Les Mystères de Paris

| 4.09 - Confession

 

 

 

IX

Confession


Sombre et cruel spectacle !
 
Au milieu de la mansarde, telle que nous l’avons dépeinte, reposait, sur la couche de l’idiote, le corps de la petite fille morte le matin ; un lambeau de drap la recouvrait.
 
La rare et vive clarté filtrée par l’étroite lucarne jetait sur les figures des trois acteurs de cette scène des lumières et des ombres durement tranchées.
 
Rodolphe, debout et adossé au mur, était péniblement ému.
 
Morel, assis sur le bord de son établi, la tête baissée, les mains pendantes, le regard fixe, farouche, ne quittait pas des yeux le matelas où étaient déposés les restes de la petite Adèle.
 
À cette vue, le courroux, l’indignation du lapidaire s’affaiblirent et se changèrent en une tristesse d’une amertume inexprimable ; son énergie l’abandonnait, il s’affaissait sous ce nouveau coup.
 
Louise, d’une pâleur mortelle, se sentait défaillir ; la révélation qu’elle devait faire l’épouvantait. Pourtant elle se hasarda à prendre en tremblant la main de son père, cette pauvre main amaigrie, déformée par l’excès du travail.
 
Il ne la retira pas ; alors sa fille, éclatant en sanglots, la couvrit de baisers et la sentit bientôt se presser légèrement contre ses lèvres. La colère de Morel avait cessé ; ses larmes, longtemps contenues, coulèrent enfin.
 
– Mon père ! si vous saviez ? s’écria Louise, si vous saviez comme je suis à plaindre !
 
– Oh ! tiens, vois-tu, ce sera le chagrin de toute ma vie, Louise, de toute ma vie, répondit le lapidaire en pleurant. Toi, mon Dieu !… toi en prison… sur le banc des criminels… toi, si fière… quand tu avais le droit d’être fière… Non ! reprit-il dans un nouvel accès de douleur désespérée, non ! je préférerais te voir sous le drap de mort à côté de ta pauvre petite sœur…
 
– Et moi aussi, je voudrais y être ! répondit Louise.
 
– Tais-toi, malheureuse enfant, tu me fais mal… J’ai eu tort de te dire cela ; j’ai été trop loin… Allons, parle ; mais, au nom de Dieu, ne mens pas… Si affreuse que soit la vérité, dis-la-moi… que je l’apprenne de toi… elle me paraîtra moins cruelle… Parle, hélas ! les moments nous sont comptés ; en bas… on t’attend. Oh ! les tristes… tristes adieux, juste ciel !
 
– Mon père, je vous dirai tout…, reprit Louise, s’armant de résolution ; mais promettez-moi, et que notre sauveur me promette aussi de ne répéter ceci à personne… à personne… S’il savait que j’ai parlé, voyez-vous… Oh ! ajouta-t-elle en frissonnant de terreur, vous seriez perdus… perdus comme moi… car vous ne savez pas la puissance et la férocité de cet homme !
 
– De quel homme ?
 
– De mon maître…
 
– Le notaire ?
 
– Oui…, dit Louise à voix basse et en regardant autour d’elle, comme si elle eût craint d’être entendue.
 
– Rassurez-vous, reprit Rodolphe ; cet homme est cruel et puissant, peu importe, nous le combattrons ! Du reste, si je révélais ce que vous allez nous dire, ce serait seulement dans votre intérêt ou dans celui de votre père.
 
– Et moi aussi, Louise, si je parlais, ce serait pour tâcher de te sauver. Mais qu’a-t-il encore fait, ce méchant homme ?
 
– Ce n’est pas tout, dit Louise, après un moment de réflexion, dans ce récit il sera question de quelqu’un qui m’a rendu un grand service… qui a été pour mon père et pour notre famille plein de bonté ; cette personne était employée chez M. Ferrand lorsque j’y suis entrée, elle m’a fait jurer de ne pas la nommer.
 
Rodolphe, pensant qu’il s’agissait peut-être de Germain, dit à Louise :
 
– Si vous voulez parler de François Germain… soyez tranquille, son secret sera bien gardé par votre père et par moi.
 
Louise regarda Rodolphe avec surprise.
 
– Vous le connaissez ? dit-elle.
 
– Comment ! ce bon, cet excellent jeune homme qui a demeuré ici pendant trois mois était employé chez le notaire quand tu y es entrée ? dit Morel. La première fois que tu l’as vu ici, tu as eu l’air de ne pas le connaître ?…
 
– Cela était convenu entre nous, mon père ; il avait de graves raisons pour cacher qu’il travaillait chez M. Ferrand. C’est moi qui lui avais indiqué la chambre du quatrième qui était à louer ici, sachant qu’il serait pour vous un bon voisin…
 
– Mais, reprit Rodolphe, qui a donc placé votre fille chez le notaire ?
 
– Lors de la maladie de ma femme, j’avais dit à Mme Burette, la prêteuse sur gages, qui loge ici, que Louise voulait entrer en maison pour nous aider. Mme Burette connaissait la femme de charge du notaire ; elle m’a donné pour elle une lettre où elle lui recommandait Louise comme un excellent sujet. Maudite… maudite soit cette lettre !… elle est la cause de tous nos malheurs… Enfin, monsieur, voilà comment ma fille est entrée chez le notaire.
 
– Quoique je sois instruit de quelques-uns des faits qui ont causé la haine de M. Ferrand contre votre père, dit Rodolphe à Louise, je vous prie, racontez-moi en peu de mots ce qui s’est passé entre vous et le notaire depuis votre entrée à son service… cela pourra servir à vous défendre.
 
– Pendant les premiers temps de mon séjour chez M. Ferrand, reprit Louise, je n’ai pas eu à me plaindre de lui. J’avais beaucoup de travail, la femme de charge me rudoyait souvent, la maison était triste, mais j’endurais avec patience ; le service est le service ; ailleurs j’aurais eu d’autres désagréments. M. Ferrand avait une figure sévère, il allait à la messe, il recevait souvent des prêtres ; je ne me défiais pas de lui. Dans les commencements, il me regardait à peine ; il me parlait très-durement, surtout en présence des étrangers.
 
« Excepté le portier, qui logeait sur la rue, dans le corps de logis où est l’étude, j’étais seule de domestique avec Mme Séraphin, la femme de charge. Le pavillon que nous occupions était une grande masure isolée, entre la cour et le jardin. Ma chambre était tout en haut. Bien souvent j’avais peur, restant le soir toujours seule, ou dans la cuisine, qui est souterraine, ou dans ma chambre. La nuit, il me semblait quelquefois entendre des bruits sourds et extraordinaires à l’étage au-dessous de moi, que personne n’habitait, et où seulement M. Germain venait souvent travailler dans le jour ; deux des fenêtres de cet étage étaient murées, et une des portes, très-épaisse, était renforcée de lames de fer. La femme de charge m’a dit depuis que dans cet endroit se trouvait la caisse de M. Ferrand.
 
« Un jour j’avais veillé très-tard pour finir des raccommodages pressés ; j’allais pour me coucher, lorsque j’entendis marcher doucement dans le petit corridor au bout duquel était ma chambre ; on s’arrêta à ma porte ; d’abord je supposai que c’était la femme de charge ; mais, comme on n’entrait pas, cela me fit peur ; je n’osais bouger, j’écoutais, on ne remuait pas, j’étais pourtant sûre qu’il y avait quelqu’un derrière ma porte : je demandai par deux fois qui était là… on ne me répondit rien. De plus en plus effrayée, je poussai ma commode contre la porte, qui n’avait ni verrou, ni serrure. J’écoutai toujours, rien ne bougea ; au bout d’une demi-heure, qui me parut bien longue, je me jetai sur mon lit ; la nuit se passa tranquillement. Le lendemain, je demandai à la femme de charge la permission de faire mettre un verrou à ma chambre, qui n’avait pas de serrure, lui racontant ma peur de la nuit ; elle me répondit que j’avais rêvé, qu’il fallait d’ailleurs m’adresser à M. Ferrand pour ce verrou. À ma demande, il haussa les épaules, me dit que j’étais folle ; je n’osai plus en parler.
 
« À quelque temps de là, arriva le malheur du diamant. Mon père, désespéré, ne savait comment faire. Je contai son chagrin à Mme Séraphin, elle me répondit : « Monsieur est si charitable qu’il fera peut-être quelque chose pour votre père. » Le soir même, je servais à table, M. Ferrand me dit brusquement : « Ton père a besoin de treize cents francs ; va ce soir lui dire de passer demain à mon étude, il aura son argent. C’est un honnête homme, il mérite qu’on s’intéresse à lui. » À cette marque de bonté, je fondis en larmes : je ne savais comment remercier mon maître ; il me dit avec sa brusquerie ordinaire : « C’est bon, c’est bon ; ce que je fais est tout simple… » Le soir, après mon ouvrage, je vins annoncer cette bonne nouvelle à mon père, et le lendemain…
 
– J’avais les treize cents francs contre une lettre de change à trois mois de date, acceptée en blanc par moi, dit Morel ; je fis comme Louise, je pleurai de reconnaissance ; j’appelai cet homme mon bienfaiteur… mon sauveur. Oh ! il a fallu qu’il fût bien méchant pour détruire la reconnaissance et la vénération que je lui avais vouées…
 
– Cette précaution de vous faire souscrire une lettre de change en blanc, à une échéance tellement rapprochée que vous ne pouviez la payer, n’éveilla pas vos soupçons ? lui demanda Rodolphe.
 
– Non, monsieur ; j’ai cru que le notaire prenait ses sûretés, voilà tout ; d’ailleurs, il me dit que je n’avais pas besoin de songer à rembourser cette somme avant deux ans ; tous les trois mois je lui renouvellerais seulement la lettre de change pour plus de régularité ; cependant, à la première échéance, on l’a présentée ici, elle n’a pas été payée, il a obtenu jugement contre moi, sous le nom d’un tiers ; mais il m’a fait dire que ça ne devait pas m’inquiéter… que c’était une erreur de son huissier.
 
– Il voulait ainsi vous tenir en sa puissance, dit Rodolphe.
 
– Hélas ! oui, monsieur ; car ce fut à dater de ce jugement qu’il commença de… Mais continue, Louise… continue… Je ne sais plus où j’en suis… la tête me tourne… j’ai comme des absences… j’en deviendrai fou !… C’est par trop aussi… c’est par trop !…
 
Rodolphe calma le lapidaire… Louise reprit :
 
– Je redoublais de zèle, afin de reconnaître, comme je le pouvais, les bontés de M. Ferrand pour nous. La femme de charge me prit dès lors en grande aversion ; elle trouvait du plaisir à me tourmenter, à me mettre dans mon tort en ne me répétant pas les ordres que M. Ferrand lui donnait pour moi ; je souffrais de ces désagréments, j’aurais préféré une autre place ; mais l’obligation que mon père avait à mon maître m’empêchait de m’en aller. Depuis trois mois M. Ferrand avait prêté cet argent ; il continuait de me brusquer devant Mme Séraphin ; cependant il me regardait quelquefois à la dérobée d’une manière qui m’embarrassait, et il souriait en me voyant rougir.
 
– Vous comprenez, monsieur ? Il était alors en train d’obtenir contre moi une contrainte par corps.
 
– Un jour, reprit Louise, la femme de charge sort après le dîner, contre son habitude ; les clercs quittent l’étude ; ils logeaient dehors. M. Ferrand envoie le portier en commission, je reste à la maison seule avec mon maître ; je travaillais dans l’antichambre, il me sonne. J’entre dans sa chambre à coucher, il était debout devant la cheminée ; je m’approche de lui, il se retourne brusquement, me prend dans ses bras… Sa figure était rouge comme du sang, ses yeux brillaient. J’eus une peur affreuse, la frayeur m’empêcha d’abord de faire un mouvement ; mais, quoiqu’il soit très-fort, je me débattis si vivement que je lui échappai ; je me sauvai dans l’antichambre, dont je poussai la porte, la tenant de toutes mes forces ; la clef était de son côté.
 
– Vous l’entendez, monsieur, vous l’entendez, dit Morel à Rodolphe, voilà la conduite de ce digne bienfaiteur.
 
– Au bout de quelques moments la porte céda sous ses efforts, reprit Louise, heureusement la lampe était à ma portée, j’eus le temps de l’éteindre. L’antichambre était éloignée de la pièce où il se tenait ; il se trouva tout à coup dans l’obscurité, il m’appela, je ne répondis pas ; il me dit alors d’une voix tremblante de colère : « Si tu essaies de m’échapper, ton père ira en prison pour les treize cents francs qu’il me doit et qu’il ne peut payer. » Je le suppliai d’avoir pitié de moi, je lui promis de faire tout au monde pour le bien servir, pour reconnaître ses bontés, mais je lui déclarai que rien ne me forcerait à m’avilir.
 
– C’est pourtant bien là le langage de Louise, dit Morel, de ma Louise quand elle avait le droit d’être fière. Mais comment ?… Enfin, continue, continue…
 
– Je me trouvais toujours dans l’obscurité ; j’entends, au bout d’un moment, fermer la porte de sortie de l’antichambre, que mon maître avait trouvée, à tâtons. Il me tenait ainsi en son pouvoir ; il court chez lui et revient bientôt avec une lumière. Je n’ose vous dire, mon père, la lutte nouvelle qu’il me fallut soutenir, ses menaces, ses poursuites de chambre en chambre : heureusement le désespoir, la peur, la colère me donnèrent des forces : ma résistance le rendait furieux, il ne se possédait plus. Il me maltraita, me frappa ; j’avais la figure en sang…
 
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria le lapidaire en levant les mains au ciel, ce sont là des crimes pourtant… et il n’y a pas de punition pour un tel monstre… il n’y en a pas…
 
– Peut-être, dit Rodolphe, qui semblait réfléchir profondément ; puis, s’adressant à Louise : Courage ! Dites tout.
 
– Cette lutte durait depuis longtemps ; mes forces m’abandonnaient, lorsque le portier, qui était rentré, sonna deux coups : c’était une lettre qu’on annonçait. Craignant, si je n’allais pas la chercher, que le portier ne l’apportât lui-même, M. Ferrand me dit : « – Va-t’en !… Dis un mot, et ton père est perdu ; si tu cherches à sortir de chez moi, il est encore perdu ; si on vient aux renseignements sur toi, je t’empêcherai de te placer, en laissant entendre, sans l’affirmer, que tu m’as volé. Je dirai de plus que tu es une détestable servante… » Le lendemain de cette scène, malgré les menaces de mon maître, j’accourus ici tout dire à mon père. Il voulait me faire à l’instant quitter cette maison… mais la prison était là… Le peu que je gagnais devenait indispensable à notre famille depuis la maladie de ma mère… Et les mauvais renseignements que M. Ferrand me menaçait de donner sur moi m’auraient empêchée de me placer ailleurs pendant bien longtemps peut-être.
 
– Oui, dit Morel avec une sombre amertume, nous avons eu la lâcheté, l’égoïsme de laisser notre enfant retourner là… Oh ! je vous le disais bien, la misère… la misère… que d’infamies elle fait commettre !…
 
– Hélas ! mon père, n’avez-vous pas essayé de toutes manières de vous procurer ces treize cents francs ? Cela étant impossible, il a bien fallu nous résigner.
 
– Va, va, continue… Les tiens ont été tes bourreaux ; nous sommes plus coupables que toi du malheur qui t’arrive, dit le lapidaire en cachant sa figure dans ses mains.
 
– Lorsque je revis mon maître, reprit Louise, il fut pour moi, comme il avait été avant la scène dont je vous ai parlé, brusque et dur ; il ne me dit pas un mot du passé ; la femme de charge continua de me tourmenter ; elle me donnait à peine ce qui m’était nécessaire pour me nourrir, enfermait le pain sous clef ; quelquefois, par méchanceté, elle souillait devant moi les restes du repas qu’on me laissait, car presque toujours elle mangeait avec M. Ferrand. La nuit, je dormais à peine, je craignais à chaque instant de voir le notaire entrer dans ma chambre, qui ne fermait pas ; il m’avait fait ôter la commode que je mettais devant ma porte pour me garder ; il ne me restait qu’une chaise, une petite table et ma malle. Je tâchais de me barricader avec cela comme je pouvais, et je me couchais tout habillée. Pendant quelque temps il me laissa tranquille ; il ne me regardait même pas. Je commençais à me rassurer un peu, pensant qu’il ne songeait plus à moi. Un dimanche, il m’avait permis de sortir ; je vins annoncer cette bonne nouvelle à mon père et à ma mère : nous étions tous bien heureux !… C’est jusqu’à ce moment que vous avez tout su, mon père… Ce qui me reste à vous dire – et la voix de Louise trembla – est affreux… je vous l’ai toujours caché.
 
– Oh ! j’en étais bien sûr… bien sûr… que tu me cachais un secret, s’écria Morel avec une sorte d’égarement et une singulière volubilité d’expression qui étonna Rodolphe. Ta pâleur, tes traits… auraient dû m’éclairer. Cent fois je l’ai dit à ta mère… mais bah ! bah ! bah ! elle me rassurait… La voilà bien ! La voilà bien ! Pour échapper au mauvais sort, laisser notre fille chez ce monstre !… Et notre fille, où va-t-elle ? sur le banc des criminels… La voilà bien ! Ah ! mais aussi… enfin… qui sait ?… Au fait… parce qu’on est pauvre… oui… mais les autres ?… Bah… bah… les autres… Puis, s’arrêtant comme pour rassembler ses pensées qui lui échappaient, Morel se frappa le front et s’écria : Tiens ! je ne sais plus ce que je dis… la tête me fait un mal horrible… il me semble que je suis gris…
 
Et il cacha sa tête dans ses deux mains.
 
Rodolphe ne voulut pas laisser voir à Louise combien il était effrayé de l’incohérence du langage du lapidaire ; il reprit gravement :
 
– Vous n’êtes pas juste, Morel ; ce n’est pas pour elle seule, mais pour sa mère, pour ses enfants, pour vous-même, que votre pauvre femme redoutait les funestes conséquences de la sortie de Louise de chez le notaire… N’accusez personne… Que toutes les malédictions, que toutes les haines retombent sur un seul homme… sur ce monstre d’hypocrisie, qui plaçait une fille entre le déshonneur et la ruine… la mort peut-être de son père et de sa famille ; sur ce maître qui abusait d’une manière infâme de son pouvoir de maître… Mais patience, je vous l’ai dit, la Providence réserve souvent au crime des vengeances surprenantes et épouvantables.
 
Les paroles de Rodolphe étaient, pour ainsi dire, empreintes d’un tel caractère de certitude et de conviction en parlant de cette vengeance providentielle, que Louise regarda son sauveur avec surprise, presque avec crainte.
 
– Continuez, mon enfant, reprit Rodolphe en s’adressant à Louise, ne nous cachez rien… cela est plus important que vous ne le pensez.
 
– Je commençais donc à me rassurer un peu, dit Louise, lorsqu’un soir M. Ferrand et la femme de charge sortirent chacun de leur côté. Ils ne dînèrent pas à la maison, je restai seule ; comme d’habitude, on me laissa ma ration d’eau, de pain et de vin, après avoir fermé à clef les buffets. Mon ouvrage terminé, je dînai, et puis, ayant peur toute seule dans les appartements, je remontai dans ma chambre, après avoir allumé la lampe de M. Ferrand. Quand il sortait le soir, on ne l’attendait jamais. Je me mis à travailler, et, contre mon ordinaire, peu à peu le sommeil me gagna… Ah ! mon père ! s’écria Louise en s’interrompant avec crainte, vous allez ne pas me croire… vous allez m’accuser de mensonge… et pourtant, tenez, sur le corps de ma pauvre petite sœur, je vous jure que je vous dis bien la vérité…
 
– Expliquez-vous, dit Rodolphe.
 
– Hélas ! monsieur, depuis sept mois je cherche en vain à m’expliquer à moi-même cette nuit affreuse… sans pouvoir y parvenir ; j’ai manqué perdre la raison en tâchant d’éclaircir ce mystère.
 
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que va-t-elle dire ? s’écria le lapidaire, sortant de l’espèce de stupeur indifférente qui l’accablait par intermittence depuis le commencement de ce récit.
 
– Je m’étais, contre mon habitude, endormie sur ma chaise…, reprit Louise. Voilà la dernière chose dont je me souviens… Avant, avant… oh ! mon père, pardon… Je vous jure que je ne suis pas coupable pourtant…
 
– Je te crois ! Je te crois ! Mais parle.
 
– Je ne sais depuis combien de temps je dormais lorsque je m’éveillai, toujours dans ma chambre, mais couchée et déshonorée par M. Ferrand, qui était auprès de moi.
 
– Tu mens, tu mens ! s’écria le lapidaire furieux. Avoue-moi que tu as cédé à la violence, à la peur de me voir traîner en prison, mais ne mens pas ainsi !
 
– Mon père, je vous jure…
 
– Tu mens, tu mens !… Pourquoi le notaire aurait-il voulu me faire emprisonner, puisque tu lui avais cédé ?
 
– Cédé, oh ! non, mon père ! Mon sommeil fut si profond que j’étais comme morte… Cela vous semble extraordinaire, impossible… Mon Dieu, je le sais bien, car à cette heure je ne peux encore le comprendre.
 
– Et moi je comprends tout, reprit Rodolphe en interrompant Louise, ce crime manquait à cet homme. N’accusez pas votre fille de mensonge, Morel… Dites-moi, Louise, en dînant, avant de monter dans votre chambre, n’avez-vous pas remarqué quelque goût étrange à ce que vous avez bu ? Tâchez de bien vous rappeler cette circonstance.
 
Après un moment de réflexion, Louise répondit :
 
– Je me souviens, en effet, que le mélange d’eau et de vin que Mme Séraphin me laissa, selon son habitude, avait un goût un peu amer ; je n’y ai pas alors fait attention parce que quelquefois la femme de charge s’amusait à mettre du sel ou du poivre dans ce que je buvais.
 
– Et ce jour-là cette boisson vous a semblé amère ?
 
– Oui, monsieur, mais pas assez pour m’empêcher de la boire ; j’ai cru que le vin était tourné.
 
Morel, l’œil fixe, un peu hagard, écoutait les questions de Rodolphe et les réponses de Louise sans paraître comprendre leur portée.
 
– Avant de vous endormir sur votre chaise, n’avez-vous pas senti votre tête pesante, vos jambes alourdies ?
 
– Oui, monsieur ; les tempes me battaient, j’avais un léger frisson, j’étais mal à mon aise.
 
– Oh ! le misérable ! le misérable ! s’écria Rodolphe. Savez-vous, Morel, ce que cet homme a fait boire à votre fille ?
 
L’artisan regarda Rodolphe sans lui répondre.
 
– La femme de charge, sa complice, avait mêlé dans le breuvage de Louise un soporifique, de l’opium, sans doute ; les forces, la pensée de votre fille, ont été paralysées pendant quelques heures ; en sortant de ce sommeil léthargique, elle était déshonorée !…
 
– Ah ! maintenant, s’écria Louise, mon malheur s’explique. Vous le voyez, mon père, je suis moins coupable que je ne le paraissais. Mon père, mon père, réponds-moi donc !
 
Le regard du lapidaire était d’une effrayante fixité.
 
Une si horrible perversité ne pouvait entrer dans l’esprit de cet homme naïf et honnête. Il comprenait à peine cette affreuse révélation.
 
Et puis, faut-il le dire, depuis quelques moments sa raison lui échappait ; par instants ses idées s’obscurcissaient ; alors il tombait dans ce néant de la pensée qui est à l’intelligence ce que la nuit est à la vue… formidable symptôme de l’aliénation mentale.
 
Pourtant Morel reprit d’une voix sourde, brève et précipitée :
 
– Oh ! oui, c’est bien mal, bien mal, très-mal.
 
Et il retomba dans son apathie.
 
Rodolphe le regarda avec anxiété, il crut que l’énergie de l’indignation commençait à s’épuiser chez ce malheureux, de même qu’à la suite de violents chagrins souvent les larmes manquent.
 
Voulant terminer le plus tôt possible ce triste entretien, Rodolphe dit à Louise :
 
– Courage, mon enfant, achevez de nous dévoiler ce tissu d’horreurs.
 
– Hélas ! monsieur, ce que vous avez entendu n’est rien encore. En voyant M. Ferrand auprès de moi, je jetai un cri de frayeur. Je voulus fuir, il me retint de force ; je me sentais encore si faible, si appesantie, sans doute, à cause de ce breuvage dont vous m’avez parlé, que je ne pus m’échapper de ses mains. « Pourquoi te sauver maintenant ? me dit M. Ferrand d’un air étonné qui me confondit. Quel est ton caprice ? Ne suis-je pas là de ton consentement ? – Ah ! monsieur, c’est indigne, m’écriai-je ; vous avez abusé de mon sommeil, pour me perdre ! Mon père le saura. » Mon maître éclata de rire : « J’ai abusé, de ton sommeil, moi ! mais tu plaisantes ? À qui feras-tu croire ce mensonge ? Il est quatre heures du matin. Je suis ici depuis dix heures ; tu aurais dormi bien longtemps et bien opiniâtrement. Avoue donc plutôt que je n’ai fait que profiter de ta bonne volonté. Allons, ne sois pas ainsi capricieuse, ou nous nous fâcherons. Ton père est en mon pouvoir ; tu n’as plus de raisons maintenant pour me repousser ; sois soumise et nous serons bons amis : sinon, prends garde. – Je dirai tout à mon père ! m’écriai-je ; il saura me venger. Il y a une justice. » M. Ferrand me regarda avec surprise : « Mais tu es donc décidément folle ? Et que diras-tu à ton père ? Qu’il t’a convenu de me recevoir ici ? Libre à toi… tu verras comme il t’accueillera. – Mon Dieu ! mais cela n’est pas vrai. Vous savez bien que vous êtes ici malgré moi. – Malgré toi ? Tu aurais l’effronterie de soutenir ce mensonge, de parler de violences ! Veux-tu une preuve de ta fausseté ? J’avais ordonné à Germain, mon caissier, de revenir hier soir, à dix heures, terminer un travail pressé ; il a travaillé jusqu’à une heure du matin dans une chambre au-dessous de celle-ci. N’aurait-il pas entendu tes cris, le bruit d’une lutte pareille à celle que j’ai soutenue en bas contre toi, méchante, quand tu n’étais pas aussi raisonnable qu’aujourd’hui ? Eh bien ! interroge demain Germain, il affirmera ce qui est : que cette nuit tout a été parfaitement tranquille dans la maison. »
 
– Oh ! toutes les précautions étaient prises pour assurer son impunité, dit Rodolphe.
 
– Oui, monsieur, car j’étais atterrée. À tout ce que me disait M. Ferrand, je ne trouvais rien à répondre. Ignorant quel breuvage il m’avait fait prendre, je ne m’expliquais pas à moi-même la persistance de mon sommeil. Les apparences étaient contre moi. Si je me plaignais, tout le monde m’accuserait ; cela devait être, puisque pour moi-même cette nuit affreuse était un mystère impénétrable.