Les Mystères de Paris

| 6.02 - La mère et le fils

 

 

 

II

La mère et le fils


Ignorant les mauvais desseins de sa famille, Martial entra lentement dans la cuisine.
 
Quelques mots de la Louve, dans son entretien avec Fleur-de-Marie, ont déjà fait connaître la singulière existence de cet homme.
 
Doué de bons instincts naturels, incapable d’une action positivement basse ou méchante. Martial n’en menait pas moins une conduite peu régulière. Il pêchait en fraude, et sa force, son audace, inspiraient assez de crainte aux gardes-pêche pour qu’ils fermassent les yeux sur son braconnage de rivière.
 
À cette industrie déjà très-peu légale, Martial en joignait une autre fort illicite.
 
Bravo redouté, il se chargeait volontiers, plus encore par excès de courage, par crânerie, que par cupidité, de venger, dans des rencontres de pugilat ou de bâton, les victimes d’adversaires d’une force trop inégale ; il faut dire que Martial choisissait d’ailleurs avec assez de droiture les causes qu’il plaidait à coups de poing ; généralement il prenait le parti du faible contre le fort.
 
L’amant de la Louve ressemblait beaucoup à François et à Amandine ; il était de taille moyenne, mais robuste, large d’épaules ; ses épais cheveux roux, coupés en brosse, formaient cinq pointes sur son front bien ouvert ; sa barbe épaisse, drue et courte, ses joues larges, son nez saillant carrément accusé, ses yeux bleus et hardis, donnaient à ce mâle visage une expression singulièrement résolue.
 
Il était coiffé d’un vieux chapeau ciré ; malgré le froid, il ne portait qu’une mauvaise blouse bleue par-dessus sa veste et son pantalon de gros velours de coton tout usé. Il tenait à la main un énorme bâton noueux, qu’il déposa près de lui sur le buffet…
 
Un gros chien basset, à jambes torses, au pelage noir marqué de feux très-vifs, était entré avec Martial ; mais il restait auprès de la porte, n’osant s’approcher ni du feu, ni des convives déjà attablés, l’expérience ayant prouvé au vieux Miraut (c’était le nom du basset, ancien compagnon de braconnage de Martial) qu’il était, ainsi que son maître, très-peu sympathique à la famille.
 
– Où sont donc les enfants ?
 
Tels furent les premiers mots de Martial lorsqu’il s’assit à table.
 
– Ils sont où ils sont, répondit aigrement Calebasse.
 
– Où sont les enfants, ma mère ? reprit Martial sans s’inquiéter de la réponse de sa sœur.
 
– Ils sont couchés, reprit sèchement la veuve.
 
– Est-ce qu’ils n’ont pas soupé, ma mère ?
 
– Qu’est-ce que ça te fait, à toi ? s’écria brutalement Nicolas, après avoir bu un grand verre de vin pour augmenter son audace ; car le caractère et la force de son frère lui imposaient beaucoup.
 
Martial, aussi indifférent aux attaques de Nicolas qu’à celles de Calebasse, dit de nouveau à sa mère :
 
– Je suis fâché que les enfants soient déjà couchés.
 
– Tant pis…, répondit la veuve.
 
– Oui, tant pis !… car j’aime à les avoir à côté de moi quand je soupe.
 
– Et nous, comme ils nous embêtent, nous les avons renvoyés, s’écria Nicolas. Si ça ne te plaît pas, va-t’en les retrouver !
 
Martial, surpris, regarda fixement son frère.
 
Puis, comme s’il eût réfléchi à la vanité d’une querelle, il haussa les épaules, coupa un morceau de pain et se servit une tranche de viande.
 
Le basset s’était approché de Nicolas, quoiqu’à distance très-respectueuse ; le bandit, irrité de la dédaigneuse insouciance de son frère, et espérant lui faire perdre patience en frappant son chien, donna un furieux coup de pied à Miraut, qui poussa des cris lamentables.
 
Martial devint pourpre, serra dans ses mains contractées le couteau qu’il tenait et frappa violemment sur la table ; mais, se contenant encore, il appela son chien et lui dit doucement :
 
– Ici, Miraut.
 
Le basset vint se coucher aux pieds de son maître.
 
Cette modération contrariait les projets de Nicolas ; il voulait pousser son frère à bout pour amener un éclat.
 
Il ajouta donc :
 
– Je n’aime pas les chiens, moi… je ne veux pas que ton chien reste ici.
 
Pour toute réponse, Martial se versa un verre de vin et but lentement.
 
Échangeant un coup d’œil rapide avec Nicolas, la veuve l’encouragea d’un signe à continuer ses hostilités contre Martial, espérant, nous l’avons dit, qu’une violente querelle amènerait une rupture et une séparation complète.
 
Nicolas alla prendre la baguette de saule dont s’était servie la veuve pour battre François, et, s’avançant vers le basset, il le frappa rudement en disant :
 
– Hors d’ici, hé, Miraut !
 
Jusqu’alors Nicolas s’était souvent montré sournoisement agressif envers Martial ; mais jamais il n’avait osé le provoquer avec tant d’audace et de persistance.
 
L’amant de la Louve, pensant qu’on voulait le pousser à bout, dans quelque but caché, redoubla de modération.
 
Au cri de son chien battu par Nicolas, Martial se leva, ouvrit la porte de la cuisine, mit le basset dehors et revint continuer son souper.
 
Cette incroyable patience, si peu en harmonie avec le caractère ordinairement emporté de Martial, confondit ses agresseurs… Ils se regardèrent profondément surpris.
 
Lui, paraissant complètement étranger à ce qui se passait, mangeait glorieusement et gardait un profond silence.
 
– Calebasse, ôte le vin, dit la veuve à sa fille.
 
Celle-ci se hâtait d’obéir, lorsque Martial dit :
 
– Attends… je n’ai pas fini de souper…
 
– Tant pis ! dit la veuve en enlevant elle-même la bouteille.
 
– Ah !… c’est différent !… reprit l’amant de la Louve.
 
Et, se versant un grand verre d’eau, il le but, fit claquer sa langue contre son palais et dit :
 
– Voilà de fameuse eau !
 
Cet imperturbable sang-froid irritait la colère haineuse de Nicolas, déjà très-exalté par de nombreuses libations ; néanmoins il reculait encore devant une attaque directe, connaissant la force peu commune de son frère ; tout à coup il s’écria, ravi de son inspiration :
 
– Tu as bien fait de céder pour ton basset, Martial ; c’est une bonne habitude à prendre ; car il faut t’attendre à nous voir chasser ta maîtresse à coups de pied, comme nous avons chassé ton chien.
 
– Oh ! oui… car si la Louve avait le malheur de venir dans l’île, en sortant de prison, dit Calebasse, qui comprit l’intention de Nicolas, c’est moi qui la souffletterais drôlement !
 
– Et moi je lui ferais faire un plongeon dans la vase, près la baraque du bout de l’île, ajouta Nicolas. Et si elle en ressortait, je la renfoncerais dedans à coups de soulier… la carne…
 
Cette insulte adressée à la Louve, qu’il aimait avec une passion sauvage, triompha des pacifiques résolutions de Martial ; il fronça ses sourcils, le sang lui monta au visage, les veines de son front se gonflèrent et se tendirent comme des cordes ; néanmoins il eut assez d’empire pour dire à Nicolas d’une voix légèrement altérée par une colère contenue :
 
– Prends garde à toi… tu cherches une querelle, et tu trouveras une tournée que tu ne cherches pas.
 
– Une tournée… à moi ?
 
– Oui… meilleure que la dernière.
 
– Comment, Nicolas ! dit Calebasse avec un étonnement sardonique, Martial t’a battu… Dites donc, ma mère, entendez-vous ?… Ça ne m’étonne plus, que Nicolas ait si peur de lui.
 
– Il m’a battu… parce qu’il m’a pris en traître, s’écria Nicolas devenant blême de fureur.
 
– Tu mens ; tu m’avais attaqué en sournois, je t’ai crossé et j’ai eu pitié de toi ; mais si tu t’avises encore de parler de ma maîtresse… entends-tu bien, de ma maîtresse… cette fois-ci pas de grâce… tu porteras longtemps mes marques.
 
– Et si j’en veux parler, moi, de la Louve, dit Calebasse…
 
– Je te donnerai une paire de calottes pour t’avertir, et si tu recommences… je recommencerai à t’avertir.
 
– Et si j’en parle, moi ? dit lentement la veuve.
 
– Vous ?
 
– Oui… moi.
 
– Vous ? dit Martial en faisant un violent effort sur lui-même, vous ?
 
– Tu me battras aussi ? N’est-ce pas ?
 
– Non, mais si vous me parlez de la Louve, je rosserai Nicolas ; maintenant, allez… ça vous regarde… et lui aussi…
 
– Toi, s’écria le bandit furieux en levant son dangereux couteau catalan, tu me rosseras ! ! !
 
– Nicolas… pas de couteau ! s’écria la veuve en se levant promptement pour saisir le bras de son fils ; mais celui-ci, ivre de vin et de colère, se leva, repoussa rudement sa mère et se précipita sur son frère.
 
Martial se recula vivement, saisit le gros bâton noueux qu’il avait en entrant déposé sur le buffet et se mit sur la défensive.
 
– Nicolas, pas de couteau ! répéta la veuve.
 
– Laissez-le donc faire ! cria Calebasse en s’armant de la hachette du ravageur.
 
Nicolas, brandissant toujours son formidable couteau, épiait le moment de se jeter sur son frère.
 
– Je te dis, s’écria-t-il, que toi et ta canaille de Louve je vous crèverai tous les deux, et je commence… À moi, ma mère !… À moi, Calebasse !… Refroidissons-le, il y a trop longtemps qu’il dure !
 
Et, croyant le moment favorable à son attaque, le brigand s’élança sur son frère le couteau levé.
 
Martial, bâtonniste expert, fit une brusque retraite de corps, leva son bâton, qui, rapide comme la foudre, décrivit en sifflant un huit de chiffre et retomba si pesamment sur l’avant-bras droit de Nicolas que celui-ci, frappé d’un engourdissement subit, douloureux, laissa échapper son couteau.
 
– Brigand… tu m’as cassé le bras ! s’écria-t-il en saisissant de sa main gauche son bras droit, qui pendait inerte à son côté.
 
– Non, j’ai senti mon bâton rebondir…, répondit Martial en envoyant d’un coup de pied le couteau sous le buffet.
 
Puis, profitant de la souffrance qu’éprouvait Nicolas, il le prit au collet, le poussa rudement en arrière, jusqu’à la porte du petit caveau dont nous avons parlé, l’ouvrit d’une main, de l’autre y jeta et y enferma son frère, encore tout étourdi de cette brusque attaque.
 
Revenant ensuite aux deux femmes, il saisit Calebasse par les épaules et, malgré sa résistance, ses cris et un coup de hachette qui le blessa légèrement à la main, il l’enferma dans la salle basse du cabaret qui communiquait à la cuisine.
 
Alors, s’adressant à la veuve, encore stupéfaite de cette manœuvre aussi habile qu’inattendue, Martial lui dit froidement :
 
– Maintenant, ma mère… à nous deux…
 
– Eh bien !… oui… à nous deux…, s’écria la veuve ; et sa figure impassible s’anima, son teint blafard se colora, un feu sombre illumina sa prunelle jusqu’alors éteinte ; la colère, la haine, donnèrent à ses traits un caractère terrible. Oui… à nous deux !… reprit-elle d’une voix menaçante ; j’attendais ce moment, tu vas savoir à la fin ce que j’ai sur le cœur.
 
– Et moi aussi, je vais vous dire ce que j’ai sur le cœur.
 
– Tu vivrais cent ans, vois-tu, que tu te souviendrais de cette nuit…
 
– Je m’en souviendrai !… Mon frère et ma sœur ont voulu m’assassiner, vous n’avez rien fait pour les en empêcher… Mais voyons… parlez… qu’avez-vous contre moi ?
 
– Ce que j’ai ?…
 
– Oui…
 
– Depuis la mort de ton père… tu n’as fait que des lâchetés !
 
– Moi ?
 
– Oui, lâche !… Au lieu de rester avec nous pour nous soutenir, tu t’es sauvé à Rambouillet, braconner dans les bois avec ce colporteur de gibier que tu avais connu à Bercy.
 
– Si j’étais resté ici, maintenant je serais aux galères comme Ambroise, ou près d’y aller comme Nicolas : je n’ai pas voulu être voleur comme vous autres… de là votre haine.
 
– Et quel métier fais-tu ? Tu volais du gibier, tu voles du poisson ; vol sans danger, vol de lâche !…
 
– Le poisson, comme le gibier, n’appartient à personne ; aujourd’hui chez l’un, demain chez l’autre, il est à qui sait le prendre… Je ne vole pas… Quant à être lâche…
 
– Tu bats pour de l’argent des hommes plus faibles que toi !
 
– Parce qu’ils avaient battu plus faible qu’eux.
 
– Métier de lâche !… Métier de lâche !…
 
– Il y en a de plus honnêtes, c’est vrai ; ce n’est pas à vous à me le dire !
 
– Pourquoi ne les as-tu pas pris alors, ces métiers honnêtes, au lieu de venir ici fainéantiser et vivre à mes crochets ?
 
– Je vous donne le poisson que je prends et l’argent que j’ai !… Ça n’est pas beaucoup, mais c’est assez… je ne vous coûte rien… J’ai essayé d’être serrurier pour gagner plus… mais quand depuis son enfance on a vagabondé sur la rivière et dans les bois, on ne peut pas s’attacher ailleurs ; c’est fini… on en a pour sa vie… Et puis…, ajouta Martial d’un air sombre, j’ai toujours mieux aimé vivre seul sur l’eau ou dans une forêt… là personne ne me questionne. Au lieu qu’ailleurs, qu’on me parle de mon père, faut-il pas que je réponde… guillotiné ! de mon frère… galérien ! de ma sœur… voleuse !
 
– Et de ta mère, qu’en dis-tu ?
 
– Je dis…
 
– Quoi ?
 
– Je dis qu’elle est morte…
 
– Et tu fais bien ; c’est tout comme… Je te renie, lâche ! Ton frère est au bagne ! Ton grand-père et ton père ont bravement fini sur l’échafaud en narguant le prêtre et le bourreau ! Au lieu de les venger, tu trembles !…
 
– Les venger ?
 
– Oui, te montrer vrai Martial, cracher sur le couteau de Charlot et sur la casaque rouge, et finir comme père et mère, frère et sœur…
 
Si habitué qu’il fût aux exaltations féroces de sa mère, Martial ne put s’empêcher de frissonner.
 
La physionomie de la veuve du supplicié, en prononçant ces derniers mots, était épouvantable.
 
Elle reprit avec une fureur croissante :
 
– Oh ! lâche, encore plus crétin que lâche ! Tu veux être honnête ! ! ! Honnête ? Est-ce que tu ne seras pas toujours méprisé, rebuté, comme fils d’assassin, frère de galérien ! Mais toi, au lieu de te mettre la vengeance et la rage au ventre, ça t’y met la peur ! Au lieu de mordre tu te sauves : quand ils ont eu guillotiné ton père… tu nous as quittés… lâche ! Et tu savais que nous ne pouvions pas sortir de l’île pour aller au bourg sans qu’on hurle après nous, en nous poursuivant à coups de pierres comme des chiens enragés… Oh ! on nous payera ça, vois-tu ! on nous payera ça ! ! !
 
– Un homme, dix hommes ne me font pas peur ; mais être hué par tout le monde comme fils et frère de condamné… eh bien ! non ! je n’ai pas pu… j’ai mieux aimé m’en aller dans les bois braconner avec Pierre, le vendeur de gibier.
 
– Fallait y rester… dans tes bois.
 
– Je suis revenu à cause de mon affaire avec un garde, et surtout à cause des enfants… parce qu’ils étaient en âge de tourner à mal par l’exemple.
 
– Qu’est-ce que ça te fait ?
 
– Ça me fait que je ne veux pas qu’ils deviennent des gueux comme Ambroise, Nicolas et Calebasse…
 
– Pas possible !
 
– Et seuls, avec vous tous, ils n’y auraient pas manqué. Je m’étais mis en apprentissage pour tâcher de gagner de quoi les prendre avec moi, ces enfants, et quitter l’île… mais à Paris, tout se sait… c’était toujours fils de guillotiné… frère de forçat… j’avais des batteries tous les jours… ça m’a lassé…
 
– Et ça ne t’a pas lassé d’être honnête… ça te réussissait si bien !… Au lieu d’avoir le cœur de revenir avec nous, pour faire comme nous… comme feront les enfants… malgré toi… oui, malgré toi… Tu crois les enjôler avec ton prêche… mais nous sommes là… François est déjà à nous… à peu près… une occasion, et il sera de la bande…
 
– Je vous dis que non…
 
– Tu verras que si… je m’y connais… Au fond il a du vice ; mais tu le gênes… Quant à Amandine, une fois qu’elle aura quinze ans, elle ira toute seule… Ah ! on nous a jeté des pierres ! Ah ! on nous a poursuivis comme des chiens enragés !… On verra ce que c’est que notre famille… excepté toi, lâche, car il n’y a ici que toi qui nous fasses honte[1] !
 
– C’est dommage…
 
– Et comme tu te gâterais avec nous… demain tu sortiras d’ici pour n’y jamais rentrer…
 
Martial regarda sa mère avec surprise ; après un moment de silence, il lui dit :
 
– Vous m’avez cherché querelle à souper pour en arriver là ?
 
– Oui, pour te montrer ce qui t’attend si tu voulais rester ici malgré nous : un enfer… entends-tu ?… Un enfer !… Chaque jour une querelle, des coups, des rixes ; et nous ne serons pas seuls comme ce soir : nous aurons des amis qui nous aideront… tu n’y tiendras pas huit jours…
 
– Vous croyez me faire peur ?
 
– Je ne te dis que ce qui t’arrivera…
 
– Ça m’est égal… je reste…
 
– Tu resteras ici ?
 
– Oui.
 
– Malgré nous ?
 
– Malgré vous, malgré Calebasse, malgré Nicolas, malgré tous les gueux de sa trempe !
 
– Tiens… tu me fais rire.
 
Dans la bouche de cette femme à figure sinistre et féroce, ces mots étaient horribles.
 
– Je vous dis que je resterai ici jusqu’à ce que je trouve le moyen de gagner ma vie ailleurs avec les enfants : seul, je ne serais pas embarrassé, je retournerais dans les bois ; mais à cause d’eux, il me faudra plus de temps… pour rencontrer ce que je cherche… En attendant, je reste.
 
– Ah ! tu restes… jusqu’au moment où tu emmèneras les enfants ?
 
– Comme vous dites !
 
– Emmener les enfants ?
 
– Quand je leur dirai : « Venez », ils viendront… et en courant, je vous en réponds.
 
La veuve haussa les épaules et reprit :
 
– Écoute : je t’ai dit tout à l’heure que, quand bien même tu vivrais cent ans, tu te rappellerais cette nuit ; je vais t’expliquer pourquoi ; mais avant, es-tu bien décidé à ne pas t’en aller d’ici ?
 
– Oui ! Oui ! Mille fois oui !
 
– Tout à l’heure, tu diras non ! Mille fois non ! Écoute-moi bien… Sais-tu quel métier fait ton frère ?
 
– Je m’en doute, mais je ne veux pas le savoir…
 
– Tu le sauras… il vole…
 
– Tant pis pour lui.
 
– Et pour toi…
 
– Pour moi ?
 
– Il vole la nuit avec effraction, cas de galères ; nous recélons ses vols ; qu’on le découvre, nous sommes condamnés à la même peine que lui comme receleurs, et toi aussi ; on rafle la famille, et les enfants seront sur le pavé, où ils apprendront l’état de ton père et de ton grand-père aussi bien qu’ici.
 
– Moi, arrêté comme receleur, comme votre complice ! Sur quelle preuve ?
 
– On ne sait pas comment tu vis : tu vagabondes sur l’eau, tu as la réputation d’un mauvais homme, tu habites avec nous ; à qui feras-tu croire que tu ignores nos vols et nos recels ?
 
– Je prouverai que non.
 
– Nous te chargerons comme notre complice.
 
– Me charger ! Pourquoi ?
 
– Pour te récompenser d’avoir voulu rester ici malgré nous.
 
– Tout à l’heure vous vouliez me faire peur d’une façon, maintenant c’est d’une autre ; ça ne prend pas, je prouverai que je n’ai jamais volé. Je reste.
 
– Ah tu restes ! Écoute donc encore. Te rappelles-tu, l’an dernier, ce qui s’est passé ici pendant la nuit de Noël ?
 
– La nuit de Noël ? dit Martial en cherchant à rassembler ses souvenirs.
 
– Cherche bien… cherche bien…
 
– Je ne me rappelle pas…
 
– Tu ne te rappelles pas que Bras-Rouge a amené ici, le soir, un homme bien mis, qui avait besoin de se cacher ?…
 
– Oui, maintenant je me souviens ; je suis monté me coucher, et je l’ai laissé souper avec vous… Il a passé la nuit dans la maison ; avant le jour, Nicolas l’a conduit à Saint-Ouen…
 
– Tu es sûr que Nicolas l’a conduit à Saint-Ouen ?
 
– Vous me l’avez dit le lendemain matin.
 
– La nuit de Noël, tu étais donc ici ?
 
– Oui… eh bien ?
 
– Cette nuit-là… cet homme, qui avait beaucoup d’argent sur lui, a été assassiné dans cette maison.
 
– Lui !… Ici ?…
 
– Et volé… et enterré dans le petit bûcher.
 
– Cela n’est pas vrai, s’écria Martial devenant pâle de terreur, et ne voulant pas croire à ce nouveau crime des siens. Vous voulez m’effrayer. Encore une fois, ça n’est pas vrai !
 
– Demande à ton protégé François ce qu’il a vu ce matin dans le bûcher !
 
– François ! Et qu’a-t-il vu ?
 
– Un des pieds de l’homme qui sortait de terre… Prends la lanterne, vas-y, tu t’en assureras.
 
– Non, dit Martial en essuyant son front baigné d’une sueur froide, non je ne vous crois pas… Vous dites cela pour…
 
– Pour te prouver que, si tu demeures ici malgré nous, tu risques à chaque instant d’être arrêté comme complice de vol et de meurtre ; tu étais ici la nuit de Noël ; nous dirons que tu nous as aidés à faire le coup. Comment prouveras-tu le contraire ?
 
– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Martial en cachant sa figure dans ses mains.
 
– Maintenant t’en iras-tu ? dit la veuve avec un sourire sardonique.
 
Martial était atterré : il ne doutait malheureusement pas de ce que venait de lui dire sa mère ; la vie vagabonde qu’il menait, sa cohabitation avec une famille si criminelle devaient en effet faire peser sur lui de terribles soupçons, et ces soupçons pouvaient se changer en certitude aux yeux de la justice, si sa mère, son frère, sa sœur, le désignaient comme leur complice.
 
La veuve jouissait de l’abattement de son fils.
 
– Tu as un moyen de sortir d’embarras : dénonce-nous !
 
– Je le devrais… mais je ne le ferai pas… vous le savez bien.
 
– C’est pour cela que j’ai tout dit… Maintenant t’en iras-tu ?
 
Martial voulut tenter d’attendrir cette mégère ; d’une voix moins rude il lui dit :
 
– Ma mère, je ne vous crois pas capable de ce meurtre…
 
– Comme tu voudras, mais va-t’en…
 
– Je m’en irai à une condition.
 
– Pas de condition !
 
– Vous mettrez les enfants en apprentissage… loin d’ici… en province…
 
– Ils resteront ici…
 
– Voyons, ma mère, quand vous les aurez rendus semblables à Nicolas, à Calebasse, à Ambroise, à mon père… à quoi ça vous servira-t-il ?
 
– À faire de bons coups avec leur aide… Nous ne sommes pas déjà de trop… Calebasse reste ici avec moi pour tenir le cabaret. Nicolas est seul : une fois dressés, François et Amandine l’aideront ; on leur a aussi jeté des pierres, à eux, tout petits… faut qu’ils se vengent !…
 
– Ma mère, vous aimez Calebasse et Nicolas, n’est-ce pas ?
 
– Après ?
 
– Que les enfants les imitent… que vos crimes et les leurs se découvrent…
 
– Après ?
 
– Ils vont à l’échafaud, comme mon père.
 
– Après, après ?
 
– Et leur sort ne vous fait pas trembler !
 
– Leur sort sera le mien, ni meilleur ni pire… Je vole, ils volent ; je tue, ils tuent ; qui prendra la mère prendra les petits… Nous ne nous quitterons pas. Si nos têtes tombent, elles tomberont dans le même panier… où elles se diront adieu ! Nous ne reculerons pas ; il n’y a que toi de lâche dans la famille, nous te chassons… va-t’en !
 
– Mais les enfants ! Les enfants !
 
– Les enfants deviendront grands ; je te dis que sans toi ils seraient déjà formés. François est presque prêt ; quand tu seras parti, Amandine rattrapera le temps perdu…
 
– Ma mère, je vous en supplie, consentez à envoyer les enfants en apprentissage loin d’ici.
 
– Combien de fois faut-il te dire qu’ils y sont en apprentissage, ici ?
 
La veuve du supplicié articula ces derniers mots d’une manière si inexorable que Martial perdit tout espoir d’amollir cette âme de bronze.
 
– Puisque c’est ainsi, reprit-il d’un ton bref et résolu, écoutez-moi bien à votre tour, ma mère… Je reste.
 
– Ah ! ah !
 
– Pas dans cette maison… je serais assassiné par Nicolas ou empoisonné par Calebasse ; mais, comme je n’ai pas de quoi me loger ailleurs, moi et les enfants, nous habiterons la baraque au bout de l’île ; la porte est solide, je la renforcerai encore… Une fois là, bien barricadé, avec mon fusil, mon bâton et mon chien, je ne crains personne. Demain matin j’emmènerai les enfants ; le jour, ils viendront avec moi, soit dans mon bateau, soit dehors ; la nuit, ils coucheront près de moi, dans la cabane ; nous vivrons de ma pêche ; ça durera jusqu’à ce que j’aie trouvé à les placer, et je trouverai…
 
– Ah ! c’est ainsi !
 
– Ni vous, ni mon frère, ni Calebasse ne pouvez empêcher que ça soit, n’est-ce pas !… Si on découvre vos vols ou votre assassinat durant mon séjour dans l’île… tant pis, j’en cours la chance ! J’expliquerai que je suis revenu, que je suis resté à cause des enfants, pour les empêcher de devenir des gueux… On jugera… Mais que le tonnerre m’écrase si je quitte l’île, et si les enfants restent un jour de plus dans cette maison… Oui, et je vous défie, vous et les vôtres, de me chasser de l’île !
 
La veuve connaissait la résolution de Martial ; les enfants aimaient leur frère aîné autant qu’ils la redoutaient ; ils le suivraient donc sans hésiter lorsqu’il le voudrait. Quant à lui, bien armé, bien résolu, toujours sur ses gardes, dans son bateau pendant le jour, retranché et barricadé dans la cabane de l’île pendant la nuit, il n’avait rien à redouter des mauvais desseins de sa famille.
 
Le projet de Martial pouvait donc de tout point se réaliser… Mais la veuve avait beaucoup de raisons pour en empêcher l’exécution.
 
D’abord, ainsi que les honnêtes artisans considèrent quelquefois le nombre de leurs enfants comme une richesse, en raison des services qu’ils en retirent, la veuve comptait sur Amandine et sur François pour l’assister dans ses crimes.
 
Puis, ce qu’elle avait dit de son désir de venger son mari et son fils était vrai. Certains êtres, nourris, vieillis, durcis dans le crime, entrent en révolte ouverte ; en guerre acharnée contre la société, et croient par de nouveaux crimes se venger de la juste punition qui a frappé eux ou les leurs.
 
Puis enfin les sinistres desseins de Nicolas contre Fleur-de-Marie, et plus tard contre la courtière, pouvaient être contrariés par la présence de Martial. La veuve avait espéré amener une séparation immédiate entre elle et Martial, soit en lui suscitant la querelle de Nicolas, soit en lui révélant que, s’il s’obstinait à rester dans l’île, il risquait de passer pour complice de plusieurs crimes.
 
Aussi rusée que pénétrante, la veuve, s’apercevant qu’elle s’était trompée, sentit qu’il fallait recourir à la perfidie pour faire tomber son fils dans un piège sanglant… Elle reprit donc, après un assez long silence, avec une amertume affectée :
 
– Je vois ton plan : tu ne veux pas nous dénoncer toi-même, tu veux nous faire dénoncer par les enfants.
 
– Moi !
 
– Ils savent maintenant qu’il y a un homme enterré ici ; ils savent que Nicolas a volé… Une fois en apprentissage, ils parleraient, on nous prendrait, et nous y passerions tous… toi comme nous : voilà ce qui arriverait si je t’écoutais, si je te laissais chercher à placer les enfants ailleurs… Et pourtant tu dis que tu ne nous veux pas de mal !… Je ne te demande pas de m’aimer ; mais ne hâte pas le moment où nous serons pris.
 
Le ton radouci de la veuve fit croire à Martial que ses menaces avaient produit sur elle un effet salutaire ; il donna dans un piège affreux.
 
– Je connais les enfants, reprit-il, je suis sûr qu’en leur recommandant de ne rien dire, ils ne diraient rien… D’ailleurs, d’une façon ou d’une autre, je serais toujours avec eux et je répondrais de leur silence.
 
– Est-ce qu’on peut répondre des paroles d’un enfant… à Paris surtout, où l’on est si curieux et si bavard !… C’est autant pour qu’ils puissent nous aider à faire nos coups que pour qu’ils ne puissent pas nous vendre, que je veux les garder ici.
 
– Est-ce qu’ils ne vont pas quelquefois au bourg et à Paris ? Qui les empêcherait de parler… s’ils ont à parler ? S’ils étaient loin d’ici, à la bonne heure ! Ce qu’ils pourraient dire n’aurait aucun danger…
 
– Loin d’ici ? Et où ça ? dit la veuve en regardant fixement son fils.
 
– Laissez-moi les emmener… peu vous importe…
 
– Comment vivras-tu, et eux aussi ?
 
– Mon ancien bourgeois, serrurier, est brave homme ; je lui dirai ce qu’il faudra lui dire, et peut-être qu’il me prêtera quelque chose à cause des enfants ; avec ça j’irai les mettre en apprentissage loin d’ici. Nous partons dans deux jours, et vous n’entendrez plus parler de nous…
 
– Non, au fait… je veux qu’ils restent avec moi, je serai plus sûre d’eux.
 
– Alors je m’établis demain à la baraque de l’île, en attendant mieux… J’ai une tête aussi, vous le savez ?…
 
– Oui, je le sais… Oh ! que je te voudrais voir loin d’ici !… Pourquoi n’es-tu pas resté dans tes bois ?
 
– Je vous offre de vous débarrasser de moi et des enfants…
 
– Tu laisseras donc ici la Louve, que tu aimes tant ?… dit tout à coup la veuve.
 
– Ça me regarde : je sais ce que j’ai à faire, j’ai mon idée…
 
– Si je te les laissais emmener, toi, Amandine et François, vous ne remettriez jamais les pieds à Paris ?
 
– Avant trois jours nous serions partis et comme morts pour vous.
 
– J’aime encore mieux cela que de t’avoir ici et d’être toujours à me défier d’eux… Allons, puisqu’il faut s’y résigner, emmène-les… et allez-vous-en tous le plus tôt possible… que je ne vous revoie jamais !…
 
– C’est dit !…
 
– C’est dit. Rends-moi la clef du caveau, que j’ouvre à Nicolas.
 
– Non, il y cuvera son vin ; je vous rendrai la clef demain matin.
 
– Et Calebasse ?
 
– C’est différent ; ouvrez-lui quand je serai monté ; elle me répugne à voir.
 
– Va… que l’enfer te confonde !
 
– C’est votre bonsoir, ma mère ?
 
– Oui…
 
– Ça sera le dernier, heureusement, dit Martial.
 
– Le dernier, reprit la veuve.
 
Son fils alluma une chandelle, puis il ouvrit la porte de la cuisine, siffla son chien, qui accourut tout joyeux du dehors, et suivit son maître à l’étage supérieur de la maison.
 
– Va, ton compte est bon ! murmura la mère en montrant le poing à son fils, qui venait de monter l’escalier ; c’est toi qui l’auras voulu.
 
Puis, aidée de Calebasse, qui alla chercher un paquet de fausses clefs, la veuve crocheta le caveau où se trouvait Nicolas et remit celui-ci en liberté.
 


[1] Ces effroyables enseignements ne sont malheureusement pas exagérés. Voici ce que nous lisons dans l’excellent rapport de M. de Bretignères sur la colonie pénitentiaire de Mettray (séance du 12 mars 1842) : « L’état civil de nos colons est important à constater : parmi eux nous comptons : 32 enfants naturels, 34 dont les père et mère sont remariés, 51 dont les parents sont en prison, 124 dont les parents n’ont pas été l’objet de poursuites de la justice, mais sont plongés dans la plus profonde misère. Ces chiffres sont éloquents et grands d’enseignements ; ils permettent de remonter des effets aux causes et donnent l’espoir d’arrêter les progrès d’un mal dont l’origine est ainsi constatée. « Le nombre des parents criminels fait apprécier l’éducation qu’ont dû recevoir les enfants sous la tutelle de semblables guides. Instruits au mal par leurs pères, les fils ont failli sous leurs ordres et ont cru bien faire en suivant leur exemple. Atteints par la justice, ils se résignent à partager dans la prison le destin de leur famille ; ils n’y apportent que l’émulation du vice, et il faut vraiment qu’une lueur de la grâce divine existe encore au fond de ces rudes et grossières natures pour que tous germes honnêtes ne soient pas éteints. »