impitoyablement réprimer ces attaques audacieuses contre le bien d’autrui.
 
Oui, ce misérable, ignorant et abruti, ce récidiviste corrompu et dédaigné a mérité son sort.
 
Mais que méritera donc celui qui, intelligent, riche, instruit, entouré de l’estime de tous, revêtu d’un caractère officiel, volera, non pas pour manger, mais pour satisfaire à de fastueux caprices ou pour tenter les chances de l’agiotage ?
 
Volera, non pas cent francs… mais volera cent mille francs… un million ?…
 
Volera, non pas la nuit au péril de sa vie, mais volera tranquillement au grand jour, à la face de tous ?…
 
Volera… non pas un inconnu qui aura mis son argent sous la sauvegarde d’une serrure… mais volera un client qui aura mis forcément son argent sous la sauvegarde de la probité de l’officier public que la loi désigne, impose à sa confiance ?…
 
Quel châtiment terrible méritera donc celui-là qui, au lieu de voler une petite somme presque par nécessité… volera par luxe une somme considérable ?
 
Ne serait-ce déjà pas une injustice criante de ne lui appliquer qu’une peine égale à celle qu’on applique au récidiviste poussé à bout par la misère, au vol par le besoin ?
 
Allons donc ! dira la loi…
 
Comment appliquer à un homme bien élevé la même peine qu’à un vagabond ? Fi donc !…
 
Comparer un délit de bonne compagnie avec une ignoble effraction ? Fi donc !…
 
« Après tout, de quoi s’agit-il ? répondra, par exemple, maître Boulard d’accord avec la loi. En vertu, des pouvoirs que me confère mon office, j’ai touché pour vous une somme d’argent ; cette somme, je l’ai dissipée, détournée, il n’en reste pas une obole ; mais n’allez pas croire que la misère m’ait poussé à cette spoliation ! Suis-je un mendiant, un nécessiteux ? Dieu merci, non, j’avais, et j’ai de quoi vivre largement. Oh ! rassurez-vous, mes visées étaient plus hautes et plus fières… Muni de votre argent, je me suis audacieusement élancé dans la sphère éblouissante de la spéculation ; je pouvais doubler, tripler la somme à mon profit, si la fortune m’eût souri… malheureusement elle m’a été contraire ! Vous voyez bien que j’y perds autant que vous… »
 
Encore une fois, semble dire la loi, cette spoliation, leste, nette, preste et cavalière, faite au grand soleil, a-t-elle quelque chose de commun avec ces rapines nocturnes, ces bris de serrures, ces effractions de portes, ces fausses clefs, ces leviers, sauvage et grossier appareil de misérables voleurs du plus bas étage ?
 
Les crimes ne changent-ils pas de pénalité, même de nom, lorsqu’ils sont commis par certains privilégiés ?
 
Un malheureux dérobe un pain chez un boulanger, en cassant un carreau… une servante dérobe un mouchoir ou un louis à ses maîtres : cela, bien et dûment appelé vol avec circonstances aggravantes et infamantes, est du ressort de la cour d’assises.
 
Et cela est juste, surtout pour le dernier cas.
 
Le serviteur qui vole son maître est doublement coupable : il fait presque partie de la famille ; la maison lui est ouverte à toute heure, il trahit indignement la confiance qu’on a en lui ; c’est cette trahison que la loi frappe d’une condamnation infamante.
 
Encore une fois, rien de plus juste, de plus moral.
 
Mais qu’un huissier, mais qu’un officier public quelconque vous dérobe l’argent que vous avez forcément confié à sa qualité officielle, non-seulement ceci n’est plus assimilé au vol domestique ou au vol avec effraction, mais ceci n’est pas même qualifié vol par la loi.
 
Comment ?
 
Non, sans doute ! vol… ce mot est par trop brutal… Il sent trop son mauvais lieu… vol !… fi donc ! Abus de confiance, à la bonne heure ! c’est plus délicat, plus décent et plus en rapport avec la condition sociale, la considération de ceux qui sont exposés à commettre… ce délit ! car cela s’appelle délit… Crime serait aussi trop brutal.
 
Et puis, distinction importante.
 
Le crime ressort de la cour d’assises…
 
L’abus de confiance, de la police correctionnelle.
 
Ô comble de l’équité ! Ô comble de la justice distributive ! Répétons-le : un serviteur vole un louis à son maître, un affamé brise un carreau pour voler un pain… voilà des crimes, vite, aux assises.
 
Un officier public dissipe ou détourne un million, c’est un abus de confiance… un simple tribunal de police correctionnelle doit en connaître.
 
En fait, en droit, en raison, en logique, en humanité, en morale, cette effrayante différence entre les pénalités est-elle justifiée par la dissemblance de criminalité ?
 
En quoi le vol domestique, puni d’une peine infamante, diffère-t-il de l’abus de confiance, puni d’une peine correctionnelle ?
 
Est-ce parce que l’abus de confiance entraîne presque toujours la ruine des familles ?
 
Qu’est-ce donc qu’un abus de confiance, sinon un vol domestique, mille fois aggravé par ses conséquences effrayantes et par le caractère officiel de celui qui le commet ?
 
Ou bien encore en quoi un vol avec effraction est-il plus coupable qu’un vol avec abus de confiance ?
 
Comment ! vous osez déclarer que la violation morale du serment de ne jamais forfaire à la confiance que la société est forcée d’avoir en vous est moins criminelle que la violation matérielle d’une porte ?
 
Oui, on l’ose…
 
Oui, la loi est ainsi faite…
 
Oui, plus les crimes sont graves, plus ils compromettent l’existence des familles, plus ils portent atteinte à la sécurité, à la moralité publique… moins ils sont punis.
 
De sorte que plus les coupables ont de lumières, d’intelligence, de bien-être et de considération, plus la loi se montre indulgente pour eux…
 
De sorte que la loi réserve ses peines les plus terribles, les plus infamantes pour les misérables qui ont, nous ne voudrions pas dire pour excuse… mais qui ont du moins pour prétexte l’ignorance, l’abrutissement, la misère où on les laisse plongés.
 
Cette partialité de la loi est barbare et profondément immorale.
 
Frappez impitoyablement le pauvre s’il attente au bien d’autrui, mais frappez impitoyablement aussi l’officier public qui attente au bien de ses clients.
 
Qu’on n’entende donc plus des avocats excuser, défendre et faire absoudre (car c’est absoudre que de condamner à si peu) des gens coupables de spoliations infâmes, par des raisons analogues à celles-ci :
 
« Mon client ne nie pas avoir dissipé les sommes dont il s’agit ; il sait dans quelle détresse affreuse son abus de confiance a plongé une honorable famille ; mais que voulez-vous ! mon client a l’esprit aventureux, il aime à courir les chances des entreprises audacieuses, et, une fois qu’il est lancé dans les spéculations, une fois que la fièvre de l’agiotage le saisit, il ne fait plus aucune différence entre ce qui est à lui et ce qui est aux autres. »
 
Ce qui, on le voit, est parfaitement consolant pour ceux qui sont dépouillés, et singulièrement rassurant pour ceux qui sont en position de l’être.
 
Il nous semble pourtant qu’un avocat serait assez mal venu en cour d’assises s’il présentait environ cette défense :
 
« Mon client ne nie pas avoir crocheté un secrétaire pour y voler la somme dont il s’agit ; mais que voulez-vous ! il aime la bonne chère, il adore les femmes, il chérit le bien-être et le luxe ; or, une fois qu’il est dévoré de cette soif de plaisirs, il ne fait plus aucune différence entre ce qui est à lui et ce qui est aux autres. »
 
Et nous maintenons la comparaison exacte entre le voleur et le spoliateur. Celui-ci n’agiote que dans l’espoir du gain, et il ne désire ce gain que pour augmenter sa fortune ou ses jouissances.
 
Résumons notre pensée…
 
Nous voudrions que, grâce à une réforme législative, l’abus de confiance, commis par un officier public, fût qualifié vol, et assimilé, pour le minimum de la peine, au vol domestique : et, pour le maximum, au vol avec effraction et récidive.
 
La compagnie à laquelle appartiendrait l’officier public serait responsable des sommes qu’il aurait volées en sa qualité de mandataire forcé et salarié.
 
Voici, du reste, un rapprochement qui servira de corollaire à cette digression… Après les faits que nous allons citer, tout commentaire devient inutile.
 
Seulement, on se demande si l’on vit dans une société civilisée ou dans un monde barbare.
 
On lit dans le Bulletin des tribunaux du 17 février 1843, à propos d’un appel interjeté par un huissier condamné pour abus de confiance :
 
« La cour, adoptant les motifs des premiers juges ;
 
« Et attendu que les écrits produits pour la première fois devant la cour, par le prévenu, sont impuissants pour détruire et même pour affaiblir les faits qui ont été constatés devant les premiers juges ;
 
« Attendu qu’il est prouvé que le prévenu, en sa qualité d’huissier, comme mandataire forcé et salarié, a reçu des sommes d’argent pour trois de ses clients ; que, lorsque les demandes de la part de ceux-ci lui ont été adressées pour les obtenir, il a répondu à tous par des subterfuges et des mensonges ;
 
« Qu’enfin il a détourné et dissipé des sommes d’argent au préjudice de ses trois clients ; qu’il a abusé de leur confiance, et qu’il a commis le délit prévu et puni par les art. 408 et 406 du Code pénal, etc., etc. ;
 
« Confirme la condamnation à deux mois de prison et vingt-cinq francs d’amende. »
 
Quelques lignes plus bas, dans le même journal, on lisait le même jour :
 
« Cinquante-trois ans de travaux forcés.
 
« Le 13 septembre dernier, un vol de nuit fut commis avec escalade et effraction dans une maison habitée par les époux Bresson, marchands de vin au village d’Ivry.
 
« Des traces récentes attestaient qu’une échelle avait été appliquée contre le mur de la maison, et l’un des volets de la chambre dévalisée, donnant sur la rue, avait cédé sous l’effort d’une effraction vigoureuse.
 
« Les objets enlevés étaient en eux-mêmes moins considérables par la valeur que par le nombre : c’étaient de mauvaises hardes, de vieux draps de lit, des chaussures éculées, deux casseroles trouées, et, pour tout énumérer, deux bouteilles d’absinthe blanche de Suisse.
 
« Ces faits, imputés au prévenu Tellier, ayant été pleinement justifiés aux débats, M. l’avocat général a requis toute la sévérité de la loi contre l’accusé, à cause surtout de son état particulier de récidive légale.
 
« Aussi, le jury ayant rendu un verdict de culpabilité sur toutes les questions, sans circonstances atténuantes, la cour a condamné Tellier à vingt années de travaux forcés et à l’exposition. »
 
Ainsi, pour l’officier public spoliateur : deux mois de prison… Pour le libéré récidiviste : vingt ans de travaux forcés et l’exposition.
 
Qu’ajouter à ces faits ?… Ils parlent d’eux-mêmes…
 
Quelles tristes et sérieuses réflexions (nous l’espérons, du moins) ne soulèveront-ils pas ?
 
 
Fidèle à sa promesse, le vieux gardien avait été chercher Germain.
 
Lorsque l’huissier Boulard fut rentré dans l’intérieur de la prison, la porte du couloir s’ouvrit, Germain y entra, et Rigolette ne fut plus séparée de son pauvre protégé que par un léger grillage de fil de fer.
 


[1] En chambre particulière. Les prévenus qui peuvent faire cette dépense obtiennent cet avantage.