Les Mystères de Paris

| 7.15 - La Force

 

 

 

XV

La Force


… Erreur inexplicable ! erreur injuste ! erreur cruelle !
 
WOLFGANG, livre II
 
 
Peut-être nous accusera-t-on, à propos de l’extension donnée aux scènes suivantes, de porter atteinte à l’unité de notre fable par quelques tableaux épisodiques ; il nous semble que dans ce moment surtout, où d’importantes questions pénitentiaires, questions qui touchent au vif de l’état social, sont à la veille d’être, sinon résolues (nos législateurs s’en garderont bien), du moins discutées, il nous semble que l’intérieur d’une prison, effrayant pandémonium, lugubre thermomètre de la civilisation, serait une étude opportune.
 
En un mot, les physionomies variées des détenus de toutes classes, les relations de famille ou d’affection qui les rattachent encore au monde dont les murs de la prison les séparent, nous ont paru dignes d’intérêt.
 
On nous excusera donc d’avoir groupé autour de plusieurs prisonniers, personnages connus de cette histoire, d’autres figures secondaires, destinées à mettre en action, en relief, certaines critiques, et à compléter cette initiation à la vie de prison.
 
 
Entrons à la Force.
 
Rien de sombre, rien de sinistre dans l’aspect de cette maison de détention, située rue du Roi-de-Sicile, au Marais.
 
Au milieu de l’une des premières cours, on voit quelques massifs de terre, plantés d’arbustes, au pied desquels pointent déjà çà et là les pousses vertes et précoces des primevères et des perce-neige ; un perron surmonté d’un porche en treillage, où serpentent les rameaux noueux de la vigne, conduit à l’un des sept ou huit promenoirs destinés aux détenus.
 
Les vastes bâtiments qui entourent ces cours ressemblent beaucoup à ceux d’une caserne ou d’une manufacture tenue avec un soin extrême.
 
Ce sont de grandes façades de pierre blanche percées de hautes et larges fenêtres où circule abondamment un air vif et pur. Les dalles et le pavé des préaux sont d’une scrupuleuse propreté. Au rez-de-chaussée, de vastes salles chauffées pendant l’hiver, fraîchement aérées pendant l’été, servent, durant le jour, de lieu de conversation, d’atelier ou de réfectoire aux détenus.
 
Les étages supérieurs sont consacrés à d’immenses dortoirs de dix ou douze pieds d’élévation, au carrelage net et luisant ; deux rangées de lits de fer les garnissent, lits excellents composés d’une paillasse, d’un moelleux et épais matelas, d’un traversin, de draps de toile bien blanche et d’une chaude couverture de laine.
 
À la vue de ces établissements réunissant toutes les conditions du bien-être et de la salubrité, on reste malgré soi fort surpris, habitué que l’on est à regarder les prisons comme des antres tristes, sordides, malsains et ténébreux.
 
On se trompe.
 
Ce qui est triste, sordide et ténébreux, ce sont les bouges où, comme Morel le lapidaire, tant de pauvres et honnêtes ouvriers languissent épuisés, forcés d’abandonner leur grabat à leur femme infirme et de laisser avec un impuissant désespoir leurs enfants hâves, affamés, grelotter de froid dans leur paille infecte.
 
Même contraste entre la physionomie de l’habitant de ces deux demeures.
 
Incessamment préoccupé des besoins de sa famille, auxquels il suffit à peine au jour le jour, voyant une folle concurrence amoindrir son salaire, l’artisan laborieux sera chagrin, abattu, l’heure du repos ne sonnera pas pour lui, une sorte de lassitude somnolente interrompra son travail exagéré. Puis, au réveil de ce douloureux assoupissement, il se retrouvera face à face avec les mêmes pensées accablantes sur le présent, avec les mêmes inquiétudes pour le lendemain.
 
Bronzé par le vice, indifférent au passé, heureux de la vie qu’il mène, certain de l’avenir (il peut se l’assurer par un délit ou par un crime), regrettant la liberté sans doute, mais trouvant de larges compensations dans le bien-être matériel dont il jouit, certain d’emporter à sa sortie de prison une bonne somme d’argent, gagnée par un labeur commode et modéré ; estimé, c’est-à-dire redouté de ses compagnons en raison de son cynisme et de sa perversité, le condamné, au contraire, sera toujours insouciant et gai.
 
Encore une fois, que lui manque-t-il ?
 
Ne trouve-t-il pas en prison bon abri, bon lit, bonne nourriture, salaire élevé[1], travail facile, et surtout et avant tout société de son choix, société, répétons-le, qui mesure sa considération à la grandeur des forfaits ?
 
Un condamné endurci ne connaît donc, ni la misère, ni la faim, ni le froid. Que lui importe l’horreur qu’il inspire aux honnêtes gens ?
 
Il ne les voit pas, il n’en connaît pas.
 
Ses crimes font sa gloire, son influence, sa force auprès des bandits au milieu desquels il passera désormais sa vie.
 
Comment craindrait-il la honte ?
 
Au lieu de graves et charitables remontrances qui pourraient le forcer à rougir et à se repentir du passé, il entend de farouches applaudissements qui l’encouragent au vol et au meurtre.
 
À peine emprisonné, il médite de nouveaux forfaits.
 
Quoi de plus logique ?
 
S’il est découvert, arrêté derechef, il retrouvera le repos, le bien-être matériel de la prison, et ses joyeux et hardis compagnons de crime et de débauche…
 
Sa corruption est-elle moins grande que celle des autres, manifeste-t-il, au contraire, le moindre remords ; il est exposé à des railleries atroces, à des huées infernales, à des menaces terribles.
 
Enfin, chose si rare qu’elle est devenue l’exception de la règle, un condamné sort-il de cet épouvantable pandémonium avec la volonté ferme de revenir, au bien par des prodiges de travail, de courage, de patience et d’honnêteté, a-t-il pu cacher son infamant passé, la rencontre d’un de ses anciens camarades de prison suffit pour renverser cet échafaudage de réhabilitation si péniblement élevé.
 
Voici comment.
 
Un libéré endurci propose une affaire à un libéré repentant ; celui-ci, malgré de dangereuses menaces, refuse cette criminelle association ; aussitôt une délation anonyme dévoile la vie de ce malheureux qui voulait à tout prix cacher et expier une première faute par une conduite honorable.
 
Alors, exposé aux dédains ou au moins à la défiance de ceux dont il avait conquis l’intérêt à force de labeur et de probité, réduit à la détresse, aigri par l’injustice, égaré par le besoin, cédant enfin à ses funestes obsessions, cet homme presque réhabilité retombera encore et pour toujours au fond de l’abîme d’où il était si difficilement sorti.
 
Dans les scènes suivantes, nous tâcherons donc de démontrer les monstrueuses et inévitables conséquences de la réclusion en commun.
 
Après des siècles d’épreuves barbares, d’hésitations pernicieuses, on paraît comprendre qu’il est peu raisonnable de plonger dans une atmosphère abominablement viciée des gens qu’un air pur et salubre pourrait seul sauver.
 
Que de siècles pour reconnaître qu’en agglomérant les êtres gangrenés, on redouble l’intensité de leur corruption, qui devient ainsi incurable !
 
Que de siècles pour reconnaître qu’il n’est, en un mot, qu’un remède à cette lèpre envahissante qui menace le corps social…
 
L’isolement !…
 
Nous nous estimerions heureux si notre faible voix pouvait être, sinon comptée, du moins entendue parmi toutes celles qui, plus imposantes, plus éloquentes que la nôtre, demandent avec une si juste et si impatiente insistance, l’application complète, absolue, du système cellulaire.
 
Un jour aussi, peut-être, la société saura que le mal est une maladie accidentelle et non pas organique ; que les crimes sont presque toujours des faits de subversion d’instincts, de penchants toujours bons dans leur essence, mais faussés, mais maléficiés par l’ignorance, l’égoïsme ou l’incurie des gouvernants, et que la santé de l’âme, comme celle du corps, est invinciblement subordonnée aux lois d’une hygiène salubre et préservatrice.
 
Dieu donne à tous des organes impérieux, des appétits énergiques, le désir du bien-être ; c’est à la société d’équilibrer et de satisfaire ces besoins.
 
L’homme qui n’a en partage que force, bon vouloir et santé, a droit, souverainement droit, à un labeur justement rétribué, qui lui assure non le superflu, mais le nécessaire, mais le moyen de rester sain et robuste, actif et laborieux… partant, honnête et bon, parce que sa condition sera heureuse.
 
Les sinistres régions de la misère et de l’ignorance sont peuplées d’êtres morbides, aux cœurs flétris. Assainissez ces cloaques, répandez-y l’instruction, l’attrait du travail, d’équitables salaires, de justes récompenses, et aussitôt ces visages maladifs, ces âmes étiolées renaîtront au bien, qui est la santé, la vie de l’âme.
 
 
Nous conduirons le lecteur au parloir de la prison de la Force.
 
C’est une salle obscure, séparée dans sa longueur en deux parties égales par un étroit couloir à claires-voies.
 
L’une des parties de ce parloir communique à l’intérieur de la prison : elle est destinée aux détenus.
 
L’autre communique au greffe : elle est destinée aux étrangers admis à visiter les prisonniers.
 
Ces entrevues et ces conversations ont lieu à travers le double grillage de fer du parloir, en présence d’un gardien qui se tient dans l’intérieur et à l’extrémité du couloir.
 
L’aspect des prisonniers réunis au parloir ce jour-là offrait de nombreux contrastes : les uns étaient couverts de vêtements misérables, d’autres semblaient appartenir à la classe ouvrière, ceux-ci à la riche bourgeoisie.
 
Les mêmes contrastes de condition se remarquaient parmi les personnes qui venaient voir les détenus : presque toutes sont des femmes.
 
Généralement les prisonniers ont l’air moins tristes que les visiteurs ; car, chose étrange, funeste et prouvée par l’expérience, il est peu de chagrins, de hontes, qui résistent à trois ou quatre jours de prison passés en commun !
 
Ceux qui s’épouvantaient le plus de cette hideuse communion s’y habituent promptement ; la contagion les gagne : environnés d’êtres dégradés, n’entendant que des paroles infâmes, une sorte de farouche émulation les entraîne, et, soit pour imposer à leurs compagnons en luttant de cynisme avec eux, soit pour s’étourdir par cette ivresse morale, presque toujours les nouveaux venus affichent autant de dépravation et d’insolente gaieté que les habitués de la prison.
 
Revenons au parloir.
 
Malgré le bourdonnement sonore d’un grand nombre de conversations tenues à demi-voix d’un côté du couloir à l’autre, prisonniers et visiteurs finissaient, après quelque temps de pratique, par pouvoir causer entre eux, à la condition absolue de ne pas se laisser un moment distraire ou occuper par l’entretien de leurs voisins, ce qui créait une sorte de secret au milieu de ce bruyant échange de paroles, chacun étant forcé d’entendre son interlocuteur, mais de ne pas écouter un mot de ce qui se disait autour de lui.
 
Parmi les détenus appelés au parloir par des visiteurs, le plus éloigné de l’endroit où siégeait le gardien était Nicolas Martial.
 
Au morne abattement dont on l’a vu frappé lors de son arrestation avait succédé une assurance cynique.
 
Déjà la contagieuse et détestable influence de la prison en commun portait ses fruits.
 
Sans doute, s’il eût été aussitôt transféré dans une cellule solitaire, ce misérable, encore sous le coup de son premier accablement, face à face avec la pensée de ses crimes, épouvanté de la punition qui l’attendait, ce misérable eût éprouvé, sinon du repentir, au moins une frayeur salutaire dont rien ne l’eût distrait.
 
Et qui sait ce que peut produire chez un coupable une méditation incessante, forcée, sur les crimes qu’il a commis et sur leurs châtiments ?…
 
Loin de là, jeté au milieu d’une tourbe de bandits, aux yeux desquels le moindre signe de repentir est une lâcheté, ou plutôt une trahison qu’ils font chèrement expier – car, dans leur sauvage endurcissement, dans leur stupide défiance, ils regardent comme capable de les espionner tout homme (s’il s’en trouve) qui, triste et morne, regrettant sa faute, ne partage pas leur audacieuse insouciance et frémit à leur contact.
 
Jeté, disons-nous, au milieu de ces bandits, Nicolas Martial, connaissant dès longtemps et par tradition les mœurs des prisons, surmonta sa faiblesse et voulut paraître digne d’un nom déjà célèbre dans les annales du vol et du meurtre.
 
Quelques vieux repris de justice avaient connu son père le supplicié, d’autres son frère le galérien ; il fut reçu et aussitôt patronné par ces vétérans du crime avec un intérêt farouche.
 
Ce fraternel accueil de meurtrier à meurtrier exalta le fils de la veuve ; ces louanges données à la perversité héréditaire de sa famille l’enivrèrent. Oubliant bientôt, dans ce hideux étourdissement, l’avenir qui le menaçait, il ne se souvint de ses forfaits passés que pour s’en glorifier et les exagérer encore aux yeux de ses compagnons.
 
L’expression de la physionomie de Martial était donc aussi insolente que celle de son visiteur était inquiète et consternée.
 
Ce visiteur était le père Micou, le receleur logeur du passage de la Brasserie, dans la maison duquel Mme de Fermont et sa fille, victimes de la cupidité de Jacques Ferrand, avaient été obligées de se retirer.
 
Le père Micou savait de quelles peines il était passible pour avoir maintes fois acquis à vil prix le fruit des vols de Nicolas et de bien d’autres.
 
Le fils de la veuve étant arrêté, le receleur se trouvait presque à la discrétion du bandit, qui pouvait le désigner comme son acheteur habituel. Quoique cette accusation ne pût être appuyée de preuves flagrantes, elle n’en était pas moins très-dangereuse, très-redoutable pour le père Micou ; aussi avait-il immédiatement exécuté les ordres que Nicolas lui avait fait transmettre par un libéré sortant.
 
– Eh bien ! comment ça va-t-il, père Micou ? lui dit le brigand.
 
– Pour vous servir, mon brave garçon, répondit le receleur avec empressement. Dès que j’ai vu la personne que vous m’avez envoyée tout de suite, je me…
 
– Tiens ! pourquoi donc que vous ne me tutoyez plus, père Micou ? dit Nicolas en l’interrompant d’un air sardonique. Est-ce que vous me méprisez… parce que je suis dans la peine ?…
 
– Non, mon garçon, je ne méprise personne…, dit le receleur qui ne se souciait pas d’afficher sa familiarité passée avec ce misérable.
 
– Eh bien ! alors, dites-moi tu… comme d’habitude, ou je croirai que vous n’avez plus d’amitié pour moi, et ça me fendrait le cœur…
 
– À la bonne heure, dit le père Micou en soupirant. Je me suis donc occupé tout de suite de tes petites commissions.
 
– Voilà qui est parler, père Micou… je savais bien que vous n’oublieriez pas les amis. Et mon tabac ?
 
– J’en ai déposé deux livres au greffe, mon garçon.
 
– Il est bon ?
 
– Tout ce qu’il y a de meilleur.
 
– Et le jambonneau ?
 
– Aussi déposé avec un pain blanc de quatre livres ; j’y ai ajouté une petite surprise à laquelle tu ne t’attendais pas… une demi-douzaine d’œufs durs et une belle tête de Hollande…
 
– C’est ce qui s’appelle se conduire en ami ! Et du vin ?
 
– Il y a six bouteilles cachetées, mais tu sais qu’on ne t’en délivrera qu’une bouteille par jour.
 
– Que voulez-vous !… Faut bien en passer par là.
 
– J’espère que tu es content de moi, mon garçon ?
 
– Certainement, et je le serai encore, et je le serai toujours, père Micou, car ce jambonneau, ce fromage, ces œufs et ce vin ne dureront que le temps d’avaler… mais, comme dit l’autre, quand il n’y en aura plus, il y en aura encore, grâce au papa Micou, qui me donnera encore du nanan si je suis gentil.
 
– Comment !… tu veux… ?
 
– Que dans deux ou trois jours vous me renouveliez mes petites provisions, père Micou.
 
– Que le diable me brûle si je le fais ! C’est bon une fois.
 
– Bon une fois ! Allons donc ! Des jambons et du vin, c’est bon toujours, vous savez bien ça.
 
– C’est possible, mais je ne suis pas chargé de te nourrir de friandises.
 
– Ah ! père Micou ! c’est mal, c’est injuste, me refuser du jambon, à moi qui vous ai si souvent porté du gras-double[2].
 
– Tais-toi donc, malheureux ! dit le receleur effrayé.
 
– Non, j’en ferai juge le curieux[3] ; je lui dirai : « Figurez-vous que le père Micou… »
 
– C’est bon, c’est bon, s’écria le receleur, voyant avec autant de crainte que de colère Nicolas très-disposé à abuser de l’empire que lui donnait leur complicité, j’y consens… je te renouvellerai ta provision, quand elle sera finie.
 
– C’est juste… rien que juste… Faudra pas non plus oublier d’envoyer du café à ma mère et à Calebasse, qui sont à Saint-Lazare ; elles prenaient leur tasse tous les matins… ça leur manquerait.
 
– Encore ! mais tu veux donc me ruiner, gredin ?
 
– Comme vous voudrez, père Micou… n’en parlons plus… je demanderai au curieux si…
 
– Va donc pour le café, dit le receleur en l’interrompant. Mais que le diable t’emporte !… Maudit soit le jour où je t’ai connu !
 
– Mon vieux… moi c’est tout le contraire… dans ce moment, je suis ravi de vous connaître. Je vous vénère comme mon père nourricier.
 
– J’espère que tu n’as rien de plus à m’ordonner ? reprit le père Micou avec amertume.
 
– Si… tu diras à ma mère et à ma sœur que, si j’ai tremblé quand on m’a arrêté, je ne tremble plus, et que je suis maintenant aussi déterminé qu’elles deux.
 
– Je leur dirai. Est-ce tout ?
 
– Attendez donc. J’oubliais de vous demander deux paires de bas de laine bien chauds… vous ne voudriez pas que je m’enrhume, n’est-ce pas ?
 
– Je voudrais que tu crèves !
 
– Merci, père Micou, ça sera pour plus tard ; aujourd’hui j’aime autant autre chose… je veux la passer douce. Au moins si on me raccourcit comme mon père… j’aurai joui de la vie.
 
– Elle est propre, ta vie.
 
– Elle est superbe ! Depuis que je suis ici, je m’amuse comme un roi. S’il y avait eu des lampions et des fusées, on aurait illuminé et tiré des fusées en mon honneur, quand on a su que j’étais le fils du fameux Martial, le guillotiné.
 
– C’est touchant. Belle parenté !
 
– Tiens ! il y a bien des ducs et des marquis… pourquoi donc que nous n’aurions pas notre noblesse, nous autres ? dit le brigand avec une ironie farouche.
 
– Oui… c’est Charlot[4]qui vous les donne sur la place du Palais, vos lettres de noblesse.
 
– Bien sûr que ce n’est pas M. le curé ; raison de plus ; en prison faut être de la noblesse de la haute pègre[5]pour avoir de l’agrément, sans ça on vous regarde comme des riens du tout. Faut voir comme on les arrange, ceux qui ne sont pas nobles de pègre ; qui font leur tête… Tenez, il y a ici justement un nommé Germain, un petit jeune homme qui fait le dégoûté et qui a l’air de nous mépriser. Gare à sa peau ! C’est un sournois ; on le soupçonne d’être un mouton. Si ça est, on lui grignotera le nez… en manière d’avis.
 
– Germain ? Ce jeune homme s’appelle Germain ?
 
– Oui… vous le connaissez ? Il est donc de la pègre ? Alors, malgré son air colas…
 
– Je ne le connais pas… mais s’il est le Germain dont j’ai entendu parler, son compte est bon.
 
– Comment ?
 
– Il a déjà manqué de tomber dans un guet-apens que le Velu et le Gros-Boiteux lui ont tendu il y a quelque temps.
 
– Pourquoi donc ça ?
 
– Je n’en sais rien. Ils disaient qu’en province il avait coqué[6] quelqu’un de leur bande.
 
– J’en étais sûr… Germain est un mouton. Eh bien ! on en mangera, du mouton. Je vas dire ça aux amis… ça leur donnera de l’appétit. Ah çà ! le Gros-Boiteux fait-il toujours des niches à vos locataires ?
 
– Dieu merci, j’en suis débarrassé, de ce vilain gueux-là ! Tu le verras ici aujourd’hui ou demain.
 
– Vive la joie ! nous allons rire ! En voilà encore un qui ne boude pas !
 
– C’est parce qu’il va retrouver ici Germain… que je t’ai dit que le compte du jeune homme serait bon… si c’est le même…
 
– Et pourquoi l’a-t-on pincé, le Gros-Boiteux ?
 
– Pour un vol commis avec un libéré qui voulait rester honnête et travailler. Ah ! bien oui ! le Gros-Boiteux l’a joliment enfoncé. Il a tant de vice, ce gueux-là ! Je suis sûr que c’est lui qui a forcé la malle de ces deux femmes qui occupent chez moi le cabinet du quatrième.
 
– Quelles femmes ? Ah ! oui… deux femmes dont la plus jeune vous incendiait, vieux brigand, tant vous la trouviez gentille.
 
– Elles n’incendieront plus personne ; car, à l’heure qu’il est, la mère doit être morte, et la fille n’en vaut guère mieux. J’en serai pour une quinzaine de loyer ; mais que le diable me brûle si je donne seulement une loque pour les enterrer ! J’ai fait assez de pertes, sans compter les douceurs que tu me pries de donner à toi et à ta famille ; ça arrange joliment mes affaires. J’ai de la chance cette année…
 
– Bah ! bah ! vous vous plaignez toujours, père Micou ; vous êtes riche comme un Crésus. Ah çà ! que je ne vous retienne pas !
 
– C’est heureux !
 
– Vous viendrez me donner des nouvelles de ma mère et de Calebasse, en m’apportant d’autres provisions ?
 
– Oui… il le faut bien…
 
– Ah ! j’oubliais… pendant que vous y êtes, achetez-moi une casquette neuve, en velours écossais, avec un gland ; la mienne n’est plus mettable.
 
– Ah çà ! décidément tu veux rire ?
 
– Non, père Micou, je veux une casquette en velours écossais. C’est mon idée.
 
– Mais tu t’acharnes donc à me mettre sur la paille ?
 
– Voyons, père Micou, ne vous échauffez pas, c’est oui ou c’est non. Je ne vous force pas… mais… suffit.
 
Le receleur, en réfléchissant qu’il était à la merci de Nicolas, se leva, craignant d’être assailli de nouvelles demandes, s’il prolongeait sa visite.
 
– Tu auras ta casquette, dit-il ; mais prends garde, si tu me demandes autre chose, je ne donnerai plus rien ; il en arrivera ce qui pourra ; tu y perdras autant que moi.
 
– Soyez tranquille, père Micou, je ne vous ferai chanter[7]qu’autant qu’il en faudra pour que vous ne perdiez pas votre voix ; car ça serait dommage, vous chantez bien.
 
Le receleur sortit en haussant les épaules avec colère, et le gardien fit rentrer Nicolas dans l’intérieur de la prison.
 
Au moment où le père Micou quittait le parloir destiné aux détenus, Rigolette y entrait.
 
Le gardien, homme de quarante ans, ancien soldat à figure rude et énergique, était vêtu d’un habit veste, d’une casquette et d’un pantalon bleus ; deux étoiles d’argent étaient brodées sur le collet et sur les retroussis de son habit.
 
À la vue de la grisette, la figure de cet homme s’éclaircit et prit une expression d’affectueuse bienveillance ; il avait toujours été frappé de la grâce, de la gentillesse et de la bonté touchante avec lesquelles Rigolette consolait Germain lorsqu’elle venait au parloir s’entretenir avec lui.
 
Germain était, de son côté, un prisonnier peu ordinaire ; sa réserve, sa douceur et sa tristesse inspiraient un vif intérêt aux employés de la prison ; intérêt qu’on se gardait d’ailleurs de lui témoigner, de peur de l’exposer aux mauvais traitements de ses hideux compagnons, qui, nous l’avons dit, le regardaient avec une haine méfiante.
 
Au-dehors, il pleuvait à torrents ; mais, grâce à ses socques élevés et à son parapluie, Rigolette avait courageusement bravé le vent et la pluie.
 
– Quel vilain jour, ma pauvre demoiselle ! lui dit le gardien avec bonté. Il faut du cœur pour sortir par un temps pareil au moins !
 
– Quand on pense toute la route au plaisir qu’on va faire à un pauvre prisonnier, on ne s’inquiète guère du temps, allez, monsieur !
 
– Je n’ai pas besoin de vous demander qui vous venez voir…
 
– Sûrement… Et comment va-t-il, mon pauvre Germain ?
 
– Tenez, ma chère demoiselle, j’en ai bien vu des détenus ; ils étaient tristes, tristes un jour, deux jours, et puis peu à peu ils se mettaient au train-train des autres ; et les plus chagrins dans les premiers temps finissaient souvent par devenir les plus gais de tous… M. Germain, ce n’est pas cela, il a l’air de plus en plus accablé, lui.
 
– C’est ce qui me désole.
 
– Quand je suis de service dans les cours, je le regarde du coin de l’œil, il est toujours seul… Je vous l’ai déjà dit, vous devriez lui recommander de ne pas s’isoler ainsi… de prendre sur lui pour parler aux autres ; il finira par être leur bête noire… les préaux sont surveillés, mais un mauvais coup est bientôt fait.
 
– Ah ! mon Dieu ! monsieur… est-ce qu’il y a davantage de danger pour lui ? s’écria Rigolette.
 
– Pas précisément ; mais ces bandits-là voient qu’il n’est pas des leurs, et ils le haïssent parce qu’il a l’air honnête et fier.
 
– Je lui avais pourtant recommandé de faire ce que vous me dites là, monsieur, de tâcher de parler aux moins méchants ; mais c’est plus fort que lui, il ne peut surmonter sa répugnance.
 
– Il a tort… il a tort… une rixe est bien vite engagée.
 
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! On ne peut donc pas le séparer d’avec les autres ?
 
– Depuis deux ou trois jours que je me suis aperçu de leurs mauvaises intentions à son égard, je lui avais conseillé de se mettre à ce que nous appelons la pistole, c’est-à-dire en chambre.
 
– Eh bien ?
 
– Je n’avais pas pensé à une chose… toute une rangée de cellules est comprise dans les travaux de réparation qu’on fait à la prison, et les autres sont occupées.
 
– Mais ces mauvais hommes sont capables de le tuer ! s’écria Rigolette, dont les yeux se remplirent de larmes. Et si par hasard il avait des protecteurs, que pourraient-ils pour lui, monsieur ?
 
– Rien autre chose que de lui faire obtenir ce qu’obtiennent les détenus qui peuvent la payer, une chambre à la pistole.
 
– Hélas !… alors il est perdu, s’il est pris en haine dans la prison…
 
– Rassurez-vous, on y veillera de près… Mais, je vous le répète, ma chère demoiselle… conseillez-lui de se familiariser un peu… il n’y a que le premier pas qui coûte !
 
– Je lui recommanderai cela de toutes mes forces, monsieur ; mais pour un bon et honnête cœur, c’est dur, voyez-vous, de se familiariser avec des gens pareils.
 
– De deux maux il faut choisir le moindre. Allons, je vais demander M. Germain. Mais au fait, tenez, j’y pense, dit le gardien en se ravisant, il ne reste plus que deux visiteurs… attendez qu’ils soient partis… il n’en reviendra pas d’autres aujourd’hui… car voilà deux heures… je ferai prévenir M. Germain ; vous causerez plus à l’aise… Je pourrai même, quand vous serez seuls, le faire entrer dans le couloir, de façon que vous ne soyez séparés que par une grille au lieu de deux : c’est toujours cela.
 
– Ah ! monsieur, combien vous êtes bon… que je vous remercie !
 
– Chut ! qu’on ne vous entende pas, ça ferait des jaloux. Asseyez-vous là-bas, au bout du banc ; et dès que cet homme et cette femme seront partis, j’irai prévenir M. Germain.
 
Le gardien rentra à son poste dans l’intérieur du couloir ; Rigolette alla tristement se placer à l’extrémité du banc où s’asseyaient les visiteurs.
 
Pendant que la grisette attend l’arrivée de Germain, nous ferons successivement assister le lecteur à l’entretien des prisonniers qui étaient restés dans le parloir après le départ de Nicolas Martial.
 
Fin de la septième partie


[1] Salaire élevé, si l’on songe que, défrayé de tout, le condamné peut gagner de 5 à 10 sous par jour. Combien est-il d’ouvriers qui puissent économiser une telle somme ?
[2] Du plomb volé.
[3] Le juge.
[4] Le bourreau.
[5] Des grands voleurs.
[6] Dénoncé. On se souvient que Germain, élevé pour le crime par un ami de son père, le Maître d’école, ayant refusé de favoriser un vol que l’on voulait commettre chez le banquier où il était employé à Nantes, avait instruit son patron de ce qu’on tramait contre lui et s’était réfugié à Paris. Quelques temps après, ayant rencontré dans cette ville le misérable dont il avait refusé d’être le complice à Nantes, Germain, épié par lui, avait manqué d’être victime d’un guet-apens nocturne. C’était pour échapper à de nouveaux dangers qu’il avait quitté la rue du Temple et tenu secret son nouveau domicile.
[7] Forcer à donner de l’argent en menaçant de faire certaines révélations.