Les Mystères de Paris

| 4.18 - M. Charles Robert

 

 

 

XVIII

M. Charles Robert


Le commandant, ainsi que disait Mme Pipelet, entra sans façon chez le notaire, qu’il trouva d’une humeur sombre et atrabilaire, et qui lui dit brutalement :
 
– Je réserve les après-midi pour mes clients… quand vous voulez me parler, venez donc le matin.
 
– Mon cher tabellion (c’était une des plaisanteries de M. Robert), il s’agit d’une affaire importante… d’abord, et puis je tenais à vous rassurer par moi-même sur les craintes que vous pouviez avoir.
 
– Quelles craintes ?
 
– Vous ne savez donc pas ?
 
– Quoi ?
 
– Mon duel…
 
– Votre duel ?
 
– Avec le duc de Lucenay. Comment, vous ignorez ?
 
– Oui.
 
– Ah ! bah !
 
– Et pourquoi ce duel ?
 
– Une chose excessivement grave, qui voulait du sang. Figurez-vous qu’en pleine ambassade M. de Lucenay s’était permis de me dire en face que… j’avais la pituite !
 
– Que vous aviez ?
 
– La pituite, mon cher tabellion ; une maladie qui doit être très-ridicule !
 
– Vous vous êtes battu pour cela ?
 
– Et pourquoi diable voulez-vous donc qu’on se batte ? Vous croyez qu’on peut, là… de sang-froid… s’entendre dire froidement qu’on a la pituite ? et devant une femme charmante, encore !… devant une petite marquise… que… Enfin, suffit… ça ne pouvait se passer comme cela…
 
– Certainement.
 
– Nous autres militaires, vous comprenez… nous sommes toujours sur la hanche. Mes témoins ont été avant-hier s’entendre avec ceux du duc. J’avais très-nettement posé la question… ou un duel ou une rétractation.
 
– Une rétractation… de quoi ?
 
– De la pituite, pardieu ! de la pituite qu’il se permettait de m’attribuer !
 
Le notaire haussa les épaules.
 
– De leur côté, les témoins du duc disaient : « Nous rendons justice au caractère honorable de M. Charles Robert ; mais M. de Lucenay ne peut, ne doit ni ne veut se rétracter. – Ainsi, messieurs, ripostèrent mes témoins, M. de Lucenay s’opiniâtre à soutenir que M. Charles Robert a la pituite ? – Oui, messieurs ; mais il ne croit pas en cela porter atteinte à la considération de M. Robert. – Alors, qu’il se rétracte. – Non, messieurs ; M. de Lucenay reconnaît M. Robert pour un galant homme ; mais il prétend qu’il a la pituite. » Vous voyez qu’il n’y avait pas moyen d’arranger une affaire aussi grave…
 
– Aucun… vous étiez insulté dans ce que l’homme a de plus respectable.
 
– N’est-ce pas ? Aussi on convient du jour, de l’heure, de la rencontre ; et hier matin, à Vincennes, tout s’est passé le plus honorablement du monde ; j’ai donné un léger coup d’épée dans le bras au duc de Lucenay ; les témoins ont déclaré l’honneur satisfait. Alors le duc a dit à haute voix : « Je ne me rétracte jamais avant une affaire ; après, c’est différent ; il est donc de mon devoir, de mon honneur, de proclamer que j’avais faussement accusé M. Charles Robert d’avoir la pituite. Messieurs, je reconnais non-seulement que mon loyal adversaire n’a pas la pituite, mais j’affirme qu’il est incapable de l’avoir jamais… » Puis le duc m’a tendu cordialement la main en me disant : « Êtes-vous content ? – C’est entre nous à la vie et à la mort ! » lui ai-je répondu. Et je lui devais bien ça… Le duc a parfaitement fait les choses… Il aurait pu ne rien dire du tout, ou se contenter de déclarer que je n’avais pas la pituite… Mais affirmer que je ne l’aurais jamais… c’était un procédé très-délicat de sa part.
 
– Voilà ce que j’appelle du courage bien employé !… Mais que voulez-vous ?
 
– Mon cher garde-notes (autre plaisanterie de M. Robert), il s’agit de quelque chose de très-important pour moi. Vous savez que, d’après nos conventions, lorsque je vous ai avancé trois cent cinquante mille francs pour achever de payer votre charge, il a été stipulé qu’en vous prévenant trois mois d’avance je pourrais retirer de chez vous… ces fonds dont vous me payez l’intérêt…
 
– Après ?
 
– Eh bien ! dit M. Robert avec embarras, je… non… mais… c’est que…
 
– Quoi ?
 
– Vous concevez, c’est un pur caprice… l’idée de devenir seigneur terrien, cher tabellion.
 
– Expliquez-vous donc ! Vous m’impatientez !
 
– En un mot, on me propose une acquisition territoriale, et si cela ne vous était pas désagréable… je voudrais, c’est-à-dire je désirerais retirer mes fonds de chez vous… et je viens vous en prévenir, selon nos conventions…
 
– Ah ! ah !
 
– Cela ne vous fâche pas, au moins ?
 
– Pourquoi cela me fâcherait-il ?
 
– Parce que vous pourriez croire…
 
– Je pourrais croire ?
 
– Que je suis l’écho des bruits…
 
– Quels bruits ?
 
– Non, rien, des bêtises…
 
– Mais parlez donc…
 
– Ce n’est pas une raison parce qu’il court sur vous de sots propos…
 
– Quels propos ?
 
– Il n’y a pas un mot de vrai là-dedans… mais les méchants affirment que vous vous êtes trouvé malgré vous engagé dans de mauvaises affaires. Purs cancans, bien entendu. C’est comme lorsqu’on a dit que nous jouions à la Bourse ensemble. Ces bruits sont tombés bien vite… car je veux que vous et moi nous devenions chèvres si…
 
– Ainsi vous ne croyez plus votre argent en sûreté chez moi ?
 
– Si fait, si fait… mais j’aimerais autant l’avoir entre mes mains…
 
– Attendez-moi là…
 
M. Ferrand ferma le tiroir de son bureau et se leva.
 
– Où allez-vous donc, mon cher garde-notes ?
 
– Chercher de quoi vous convaincre de la vérité des bruits qui courent de l’embarras de mes affaires, dit ironiquement le notaire.
 
Et, ouvrant la porte d’un petit escalier dérobé, qui lui permettait d’aller au pavillon du fond sans passer par l’étude, il disparut.
 
À peine était-il sorti que le maître clerc frappa.
 
– Entrez, dit Charles Robert.
 
– M. Ferrand n’est pas là ?
 
– Non, mon digne basochien. (Autre plaisanterie de M. Robert).
 
– C’est une dame voilée qui veut parler au patron à l’instant pour une affaire très-pressante…
 
– Digne basochien, le patron va revenir tout à l’heure, je lui dirai cela. Est-elle jolie, cette dame ?
 
– Il faudrait être malin pour le deviner ; elle a un voile noir, si épais qu’on ne voit pas sa figure…
 
– Bon, bon ! Je vais joliment la dévisager en sortant. Je vais prévenir M. Ferrand dès qu’il va rentrer.
 
Le clerc sortit.
 
« Où diable est allé le tabellion ? se demanda M. Charles Robert. Me chercher sans doute l’état de sa caisse… Si ces bruits sont absurdes, tant mieux !… Après cela… bah !… Ce sont peut-être de méchantes langues qui font courir ces propos-là… les gens intègres comme Jacques Ferrand ont tant d’envieux !… C’est égal, j’aime autant avoir mes fonds… j’achèterai le château dont on m’a parlé… il y a des tourelles gothiques du temps de Louis XIV, genre Renaissance…, tout ce qu’il y a de plus rococo… ça me donnera un petit air seigneurial qui ne sera pas piqué des vers… Ça ne sera pas comme mon amour pour cette bégueule de Mme d’Harville… M’a-t-elle fait aller !… mon Dieu ! m’a-t-elle fait aller… Oh ! non, je n’ai pas fait mes frais… comme dit cette stupide portière de la rue du Temple, avec sa perruque à l’enfant… Cette plaisanterie-là me coûte au moins mille écus. Il est vrai que les meubles me restent… et que j’ai de quoi compromettre la marquise… Mais voici le tabellion. »
 
M. Ferrand revenait, tenant à la main quelques papiers qu’il remit à M. Charles Robert.
 
– Voici, dit-il à ce dernier, trois cent cinquante mille francs en bons du Trésor… Dans quelques jours nous réglerons nos comptes d’intérêt… Faites-moi un reçu…
 
– Comment !… s’écria M. Robert stupéfait. Ah çà, n’allez pas croire au moins que…
 
– Je ne crois rien…
 
– Mais…
 
– Ce reçu !…
 
– Cher garde-notes !…
 
– Écrivez donc, et dites aux gens qui vous parlent de l’embarras de mes affaires de quelle manière je réponds à ces soupçons.
 
– Le fait est que, dès qu’on va savoir cela, votre crédit n’en sera que plus solide ; mais vraiment, reprenez cet argent, je n’en ai que faire en ce moment ; je vous disais dans trois mois.
 
– Monsieur Charles Robert, on ne me soupçonne pas deux fois.
 
– Vous êtes fâché ?
 
– Ce reçu !
 
– Barre de fer, allez ! dit M. Charles Robert. Puis il ajouta en écrivant le reçu :
 
– Il y a une dame on ne peut pas plus voilée qui veut vous parler tout de suite, tout de suite pour une affaire très-pressée… Je me fais une joie de la bien regarder en passant devant elle… Voilà votre reçu ; est-il en règle ?
 
– Très-bien ! Maintenant allez-vous-en par ce petit escalier.
 
– Mais la dame ?
 
– C’est justement pour que vous ne la voyiez pas.
 
Et le notaire, sonnant son maître clerc, lui dit :
 
– Faites entrer cette dame… Adieu, monsieur Robert.
 
– Allons… il faut renoncer à la voir. Sans rancune, tabellion… Croyez bien que…
 
– Bien, bien ! adieu…
 
Et le notaire referma la porte sur M. Charles Robert.
 
Au bout de quelques instants le maître clerc introduisit Mme la duchesse de Lucenay, vêtue très-modestement, enveloppée d’un grand châle, et la figure complètement cachée par l’épais voile de dentelle noire qui entourait son chapeau de moire de la même couleur.