Les Mystères de Paris

| 8.10 - Le triomphe de Gringalet et de Gargousse

 

 

 

X

Le triomphe de Gringalet et de Gargousse


– Pour lors donc, reprit Pique-Vinaigre, continuant son récit, Gringalet, se voyant abandonné de tout le monde, se résigne à son malheureux sort. Le grand jour vient, et tous les enfants s’apprêtent à décaniller avec leurs bêtes. Coupe-en-Deux ouvre la trappe et fait l’appel pour donner à chacun son morceau de pain. Tous descendent par l’échelle, et Gringalet, plus mort que vif, rencogné, dans un coin du grenier avec sa tortue, ne bougeait pas plus qu’elle ; il regardait ses compagnons s’en aller les uns après les autres : il aurait donné bien des choses pour pouvoir faire comme eux… Enfin le dernier quitte le grenier. Le cœur battait bien fort au pauvre enfant ; il espérait que peut-être son maître l’oublierait. Ah bien ! oui… Voilà qu’il entend Coupe-en-Deux, qui était resté au pied de l’échelle, crier d’une grosse voix :
 
« – Gringalet !… Gringalet !…
 
« – Me voilà, mon maître.
 
« – Descends tout de suite, ou je vais te chercher, reprend Coupe-en-Deux.
 
« Pour le coup, Gringalet se croit à son dernier jour.
 
« – Allons, qu’il se dit en tremblant de tous ses membres et en se souvenant de son rêve, te voilà dans la toile, petit moucheron ; l’araignée va te manger. »
 
« Après avoir déposé tout doucement sa tortue par terre, il lui dit comme un adieu, car il avait fini par s’attacher à cette bête. Il s’approcha de la trappe. Il mettait le pied sur le haut de l’échelle pour descendre, quand Coupe-en-Deux, le prenant par sa pauvre jambe maigre comme un fuseau, le tira si fort, si brusquement, que Gringalet dégringola et se rabota toute la figure le long de l’échelle.
 
– Quel dommage que le doyen de la Petite-Pologne ne se soit pas trouvé là !… Quelle danse à Coupe-en-Deux ! dit le bonnet bleu. C’est dans ces moments-là qu’il est bon d’être fort.
 
– Oui, mon garçon ; mais malheureusement le doyen ne se trouvait pas là !… Coupe-en-Deux vous prend donc l’enfant par la peau de son pantalon et l’emporte dans son chenil, où il gardait le grand singe attaché au pied de son lit. Rien qu’à voir seulement l’enfant, voilà la mauvaise bête qui se met à bondir, à grincer des dents comme un furieux, à s’élancer de toute la longueur de sa chaîne à l’encontre de Gringalet, comme pour le dévorer.
 
– Pauvre Gringalet, comment te tirer de là ?
 
– Mais s’il tombe dans les pattes du singe, il est étranglé net !
 
– Tonnerre !… ça donne la petite mort, dit le bonnet bleu ; moi, dans ce moment-ci, je ne ferais pas de mal à une puce… Et vous, les amis ?
 
– Ma foi, ni moi non plus.
 
– Ni moi !
 
À ce moment la pendule de la prison sonna le troisième quart de trois heures.
 
Le Squelette, craignant de plus en plus que le temps ne lui manquât, s’écria, furieux de ces interruptions qui semblaient annoncer que plusieurs détenus s’apitoyaient réellement :
 
Silence donc dans la pègre !… Il n’en finira jamais, ce conteur de malheur, si vous parlez autant que lui !
 
Les interrupteurs se turent.
 
Pique-Vinaigre continua :
 
– Quand on pense que Gringalet avait eu toutes les peines du monde à s’habituer à sa tortue, et que les plus courageux de ses camarades tremblaient au seul nom de Gargousse, on se figure sa terreur quand il se voit apporter par son maître tout près de ce gueux de singe.
 
« – Grâce, mon maître ! criait-il en claquant ses deux mâchoires l’une contre l’autre, comme s’il avait eu la fièvre, grâce, mon maître ! Je ne le ferai plus, je vous le promets ! »
 
« Le pauvre petit criait : « Je ne le ferai plus ! » sans savoir ce qu’il disait, car il n’avait rien à se reprocher. Mais Coupe-en-Deux se moquait bien de ça… Malgré les cris de l’enfant, qui se débattait, il le met à la portée de Gargousse, qui saute dessus et l’empoigne.
 
Une sorte de frémissement circula dans l’auditoire, de plus en plus attentif.
 
– Comme j’aurais été bête de m’en aller, dit le gardien en se rapprochant davantage des groupes.
 
– Et ça n’est rien encore ; le plus beau n’est pas là, reprit Pique-Vinaigre. Dès que Gringalet sentit les pattes froides et velues du grand singe qui le saisissait par le cou et par la tête, il se crut dévoré, eut comme le délire et se mit à crier avec des gémissements qui auraient attendri un tigre :
 
« – L’araignée de mon rêve, mon bon Dieu !… L’araignée de mon rêve… Petit moucheron d’or, à mon secours !
 
« – Veux-tu te taire… Veux-tu te taire !… » lui disait Coupe-en-Deux en lui donnant de grands coups de pied, car il avait peur qu’on n’entendît ses cris ; mais au bout d’une minute il n’y avait plus de risque, allez ! Le pauvre Gringalet ne criait plus, ne se débattait plus ; à genoux et blanc comme un linge, il fermait les yeux et grelottait de tous ses membres ni plus ni moins que par un froid de janvier ; pendant ce temps-là, le singe le battait, lui tirait les cheveux et l’égratignait ; et puis de temps en temps la méchante bête s’arrêtait pour regarder son maître, absolument comme s’ils s’étaient entendus ensemble. Coupe-en-Deux, lui, riait si fort ! si fort ! que si Gringalet eût crié, les éclats de rire de son maître auraient couvert ses cris. On aurait dit que ça encourageait Gargousse, qui s’acharnait de plus belle après l’enfant.
 
– Ah ! gredin de singe ! s’écria le bonnet bleu. Si je t’avais tenu par la queue, j’aurais mouliné avec toi comme avec une fronde, et je t’aurais cassé la tête sur un pavé.
 
– Gueux de singe ! Il était méchant comme un homme !
 
– Il n’y pas d’homme si méchant que ça !
 
– Pas si méchant ! reprit Pique-Vinaigre. Et Coupe-en-Deux donc ? Jugez-en… Voilà ce qu’il fait après : il détache du pied de son lit la chaîne de Gargousse, qui était très-longue, il retire un moment de ses pattes l’enfant plus mort que vif et l’enchaîne de l’autre côté, de façon que Gringalet était à un bout de la chaîne et Gargousse à l’autre, tous les deux attachés par le milieu des reins, et séparés entre eux par environ trois pieds de distance.
 
– Voilà-t-il une invention !
 
– C’est vrai, il y a des hommes plus méchants que les plus méchantes bêtes.
 
« Quand Coupe-en-Deux eut fait ce coup-là, il dit à son singe, qui avait l’air de le comprendre, car ils méritaient bien de s’entendre :
 
« – Attention, Gargousse ! on t’a montré, c’est toi qui montreras à ton tour Gringalet ; il sera ton singe. Allons, houp ! debout, Gringalet, ou je dis à Gargousse de piller sur toi… »
 
« Le pauvre enfant était retombé à genoux, joignant les mains, mais ne pouvant plus parler ; on n’entendait que ses dents claquer.
 
« – Tiens, fais-le marcher, Gargousse, se mit à dire Coupe-en-Deux à son singe, et, s’il rechigne, fais-lui comme moi. »
 
« Et en même temps il donne à l’enfant une dégelée de coups de houssine, puis il remet la baguette au singe.
 
« Vous savez comme ces animaux sont imitateurs de leur nature, mais Gargousse l’était plus que non pas un ; le voilà donc qui prend la houssine d’une main et tombe sur Gringalet, qui est bien obligé de se lever. Une fois debout, il était, ma foi, à peu près de la même taille que le singe ; alors Coupe-en-Deux sort de sa chambre et descend l’escalier en appelant Gargousse, et Gargousse le suit en chassant Gringalet devant lui à grand coups de houssine, comme s’il avait été son esclave.
 
« Ils arrivent ainsi dans la petite cour de la masure de Coupe-en-Deux. C’est là où il comptait s’amuser ; il ferme la porte de la ruelle, et fait signe à Gargousse de faire courir l’enfant devant lui tout autour de la cour à grands coups de houssine.
 
« Le singe obéit et se met à courser ainsi Gringalet en le battant, pendant que Coupe-en-Deux se tenait les côtes de rire. Vous croyez que cette méchanceté-là devait lui suffire ? Ah bien ! oui… ce n’était rien encore. Gringalet en avait été quitte jusque-là pour des égratignures, des coups de houssine et une peur horrible. Voilà ce qu’imagina Coupe-en-Deux.
 
« Pour rendre le singe furieux contre l’enfant, qui tout essoufflé était déjà plus mort que vif, il prend Gringalet par les cheveux, fait semblant de l’accabler de coups et de le mordre, et il le rend à Gargousse en lui criant : « Pille, pille… » et ensuite il lui montre un morceau de cœur de mouton, comme pour lui dire : « Ça sera ta récompense… »
 
« Oh ! alors, mes amis, vraiment c’était un spectacle terrible…
 
« Figurez-vous un grand singe roux à museau noir, grinçant des dents comme un possédé, et se jetant furieux, quasi enragé, sur ce pauvre petit malheureux, qui, ne pouvant pas se défendre, avait été renversé du premier coup et s’était jeté à plat ventre, la face contre terre, pour ne pas être dévisagé. Voyant ça, Gargousse, que son maître aguichait toujours contre l’enfant, monte sur son dos, le prend par le cou et commence à lui mordre au sang le derrière de la tête.
 
« – Oh ! l’araignée de mon rêve !… l’araignée ! » criait Gringalet d’une voix étouffée, se croyant bien mort cette fois.
 
« Tout à coup on entend frapper à la porte. Pan !… Pan !… Pan !… »
 
– Ah ! le doyen ! s’écrièrent les prisonniers avec joie.
 
– Oui, cette fois, c’était lui, mes amis ; il criait à travers la porte : « Ouvriras-tu, Coupe-en-Deux ? Ouvriras-tu ? Ne fais pas le sourd ; car je te vois par le trou de la serrure ! »
 
« Le montreur de bêtes, forcé de répondre, s’en va tout grognant ouvrir au doyen, qui était un gaillard solide comme un pont, malgré ses cinquante ans, et avec lequel il ne fallait pas badiner quand il se fâchait.
 
« – Qu’est-ce que vous me voulez ? lui dit Coupe-en-Deux en entrebâillant la porte.
 
« – Je veux te parler, dit le doyen, qui entra presque de force dans la petite cour ; puis, voyant le singe toujours acharné après Gringalet, il court, vous empoigne Gargousse par la peau du cou, veut l’arracher de dessus l’enfant et le jeter à dix pas ; mais il s’aperçoit seulement alors que l’enfant était enchaîné au singe. Voyant ça, le doyen regarde Coupe-en-Deux d’un air terrible et lui crie : « Viens tout de suite désenchaîner ce petit malheureux ! »
 
« Vous jugez de la joie, de la surprise de Gringalet, qui, à demi-mort de frayeur, se voit sauvé si à propos, et comme par miracle. Aussi il ne put s’empêcher de se souvenir du moucheron d’or de son rêve, quoique le doyen n’eût pas l’air d’un moucheron, le gaillard, tant s’en faut…
 
– Allons, dit le gardien en faisant un pas vers la porte, voilà Gringalet sauvé, je vais manger ma soupe.
 
– Sauvé ! s’écria Pique-Vinaigre, ah bien ! oui, sauvé ! il n’est pas au bout de ses peines, allez, le pauvre Gringalet.
 
– Vraiment ? dirent quelques détenus avec intérêt.
 
– Mais qu’est-ce donc qui va lui arriver ? reprit le gardien en se rapprochant.
 
– Restez, gardien, vous le saurez, reprit le conteur.
 
– Diable de Pique-Vinaigre, il vous fait faire tout ce qu’il veut, dit le gardien ; ma foi, je reste encore un peu.
 
Le Squelette, muet, écumait de rage.
 
Pique-Vinaigre continua :
 
– Coupe-en-Deux, qui craignait le doyen comme le feu, avait, tout en grognant, détaché l’enfant de la chaîne ; quand c’est fait, le doyen jette Gargousse en l’air, le reçoit au bout d’un grandissime coup de pied dans les reins et l’envoie rouler à dix pas… Le singe crie comme un brûlé, grince des dents, mais il se sauve lestement et va se réfugier au faîte d’un petit hangar d’où il montre le poing au doyen.
 
« – Pourquoi battez-vous mon singe ? dit Coupe-en-Deux au doyen.
 
« – Tu devrais me demander plutôt pourquoi je ne te bats pas toi-même. Faire ainsi souffrir cet enfant ! Tu t’es donc soûlé de bien bonne heure ce matin ?
 
« – Je ne suis pas plus soûl que vous : j’apprenais un tour à mon singe ; je veux donner une représentation où lui et Gringalet paraîtront ensemble ; je fais mon état, de quoi vous mêlez-vous ?
 
« – Je me mêle de ce qui me regarde. Ce matin, en ne voyant pas Gringalet passer devant ma porte avec les autres enfants, je leur ai demandé où il était ; ils ne m’ont pas répondu, ils avaient l’air embarrassé ; je te connais ; j’ai deviné que tu ferais quelques mauvais coups sur lui, et je ne me suis pas trompé. Écoute-moi bien ! toutes les fois que je ne verrai pas Gringalet passer devant ma porte avec les autres le matin, j’arriverai ici dare-dare, et il faudra que tu me le montres, ou sinon, je t’assomme…
 
« – Je ferai ce que je voudrai, je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous, lui répondit Coupe-en-Deux, irrité de cette menace de surveillance. Vous n’assommerez rien du tout, et si vous ne vous en allez d’ici, ou si vous revenez, je vous…
 
« – Vli-vlan, fit le doyen en interrompant Coupe-en-Deux par un duo de calottes à assommer un rhinocéros, voilà ce que tu mérites pour répondre ainsi au doyen de la Petite-Pologne.
 
– Deux calottes, c’était bien maigre, dit le bonnet bleu ; à la place du doyen, je lui aurais trempé une drôle de soupe grasse.
 
– Et il ne l’aurait pas volée, ajouta un détenu.
 
« – Le doyen, reprit Pique-Vinaigre, en aurait mangé dix comme Coupe-en-Deux. Le montreur de bêtes fut donc obligé de mettre les calottes dans son sac ; mais il n’en était pas moins furieux d’être battu, et surtout d’être battu devant Gringalet. Aussi, à ce moment même, il se promit de s’en venger, et il lui vint une idée qui ne pouvait venir qu’à un démon de méchanceté comme lui. Pendant qu’il remuait cette idée diabolique en se frottant les oreilles, le doyen lui dit :
 
« – Rappelle-toi que si tu t’avises de faire encore souffrir cet enfant je te forcerai à filer de la Petite-Pologne, toi et tes bêtes, sans quoi j’ameuterai tout le monde contre toi ; tu sais qu’on te déteste déjà : aussi on te fera une conduite dont ton dos se souviendra, je t’en réponds.
 
« En traître qu’il était et pour pouvoir exécuter son idée scélérate, au lieu de se fâcher contre le doyen, Coupe-en-Deux fait le bon chien et dit d’un air câlin :
 
« – Foi d’homme, doyen, vous avez tort de m’avoir battu, et de croire que je veux du mal à Gringalet ; au contraire, je vous répète que j’apprenais un nouveau tour à mon singe ; il n’est pas commode quand il se rebiffe, et, dans la bagarre, le petit a été mordu, j’en suis fâché.
 
« – Hum !… fit le doyen en le regardant de travers, est-ce bien vrai, ce que tu me dis là ? D’ailleurs, si tu veux apprendre un tour à ton singe, pourquoi l’attaches-tu à Gringalet !
 
« – Parce que Gringalet doit être aussi du tour. Voilà ce que je veux faire : j’habillerai Gargousse avec un habit rouge et un chapeau à plumes comme un marchand de vulnéraire suisse ; j’assoirai Gringalet dans une petite chaise d’enfant ; puis je lui mettrai une serviette au cou, et le singe, avec un grand rasoir de bois, aura l’air de lui faire la barbe. »
 
« Le doyen ne put s’empêcher de rire à cette idée.
 
« – N’est-ce pas que c’est farce ? reprit Coupe-en-Deux d’un air sournois.
 
« – Le fait est que c’est farce, dit le doyen, d’autant plus qu’on dit ton gueux de singe assez adroit et assez malin pour jouer une parade pareille.
 
« – Je le crois bien ; quand il m’aura vu cinq ou six fois faire semblant de raser Gringalet, il m’imitera avec son grand rasoir de bois ; mais pour ça il faut qu’il s’habitue à l’enfant ; aussi je les avais attachés ensemble.
 
« – Mais pourquoi as-tu choisi Gringalet plutôt qu’un autre ?
 
« – Parce qu’il est le plus petit de tous, et qu’étant assis, Gargousse sera plus grand que lui ; d’ailleurs, je voulais donner la moitié de la recette à Gringalet.
 
« – Si c’est comme cela, dit le doyen rassuré par l’hypocrisie du montreur de bêtes, je regrette la tournée que je t’ai donnée ; alors mets que c’est une avance… »
 
« Pendant le temps que son maître parlait avec le doyen, Gringalet, lui, n’osait pas souffler ; il tremblait comme la feuille, et mourait d’envie de se jeter aux pieds du doyen pour le supplier de l’emmener de chez le montreur de bêtes ; mais le courage lui manquait, et il recommençait à se désespérer tout bas en disant : « Je serai comme la pauvre mouche de mon rêve, l’araignée me dévorera, j’avais tort de croire que le moucheron d’or me sauverait. »
 
« – Allons, mon garçon, puisque le père Coupe-en-Deux te donne la moitié de la recette, ça doit t’encourager à t’habituer au singe… Bah ! bah ! tu t’y feras, et si la recette est bonne, tu n’auras pas à te plaindre.
 
« – Lui ! se plaindre ! Est-ce que tu as à te plaindre ? lui demanda son maître en le regardant à la dérobée d’un air si terrible que l’enfant aurait voulu être à cent pieds sous terre.
 
« – Non… non… mon maître, répondit-il en balbutiant.
 
« – Vous voyez bien, doyen, dit Coupe-en-Deux, il n’a jamais eu à se plaindre ; je ne veux que son bien, après tout. Si Gargousse l’a égratigné une première fois, cela n’arrivera plus, je vous le promets, j’y veillerai.
 
« – À la bonne heure ! Ainsi, tout le monde sera content.
 
« – Gringalet tout le premier, dit Coupe-en-Deux, n’est-ce pas que tu seras content ?
 
« – Oui… oui… mon maître, dit l’enfant tout en pleurant.
 
« – Et pour te consoler de tes égratignures je te donnerai ta part d’un bon déjeuner, car le doyen va m’envoyer un plat de côtelettes aux cornichons, quatre bouteilles de vin et un demi-setier d’eau-de-vie.
 
« – À ton service, Coupe-en-Deux, ma cave et ma cuisine luisent pour tout le monde. »
 
« Au fond le doyen était brave homme, mais il n’était pas malin et il aimait à vendre son vin et son fricot aussi. Le gueux de Coupe-en-Deux le savait bien, vous voyez qu’il le renvoyait content de lui vendre à boire et à manger, et rassuré sur le sort de Gringalet.
 
« Voilà donc ce pauvre petit retombé au pouvoir de son maître. Dès que le doyen a les talons tournés, Coupe-en-Deux montre l’escalier à son pâtiras et lui ordonne de remonter vite dans son grenier ; l’enfant ne se le fait pas dire deux fois, il s’en va tout effrayé.
 
« – Mon bon Dieu, je suis perdu », s’écrie-t-il en se jetant sur la paille à côté de sa tortue, et en pleurant à chaudes larmes. Il était là depuis une bonne heure à sangloter, lorsqu’il entend la grosse voix de Coupe-en-Deux qui l’appelait… Ce qui augmentait encore la peur de Gringalet, c’est qu’il lui semblait que la voix de son maître n’était pas comme à l’ordinaire.
 
« – Descendras-tu bientôt ? » reprend le montreur de bêtes avec un tonnerre de jurements.
 
« L’enfant se dépêche vite de descendre par l’échelle ; à peine a-t-il mis le pied par terre, que son maître le prend et l’emporte dans sa chambre, en trébuchant à chaque pas, car Coupe-en-Deux avait tant bu, tant bu, qu’il était soûl comme une grive et qu’il se tenait à peine sur ses jambes : son corps se penchait tantôt en avant et tantôt en arrière, et il regardait Gringalet en roulant des yeux d’un air féroce, mais sans parler ; il avait, comme on dit, la bouche trop épaisse : jamais l’enfant n’en avait eu plus peur.
 
« Gargousse était enchaîné au pied du lit.
 
« Au milieu de la chambre il y avait une chaise avec une corde pendante au dossier…
 
« – Ass… assis-toi… là », continua Pique-Vinaigre en imitant, jusqu’à la fin de ce récit, le bégaiement empâté d’un homme ivre, lorsqu’il faisait parler Coupe-en-Deux.
 
« Gringalet s’assied tout tremblant ; alors Coupe-en-Deux, toujours sans parler, l’entortille de la grande corde et l’attache sur la chaise, et cela pas facilement, car, quoique le montreur de bêtes eût encore un peu de vue et de connaissance, vous pensez qu’il faisait les nœuds doubles. Enfin voilà Gringalet solidement amarré sur sa chaise. « Mon bon Dieu ! Mon bon Dieu ! murmura-t-il, cette fois personne ne viendra me délivrer. »
 
« Pauvre petit, il avait raison, personne ne pouvait, ne devait venir comme vous allez le voir : le doyen était parti rassuré, Coupe-en-Deux avait fermé la porte de sa cour en dedans à double tour, mis le verrou ; personne ne pouvait donc venir au secours de Gringalet.
 
– Oh ! pour cette fois, se dirent les prisonniers impressionnés par ce récit, Gringalet, tu es perdu…
 
– Pauvre petit…
 
– Quel dommage !
 
– S’il ne fallait que donner vingt sous pour le sauver, je les donnerais.
 
– Moi aussi.
 
– Gueux de Coupe-en-Deux !
 
– Qu’est-ce qu’il va lui faire ?
 
Pique-Vinaigre continua :
 
– Quand Gringalet fut bien attaché sur sa chaise, son maître lui dit, et le conteur imita de nouveau l’accent d’un homme ivre : « Ah !… gredin… c’est toi… qui as été cause que… que j’ai été battu par le doyen… tu… vas mou… mourir… »
 
« Et il tire de sa poche un grand rasoir tout fraîchement repassé, l’ouvre et prend d’une main Gringalet par les cheveux…
 
Un murmure d’indignation et d’horreur circula parmi les détenus et interrompit un moment Pique-Vinaigre, qui reprit :
 
– À la vue du rasoir, l’enfant se mit à crier :
 
« – Grâce ! mon maître… grâce !… Ne me tuez pas !
 
« – Va, crie… crie… môme… tu ne crieras pas longtemps, répondit Coupe-en-Deux.
 
« – Moucheron d’or ! Moucheron d’or ! À mon secours ! cria le pauvre Gringalet presque en délire, et se rappelant son rêve qui l’avait tant frappé ; voilà l’araignée qui va me tuer !
 
« – Ah ! tu m’app… tu m’appelles… araignée, toi…, dit Coupe-en-Deux… À cause de ça… et d’autres… d’autres choses, tu vas mourir… entends-tu… mais… pas de ma main… parce que… la… chose… et puis qu’on me guillotinerait… je dirai… et prou… prouverai que c’est… le singe… J’ai tantôt… préparé la chose… a… a… enfin n’importe, dit Coupe-en-Deux en se soutenant à peine ; puis, appelant son singe, qui, au bout de sa chaîne, la tendait de toutes ses forces en grinçant des dents et en regardant tour à tour son maître et l’enfant :
 
« – Tiens, Gargousse, lui dit-il en lui montrant le rasoir et Gringalet qu’il tenait par les cheveux, tu vas lui faire comme ça… vois-tu ?… »
 
« Et, passant à plusieurs reprises le dos du rasoir sur le cou de Gringalet, il fit comme s’il lui coupait le cou.
 
« Le gueux de singe était si imitateur, si méchant et si malin, qu’il comprit ce que son maître voulait : et, comme pour le lui prouver, il se prit le menton avec la patte gauche, renversa sa tête en arrière, et, avec sa patte droite, il fit mine de se couper le cou.
 
« – C’est ça, Gargousse… ça y est, dit Coupe-en-Deux, en balbutiant, en fermant les yeux à demi et en trébuchant si fort qu’il manqua de tomber avec Gringalet et la chaise… oui, ça y est… je vas te… dé… détacher, et tu… lui couperas le sifflet, n’est-ce pas, Gargousse ? »
 
« Le singe cria en grinçant des dents, comme pour dire oui, et avança la patte pour prendre le rasoir que Coupe-en-Deux lui tendait.
 
« – Moucheron d’or, à mon secours ! » murmura Gringalet d’une pauvre voix mourante, certain cette fois d’être à sa dernière heure.
 
« Car, hélas ! il appelait le moucheron d’or à son secours sans y compter et sans l’espérer ; mais il disait cela comme on dit : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » quand on se noie…
 
« Eh bien ! pas du tout.
 
« Voilà-t-il pas qu’à ce moment-là Gringalet voit entrer par la fenêtre ouverte une de ces petites mouches vert et or, comme il y en a tant ! On aurait dit une étincelle de feu qui voltigeait ; et juste à l’instant où Coupe-en-Deux venait de donner le rasoir à Gargousse, le moucheron d’or s’en va se bloquer droit dans l’œil de ce méchant brigand.
 
« Une mouche dans l’œil, ça n’est pas grand-chose ; mais, dans le moment, vous savez que ça cuit comme une piqûre d’épingle ; aussi Coupe-en-Deux, qui se soutenait à peine, porta vivement la main à son œil, et ça par un mouvement si brusque qu’il trébucha, tomba tout de son long, et roula comme une masse au pied du lit où était enchaîné Gargousse.
 
« – Moucheron d’or, merci… tu m’as sauvé ! » cria Gringalet ; car toujours assis et attaché sur sa chaise, il avait tout vu.
 
– C’est ma foi vrai, pourtant, le moucheron d’or l’a empêché d’avoir le cou coupé, s’écrièrent les détenus transportés de joie.
 
– Vive le moucheron d’or ! cria le bonnet bleu.
 
– Oui, vive le moucheron d’or ! répétèrent plusieurs voix.
 
– Vivent Pique-Vinaigre et ses contes ! dit un autre.
 
– Attendez donc, reprit le conteur ; voici le plus beau et le plus terrible de l’histoire que je vous avais promise : Coupe-en-Deux avait tombé par terre comme un plomb ; il était si soûl, si soûl, qu’il ne remuait pas plus qu’une bûche… Il était ivre mort… quoi ! et sans connaissance de rien ; mais en tombant il avait manqué d’écraser Gargousse et lui avait presque cassé une patte de derrière… Vous savez comme ce vilain animal était méchant, rancunier et malicieux. Il n’avait pas lâché le rasoir que son maître lui avait donné pour couper le cou à Gringalet. Qu’est-ce que fait mon gueux de singe quand il voit son maître étendu sur le dos, immobile comme une carpe pâmée et bien à sa portée ? Il saute sur lui, s’accroupit sur sa poitrine, d’une de ses pattes lui tend la peau du cou, et de l’autre… crac… il vous lui coupe le sifflet net comme verre… juste comme Coupe-en-Deux lui avait enseigné à le faire sur Gringalet.
 
– Bravo !…
 
– C’est bien fait !…
 
– Vive Gargousse !… crièrent les détenus avec enthousiasme.
 
– Vive le petit moucheron d’or !
 
– Vive Gringalet !
 
– Vive Gargousse !
 
– Eh bien ! mes amis, s’écria Pique-Vinaigre enchanté du succès de son récit, ce que vous criez là, toute la Petite-Pologne le criait une heure plus tard.
 
– Comment cela… comment ?
 
– Je vous ai dit que pour faire son mauvais coup tout à son aise le gueux de Coupe-en-Deux avait fermé sa porte en dedans. À la brune, voilà les enfants qui arrivent les uns après les autres avec leurs bêtes ; les premiers cognent, personne ne répond ; enfin, quand ils sont tous rassemblés, ils recognent, rien. L’un d’eux s’en va trouver le doyen et lui dire qu’ils avaient beau frapper, et que leur maître ne leur ouvrait pas. « Le gredin se sera soûlé comme un Anglais, dit-il, je lui ai envoyé du vin tantôt ; faut enfoncer sa porte, ces enfants ne peuvent pas rester la nuit dehors. »
 
« On enfonce la porte à coups de merlin ; on entre, on monte, on arrive dans la chambre, et qu’est-ce qu’on voit ? Gargousse enchaîné et accroupi sur le corps de son maître et jouant avec le rasoir ; le pauvre Gringalet, heureusement hors de la portée de la chaîne de Gargousse, toujours assis et attaché sur sa chaise, n’osant pas lever les yeux sur le corps de Coupe-en-Deux, et regardant, devinez quoi ? la petite mouche d’or, qui, après avoir voleté autour de l’enfant comme pour le féliciter, était enfin venue se poser sur sa petite main.
 
« Gringalet raconta tout au doyen et à la foule qui l’avait suivi ; ça paraissait vraiment, comme on dit, un coup du ciel : aussi le doyen s’écrie : « Un triomphe à Gringalet, un triomphe à Gargousse, qui a tué ce mauvais brigand de Coupe-en-Deux ! Il coupait les autres, c’était son tour d’être coupé.
 
« – Oui, oui ! dit la foule, car le montreur de bêtes était détesté de tout le monde. Un triomphe à Gargousse ! Un triomphe à Gringalet !
 
« Il faisait nuit : on allume des torches de paille, on attache Gargousse sur un banc que quatre gamins portaient sur leurs épaules ; le gredin de singe n’avait pas l’air de trouver ça trop beau pour lui, et il prenait des airs de triomphateur en montrant les dents à la foule. Après le singe venait le doyen, portant Gringalet dans ses bras ; tous les petits montreurs de bêtes, chacun avec la sienne, entouraient le doyen : l’un portait son renard, l’autre sa marmotte, l’autre son cochon d’Inde ; ceux qui jouaient de la vielle jouaient de la vielle ; il y avait des charbonniers auvergnats avec leur musette, qui en jouaient aussi ; c’était enfin un tintamarre, une joie, une fête qu’on ne peut s’imaginer ! Derrière les musiciens et les montreurs de bêtes venaient tous les habitants de la Petite-Pologne, hommes, femmes, enfants ; presque tous tenaient à la main des torches de paille et criaient comme des enragés : « Vive Gringalet ! Vive Gargousse ! » Le cortège fait dans cet ordre-là le tour de la cassine de Coupe-en-Deux. C’était un drôle de spectacle, allez, que ces vieilles masures et toutes ces figures éclairées par la lueur rouge des feux de paille qui flamboyaient, flamboyaient ! Quant à Gringalet, la première chose qu’il avait faite, une fois en liberté, ça avait été de mettre la petite mouche d’or dans un cornet de papier, et il répétait tout le temps de son triomphe :
 
« – Petits moucherons, j’ai bien fait d’empêcher les araignées de vous manger, car… »
 
La fin du récit de Pique-Vinaigre fut interrompue.
 
– Eh ! père Roussel, cria une voix de dehors, viens donc manger ta soupe ; quatre heures vont sonner dans dix minutes.
 
– Ma foi, l’histoire est à peu près finie, j’y vais. Merci, mon garçon, tu m’as joliment amusé, tu peux t’en vanter, dit le surveillant à Pique-Vinaigre en allant vers la porte. Puis, s’arrêtant : « Ah çà ! soyez sages », dit-il aux détenus en se retournant.
 
– Nous allons entendre la fin de l’histoire, dit le Squelette haletant de fureur contrainte. Puis il dit tout bas au Gros-Boiteux : Va sur le pas de la porte, suis le gardien des yeux, et quand tu l’auras vu sortir de la cour crie : « Gargousse ! » et le mangeur est mort.
 
– Ça y est, dit le Gros-Boiteux qui accompagna le gardien et resta debout à la porte du chauffoir, l’épiant du regard.
 
– Je vous disais donc, reprit Pique-Vinaigre, que Gringalet, tout le temps de son triomphe, se disait : « Petits moucherons, j’ai… »
 
– Gargousse ! s’écria le Gros-Boiteux en se retournant. Il venait de voir le surveillant quitter la cour.
 
– À moi ! Gringalet… je serai ton araignée, s’écria aussitôt le Squelette en se précipitant si brusquement sur Germain que celui-ci ne put faire un mouvement ni pousser un cri.
 
Sa voix expira sous la formidable étreinte des longs doigts de fer du Squelette.