Les Mystères de Paris

| 5.09 - Châteaux en Espagne

 

 

 

IX

Châteaux en Espagne


La Goualeuse, surmontant l’émotion que lui avait causé la triste confession de sa compagne, lui dit timidement :
 
– Écoutez-moi sans vous fâcher.
 
– Voyons, dites, j’espère que j’ai assez bavardé ; mais au fait c’est égal, puisque c’est la dernière fois que nous causons ensemble.
 
– Êtes-vous heureuse, la Louve ?
 
– Comment ?
 
– De la vie que vous menez ?
 
– Ici, à Saint-Lazare ?
 
– Non, chez vous, quand vous êtes libre ?
 
– Oui, je suis heureuse.
 
– Toujours ?
 
– Toujours.
 
– Vous ne voudriez pas changer votre sort contre un autre ?
 
– Contre quel sort ? Il n’y a pas d’autre sort pour moi.
 
– Dites-moi, la Louve, reprit Fleur-de-Marie, après un moment de silence, est-ce que vous n’aimez pas à faire quelquefois des châteaux en Espagne ? C’est si amusant en prison !
 
– À propos de quoi, des châteaux en Espagne ?
 
– À propos de Martial.
 
– De mon homme ?
 
– Oui.
 
– Ma foi, je n’en ai jamais fait.
 
– Laissez-moi en faire un pour vous et pour Martial.
 
– Bah ! à quoi bon ?
 
– À passer le temps.
 
– Eh bien ! voyons ce château en Espagne.
 
– Figurez-vous, par exemple, qu’un hasard comme il en arrive quelquefois vous fasse rencontrer une personne qui vous dise : « Abandonnée de votre père et de votre mère, votre enfance a été entourée de si mauvais exemples qu’il faut vous plaindre autant que vous blâmer d’être devenue… »
 
– D’être devenue quoi ?
 
– Ce que vous et moi nous sommes devenues, répondit la Goualeuse d’une voix douce ; et elle continua : Supposez que cette personne vous dise encore : « Vous aimez Martial, il vous aime ; vous et lui, quittez une vie mauvaise ; au lieu d’être sa maîtresse, soyez sa femme. »
 
La Louve haussa les épaules.
 
– Est-ce qu’il voudrait de moi pour sa femme ?
 
– Excepté le braconnage, il n’a commis, n’est-ce pas, aucune autre action coupable ?
 
– Non… il est braconnier sur la rivière comme il l’était dans les bois, et il a raison. Tiens, est-ce que les poissons ne sont pas comme le gibier, à qui peut les prendre ? Où donc est la marque de leur propriétaire ?
 
– Eh bien ! supposez qu’ayant renoncé à son dangereux métier de maraudeur de rivière, il veuille devenir tout à fait honnête ; supposez qu’il inspire, par la franchise de ses bonnes résolutions, assez de confiance à un bienfaiteur inconnu pour que celui-ci lui donne une place… de garde-chasse, par exemple, à lui qui était braconnier, ça serait dans ses goûts, j’espère ; c’est le même état, mais en bien.
 
– Ma foi, oui, c’est toujours vivre dans les bois.
 
– Seulement on ne lui donnerait cette place qu’à la condition qu’il vous épouserait et qu’il vous emmènerait avec lui.
 
– M’en aller avec Martial !
 
– Oui, vous seriez si heureuse, disiez-vous, d’habiter ensemble au fond des forêts ! N’aimeriez-vous pas mieux, au lieu d’une mauvaise hutte de braconnier, où vous vous cacheriez tous deux comme des coupables, avoir une honnête petite chaumière dont vous seriez la ménagère active et laborieuse ?
 
– Vous vous moquez de moi ! Est-ce que c’est possible ?
 
– Qui sait ? Le hasard ! D’ailleurs c’est toujours un château en Espagne.
 
– Ah ! comme ça, à la bonne heure.
 
– Dites donc, la Louve, il me semble déjà vous voir établie dans votre maisonnette, en pleine forêt, avec votre mari et deux ou trois enfants. Des enfants ! quel bonheur, n’est-ce pas !
 
– Des enfants de mon homme ? s’écria la Louve avec une passion farouche ; oh ! oui, ils seraient fièrement aimés, ceux-là !
 
– Comme ils vous tiendraient compagnie dans votre solitude ! Puis, quand ils seraient un peu grands, ils commenceraient à vous rendre bien des services ; les plus petits ramasseraient des branches mortes pour votre chauffage ; le plus grand irait dans les herbes de la forêt faire pâturer une vache ou deux qu’on vous donnerait pour récompenser votre mari de son activité ; car ayant été braconnier, il n’en serait que meilleur garde-chasse.
 
– Au fait… c’est vrai. Tiens, c’est amusant, ces châteaux en Espagne. Dites-m’en donc encore, la Goualeuse !
 
– On serait très-content de votre mari… vous auriez de son maître quelques douceurs… une basse-cour, un jardin ; mais, dame ! aussi, il vous faudrait courageusement travailler, la Louve ! et cela du matin au soir.
 
– Oh ! si ce n’était que ça, une fois auprès de mon homme, l’ouvrage ne me ferait pas peur, à moi… j’ai de bons bras…
 
– Et vous auriez de quoi les occuper, je vous en réponds… Il y a tant à faire !… tant à faire !… C’est l’étable à soigner, les repas à préparer, les habits de la famille à raccommoder ; c’est un jour le blanchissage, un autre jour le pain à cuire, ou bien encore la maison à nettoyer du haut en bas, pour que les autres gardes de la forêt disent : « Oh ! il n’y a pas une ménagère comme la femme à Martial ; de la cave au grenier sa maison est un miracle de propreté… et des enfants toujours si bien soignés ! C’est qu’aussi elle est fièrement laborieuse, Mme Martial… »
 
– Dites donc, la Goualeuse, c’est vrai, je m’appellerais Mme Martial… reprit la Louve avec une sorte d’orgueil ; Mme Martial !…
 
– Ce qui vaudrait mieux que de vous appeler la Louve, n’est-ce pas ?
 
– Bien sûr, j’aimerais mieux le nom de mon homme que le nom d’une bête… Mais, bah !… bah !… louve je suis née… louve je mourrai…
 
– Qui sait ?… qui sait ?… Ne pas reculer devant une vie bien dure, mais honnête, ça porte bonheur… Ainsi, le travail ne vous effrayerait pas ?…
 
– Oh ! pour ça non, ce n’est pas mon homme et trois ou quatre mioches à soigner qui m’embarrasseraient, allez !
 
– Et puis aussi tout n’est pas labeur, il y a des moments de repos ; l’hiver, à la veillée, pendant que les enfants dorment, et que votre mari fume sa pipe en nettoyant ses armes ou en caressant ses chiens… écoutez donc, vous pouvez prendre un peu de bon temps.
 
– Bah ! bah ! du bon temps… rester les bras croisés ! ma foi non ; j’aimerais mieux raccommoder le linge de la famille, le soir, au coin du feu ; ça n’est pas déjà si fatigant… L’hiver, les jours sont si courts !
 
Aux paroles de Fleur-de-Marie, la Louve oubliait de plus en plus le présent pour ces rêves d’avenir… aussi vivement intéressée que précédemment la Goualeuse, lorsque Rodolphe lui avait parlé des douceurs rustiques de la ferme de Bouqueval.
 
La Louve ne cachait pas les goûts sauvages que lui avait inspirés son amant. Se souvenant de l’impression profonde, salutaire, qu’elle avait ressentie aux riantes peintures de Rodolphe, à propos de la vie des champs, Fleur-de-Marie voulait tenter le même moyen d’action sur la Louve, pensant avec raison que, si sa compagne se laissait assez émouvoir au tableau d’une existence rude, pauvre et solitaire, pour désirer ardemment une vie pareille… cette femme mériterait intérêt et pitié.
 
Enchantée de voir sa compagne l’écouter avec curiosité, la Goualeuse reprit en souriant :
 
– Et puis, voyez-vous… madame Martial… laissez-moi vous appeler ainsi… qu’est-ce que cela vous fait ?
 
– Tiens, au contraire, ça me flatte… Puis la Louve haussa les épaules en souriant aussi et reprit : Quelle bêtise de jouer à la madame ! Sommes-nous enfants !… C’est égal… allez toujours… c’est amusant… Vous dites donc ?…
 
– Je dis, madame Martial, qu’en parlant de votre vie, l’hiver au fond des bois, nous ne songeons qu’à la pire des saisons.
 
– Ma foi, non, ça n’est pas la pire… Entendre le vent siffler la nuit dans la forêt et de temps en temps hurler les loups, bien loin… bien loin… je ne trouverais pas ça ennuyeux, moi, pourvu que je sois au coin du feu avec mon homme et mes mioches, ou même toute seule sans mon homme, s’il était à faire sa ronde ; oh ! un fusil ne me fait pas peur, à moi… Si j’avais mes enfants à défendre… je serais bonne, là… allez… La Louve garderait bien ses louveteaux !
 
– Oh ! je vous crois… vous êtes très-brave, vous… mais moi, poltronne, je préfère le printemps à l’hiver… Oh ! le printemps ! madame Martial, le printemps ! quand verdissent les feuilles, quand fleurissent les jolies fleurs des bois, qui sentent si bon, si bon, que l’air est embaumé… C’est alors que vos enfants se rouleraient gaiement dans l’herbe nouvelle ; et puis la forêt serait si touffue qu’on apercevrait à peine votre maison au milieu du feuillage. Il me semble que je la vois d’ici. Il y a devant la porte un berceau de vigne que votre mari a plantée et qui ombrage le banc de gazon où il dort durant la grande chaleur du jour, pendant que vous allez et venez en recommandant aux enfants de ne pas réveiller leur père… Je ne sais pas si vous avez remarqué cela : mais dans le fort de l’été, sur le midi, il se fait dans les bois autant de silence que pendant la nuit… on n’entend ni les feuilles remuer, ni les oiseaux chanter…
 
– Ça, c’est vrai, répéta machinalement la Louve qui, oubliant de plus en plus la réalité, croyait presque voir se dérouler à ses yeux les riants tableaux que lui présentait l’imagination poétique de Fleur-de-Marie, si instinctivement amoureuse des beautés de la nature.
 
Ravie de la profonde attention que lui prêtait sa compagne, la Goualeuse reprit en se laissant elle-même entraîner au charme des pensées qu’elle évoquait :
 
– Il y a une chose que j’aime presque autant que le silence des bois, c’est le bruit des grosses gouttes de pluie d’été tombant sur les feuilles ; aimez-vous cela aussi ?
 
– Oh ! oui… j’aime bien aussi la pluie d’été.
 
– N’est-ce pas ? Lorsque les arbres, la mousse, l’herbe, tout est bien trempé, quelle bonne odeur fraîche ! Et puis, comme le soleil, en passant à travers les arbres, fait briller toutes ces gouttelettes d’eau qui pendent aux feuilles après l’ondée ! Avez-vous aussi remarqué cela ?
 
– Oui… mais je m’en souviens parce que vous me le dites à présent… Comme c’est drôle pourtant ! Vous racontez si bien, la Goualeuse, qu’on semble tout voir, tout voir, à mesure que vous parlez… et puis, dame ! je ne sais pas comment vous expliquer cela… mais, tenez, ce que vous dites… ça sent bon… ça rafraîchit… comme la pluie d’été dont nous parlons.
 
Ainsi que le beau, que le bien, la poésie est souvent contagieuse. La Louve, cette nature brute et farouche, devait subir en tout l’influence de Fleur-de-Marie. Celle-ci reprit en souriant :
 
– Il ne faut pas croire que nous soyons seules à aimer la pluie d’été. Et les oiseaux donc ! Comme ils sont contents, comme ils secouent leurs plumes, en gazouillant joyeusement… pas plus joyeusement pourtant que vos enfants… vos enfants libres, gais et légers comme eux. Voyez-vous, à la tombée du jour, les plus petits courir à travers bois au-devant de l’aîné, qui ramène deux génisses du pâturage ? Ils ont bien vite reconnu le tintement lointain des clochettes, allez !…
 
– Dites donc, la Goualeuse, il me semble voir le plus petit et le plus hardi, qui s’est fait mettre, par son frère aîné qui le soutient, à califourchon sur le dos d’une des vaches…
 
– Et l’on dirait que la pauvre bête sait quel fardeau elle porte, tant elle marche avec précaution… Mais voilà l’heure du souper : votre aîné, tout en menant pâturer son bétail, s’est amusé à remplir pour vous un panier de belles fraises des bois, qu’il a rapportées au frais, sous une couche épaisse de violettes sauvages.
 
– Fraises et violettes… c’est ça qui doit être un baume ! Mais mon Dieu ! mon Dieu ! où diable allez-vous donc chercher ces idées-là, la Goualeuse ?
 
– Dans les bois où mûrissent les fraises, où fleurissent les violettes… il n’y a qu’à regarder et à ramasser, madame Martial… Mais parlons ménage… voici la nuit, il faut traire vos laitières, préparer le souper sous le berceau de vigne ; car vous entendez aboyer les chiens de votre mari, et bientôt la voix de leur maître, qui, tout harassé qu’il est, rentre en chantant… Et comment n’avoir pas envie de chanter, quand, par une belle soirée d’été, le cœur satisfait, on regarde la maison où vous attendent une bonne femme et deux enfants ? N’est-ce pas, madame Martial ?
 
– C’est vrai, on ne peut faire autrement que de chanter, dit la Louve, devenant de plus en plus songeuse.
 
– À moins qu’on ne pleure d’attendrissement, reprit Fleur-de-Marie, émue elle-même. Et ces larmes-là sont aussi douces que des chansons… Et puis, quand la nuit est venue tout à fait, quel bonheur de rester sous la tonnelle à jouir de la sérénité d’une belle soirée… à respirer l’odeur de la forêt… à écouter babiller ses enfants… à regarder les étoiles… Alors le cœur est si plein, si plein… qu’il faut qu’il déborde par la prière… Comment ne pas remercier celui à qui l’on doit la fraîcheur du soir, la senteur des bois, la douce clarté du ciel étoilé ?… Après ce remerciement ou cette prière, on va dormir paisiblement jusqu’au lendemain, et on remercie encore le Créateur… car cette vie pauvre, laborieuse, mais calme et honnête, est celle de tous les jours…
 
– De tous les jours !… répéta la Louve, la tête baissée sur sa poitrine, le regard fixe, le sein oppressé, car c’est vrai, le bon Dieu est bon de nous donner de quoi vivre si heureux avec si peu…
 
– Eh bien ! dites maintenant, reprit doucement Fleur-de-Marie, dites, ne devrait-il pas être béni comme Dieu celui qui vous donnerait cette vie paisible et laborieuse, au lieu de la vie misérable que vous menez dans la boue des rues de Paris ?
 
Ce mot de Paris rappela brusquement la Louve à la réalité.
 
Il venait de se passer dans l’âme de cette créature un phénomène étrange.
 
Peinture naïve d’une condition humble et rude, ce simple récit, tour à tour éclairé des douces lueurs du foyer domestique, doré par quelques joyeux rayons de soleil, rafraîchi par la brise des grands bois ou parfumé de la senteur des fleurs sauvages, ce récit avait fait sur la Louve une impression plus profonde, plus saisissante que ne l’aurait fait une exhortation d’une moralité transcendante.
 
Oui, à mesure que parlait Fleur-de-Marie, la Louve avait désiré d’être ménagère infatigable, vaillante épouse, mère pieuse et dévouée.
 
Inspirer, même pendant un moment, à une femme violente, immorale, avilie, l’amour de la famille, le respect du devoir, le goût du travail, la reconnaissance envers le Créateur, et cela seulement en lui promettant ce que Dieu donne à tous, le soleil du ciel et l’ombre des forêts… ce que l’homme doit à qui travaille, un toit et du pain, n’était-ce pas un beau triomphe pour Fleur-de-Marie !
 
Le moraliste le plus sévère, le prédicateur le plus fulminant, auraient-ils obtenu davantage en faisant gronder dans leurs prédictions menaçantes toutes les vengeances humaines, toutes les foudres divines ?
 
La colère douloureuse dont se sentit transportée la Louve en revenant à la réalité, après s’être laissé charmer par la rêverie nouvelle et salutaire où, pour la première fois, l’avait plongée Fleur-de-Marie, prouvait l’influence des paroles de cette dernière sur sa malheureuse compagne.
 
Plus les regrets de la Louve étaient amers en retombant de ce consolant mirage dans l’horreur de sa position, plus le triomphe de la Goualeuse était manifeste.
 
Après un moment de silence et de réflexion, la Louve redressa brusquement la tête, passa la main sur son front, et se levant menaçante, courroucée :
 
– Vois-tu… vois-tu que j’avais raison de me défier de toi et de ne pas vouloir t’écouter… parce que ça tournerait mal pour moi ! Pourquoi m’as-tu parlé ainsi ? Pour te moquer de moi ? Pour me tourmenter ? Et cela, parce que j’ai été assez bête pour te dire que j’aurais aimé à vivre au fond des bois avec mon homme !… Mais qui es-tu donc ?… Pourquoi me bouleverser ainsi ?… Tu ne sais pas ce que tu as fait, malheureuse ! Maintenant, malgré moi, je vais toujours penser à cette forêt, à cette maison, à ces enfants, à tout ce bonheur que je n’aurai jamais… jamais !… Et si je ne peux pas oublier ce que tu viens de dire, moi, ma vie va donc être un supplice, un enfer… et cela, par ta faute… oui, par ta faute !…
 
– Tant mieux ! oh ! tant mieux ! dit Fleur-de-Marie.
 
– Tu dis tant mieux ? s’écria la Louve, les yeux menaçants.
 
– Oui, tant mieux ; car si votre misérable vie d’à présent vous paraît un enfer, vous préférerez celle dont je vous ai parlé.
 
– Et à quoi bon la préférer, puisqu’elle n’est pas faite pour moi ? À quoi bon regretter d’être une fille des rues, puisque je dois mourir fille des rues ? s’écria la Louve de plus en plus irritée, en saisissant dans sa forte main le petit poignet de Fleur-de-Marie. Réponds… réponds ! Pourquoi es-tu venue me faire désirer ce que je ne peux pas avoir ?
 
– Désirer une vie honnête et laborieuse, c’est être digne de cette vie, je vous l’ai dit, reprit Fleur-de-Marie, sans chercher à dégager sa main.
 
– Eh bien ! après, quand j’en serais digne ? Qu’est-ce que cela prouve ? À quoi ça m’avancera-t-il ?
 
– À voir se réaliser ce que vous regardez comme un rêve, dit Fleur-de-Marie, d’un ton si sérieux, si convaincu, que la Louve, dominée de nouveau, abandonna la main de la Goualeuse et resta frappée d’étonnement.
 
– Écoutez-moi, la Louve, reprit Fleur-de-Marie d’une voix pleine de compassion, me croyez-vous assez méchante pour éveiller chez vous ces pensées, ces espérances, si je n’étais pas sûre, en vous faisant rougir de votre condition présente, de vous donner les moyens d’en sortir ?
 
– Vous ? Vous pourriez cela ?
 
– Moi ?… non ; mais quelqu’un qui est bon, grand, puissant comme Dieu…
 
– Puissant comme Dieu ?…
 
– Écoutez encore, la Louve… Il y a trois mois, comme vous j’étais une pauvre créature perdue… abandonnée. Un jour, celui dont je vous parle avec des larmes de reconnaissance – et Fleur-de-Marie essuya ses yeux – un jour celui-là est venu à moi ; il n’a pas craint, tout avilie, toute méprisée que j’étais, de me dire de consolantes paroles… les premières que j’aie entendues !… Je lui avais raconté mes souffrances, mes misères, ma honte, sans lui rien cacher, ainsi que vous m’avez tout à l’heure raconté votre vie, la Louve… Après m’avoir écoutée avec bonté, il ne m’a pas blâmée, il m’a plainte ; il ne m’a pas reproché mon abjection, il m’a vanté la vie calme et pure que l’on menait aux champs.
 
– Comme vous tout à l’heure…
 
– Alors, cette abjection m’a paru d’autant plus affreuse que l’avenir qu’il me montrait me semblait plus beau !
 
– Comme moi, bon Dieu !
 
– Oui, et ainsi que vous je disais : « À quoi bon, hélas ! me faire entrevoir ce paradis, à moi qui suis condamnée à l’enfer ?… » Mais j’avais tort de désespérer… car celui dont je vous parle est, comme Dieu, souverainement juste, souverainement bon, et incapable de faire luire un faux espoir aux yeux d’une pauvre créature qui ne demandait à personne ni pitié, ni bonheur, ni espérance.
 
– Et pour vous… qu’a-t-il fait ?
 
– Il m’a traitée en enfant malade ; j’étais, comme vous, plongée dans un air corrompu, il m’a envoyé respirer un air salubre et vivifiant ; je vivais aussi parmi des êtres hideux et criminels, il m’a confiée à des êtres faits à son image… qui ont épuré mon âme, élevé mon esprit… car, comme Dieu encore, à tous ceux qui l’aiment et le respectent, il donne une étincelle de sa céleste intelligence… Oui, si mes paroles vous émeuvent, la Louve, si mes larmes font couler vos larmes, c’est que son esprit et sa pensée m’inspirent ! Si je vous parle de l’avenir plus heureux que vous obtiendrez par le repentir, c’est que je puis vous promettre cet avenir en son nom quoiqu’il ignore à cette heure l’engagement que je prends ! Enfin, si je vous dis : « Espérez !… » c’est qu’il entend toujours la voix de ceux qui veulent devenir meilleurs… car Dieu l’a envoyé sur terre pour faire croire à la Providence…
 
En parlant ainsi, la physionomie de Fleur-de-Marie devint radieuse, inspirée ; ses joues pâles se colorèrent un moment d’un léger incarnat, ses beaux yeux brillèrent doucement ; elle rayonnait alors d’une beauté si noble, si touchante, que la Louve, déjà profondément émue de cet entretien, contempla sa compagne avec une respectueuse admiration et s’écria :
 
– Mon Dieu !… où suis-je ? Est-ce que je rêve ? Je n’ai jamais rien entendu, rien vu de pareil… ça n’est pas possible !… Mais qui êtes-vous donc aussi ? Oh ! je disais bien que vous étiez tout autre que nous !… Mais alors, vous qui parlez si bien… vous qui pouvez tant, vous qui connaissez des gens si puissants… comment se fait-il que vous soyez ici… prisonnière avec nous ?… Mais… mais… c’est donc pour nous tenter ! ! ! Vous êtes donc pour le bien… comme le démon pour le mal ?
 
Fleur-de-Marie allait répondre, lorsque Mme Armand vint l’interrompre et la chercher pour la conduire auprès de Mme d’Harville.
 
La Louve restait frappée de stupeur ; l’inspectrice lui dit :
 
– Je vois avec plaisir que la présence de la Goualeuse dans la prison vous a porté bonheur à vous et à vos compagnes… Je sais que vous avez fait une quête pour cette pauvre Mont-Saint-Jean ; cela est bien… cela est charitable, la Louve. Cela vous sera compté… J’étais bien sûre que vous valiez mieux que vous ne vouliez le paraître… En récompense de votre bonne action, je crois pouvoir vous promettre qu’on fera abréger de beaucoup les jours de prison qui vous restent à subir.
 
Et Mme Armand s’éloigna, suivie de Fleur-de-Marie.
 
 
L’on ne s’étonnera pas du langage presque éloquent de Fleur-de-Marie en songeant que cette nature, si merveilleusement douée, s’était rapidement développée, grâce à l’éducation et aux enseignements qu’elle avait reçus à la ferme de Bouqueval.
 
Puis la jeune fille était surtout forte de son expérience.
 
Les sentiments qu’elle avait éveillés dans le cœur de la Louve avaient été éveillés en elle par Rodolphe, lors de circonstances à peu près semblables.
 
Croyant reconnaître quelques bons instincts chez sa compagne, elle avait tâché de la ramener à l’honnêteté en lui prouvant (selon la théorie de Rodolphe appliquée à la ferme de Bouqueval) qu’il était de son intérêt de devenir honnête, et en lui montrant sa réhabilitation sous de riantes et attrayantes couleurs…
 
Et, à ce propos, répétons que l’on procède d’une manière incomplète et, ce nous semble, inintelligente et inefficace, pour inspirer aux classes pauvres et ignorantes l’horreur du mal et l’amour du bien.
 
Afin de les détourner de la voie mauvaise, incessamment on les menace des vengeances divines et humaines ; incessamment on fait bruire à leurs oreilles un cliquetis sinistre : clefs de prison, carcans de fer, chaînes de bagne ; et enfin au loin, dans une pénombre effrayante, à l’extrême horizon du crime, on leur montre le coupe-tête du bourreau, étincelant aux lueurs des flammes éternelles…
 
On le voit, la part de l’intimidation est incessante, formidable, terrible…
 
À qui fait le mal… captivité, infamie, supplice…
 
Cela est juste ; mais à qui fait le bien, la société décerne-t-elle dons honorables, distinctions glorieuses ?
 
Non.
 
Par des bienfaisantes rémunérations, la société encourage-t-elle à la résignation, à l’ordre, à la probité, cette masse immense d’artisans voués à tout jamais au travail, aux privations, et presque toujours à une misère profonde ?
 
Non.
 
En regard de l’échafaud où monte le grand coupable, est-il un pavois où monte le grand homme de bien ?
 
Non.
 
Étrange, fatal symbole ! On représente la justice aveugle, portant d’une main un glaive pour punir, de l’autre des balances où se pèsent l’accusation et la défense.
 
Ceci n’est pas l’image de la justice.
 
C’est l’image de la loi, ou plutôt de l’homme qui condamne ou absout selon sa conscience.
 
La JUSTICE tiendrait d’une main une épée, de l’autre une couronne ; l’une pour frapper les méchants, l’autre pour récompenser les bons.
 
Le peuple verrait alors que, s’il est de terribles châtiments pour le mal, il est d’éclatants triomphes pour le bien ; tandis qu’à cette heure, dans son naïf et rude bon sens, il cherche en vain le pendant des tribunaux, des geôles, des galères et des échafauds.
 
Le peuple voit bien une justice criminelle (sic), composée d’hommes fermes, intègres, éclairés, toujours occupés à rechercher, à découvrir, à punir des scélérats.
 
Il ne voit pas de justice vertueuse[1], composée d’hommes fermes, intègres, éclairés, toujours occupés à rechercher, à récompenser les gens de bien.
 
Tout lui dit : « Tremble !… »
 
Rien ne lui dit : « Espère !… »
 
Tout le menace…
 
Rien ne le console.
 
L’État dépense annuellement beaucoup de millions pour la stérile punition des crimes. Avec cette somme énorme, il entretient prisonniers et geôliers, galériens et argousins, échafauds et bourreaux.
 
Cela est nécessaire, soit.
 
Mais combien dépense l’État pour la rémunération si salutaire, si féconde, des gens de bien ?
 
Rien.
 
Et ce n’est pas tout.
 
Ainsi que nous le démontrerons lorsque le cours de ce récit nous conduira aux prisons d’hommes, combien d’artisans d’une irréprochable probité seraient au comble de leurs vœux s’ils étaient certains de jouir un jour de la condition matérielle des prisonniers, toujours assurés d’une bonne nourriture, d’un bon lit, d’un bon gîte !
 
Et pourtant, au nom de leur dignité d’honnêtes gens rudement et longuement éprouvée, n’ont-ils pas le droit de prétendre à jouir du même bien-être que les scélérats, ceux-là qui, comme Morel le lapidaire, auraient pendant vingt ans vécu laborieux, probes, résignés, au milieu de la misère et des tentations ?
 
Ceux-là ne méritent-ils pas assez de la société pour qu’elle se donne la peine de les chercher et, sinon de les récompenser, à la glorification de l’humanité, du moins de les soutenir dans la voie pénible et difficile qu’ils parcourent vaillamment ?
 
Le grand homme de bien, si modeste qu’il soit, se cache-t-il donc plus obscurément que le voleur ou l’assassin ?… Et ceux-ci ne sont-ils pas toujours découverts par la justice criminelle ?
 
Hélas ! c’est une utopie, mais elle n’a rien que de consolant.
 
Supposez, par la pensée, une société organisée de telle sorte qu’elle ait pour ainsi dire les assises de la vertu, comme elle a les assises du crime.
 
Un ministère public signalant les nobles actions, les dénonçant à la reconnaissance de tous, comme on dénonce aujourd’hui les crimes à la vindicte des lois.
 
Voici deux exemples, deux justices : que l’on dise quelle est la plus féconde en enseignements, en conséquences, en résultats positifs :
 
Un homme a tué un autre homme pour le voler :
 
Au point du jour on dresse sournoisement la guillotine dans un coin reculé de Paris, et on coupe le cou de l’assassin, devant la lie de la populace, qui rit du juge, du patient et du bourreau.
 
Voilà le dernier mot de la société.
 
Voilà le plus grand crime que l’on puisse commettre contre elle, voilà le plus grand châtiment… voilà l’enseignement le plus terrible, le plus salutaire qu’elle puisse donner au peuple…
 
Le seul… car rien ne sert de contrepoids à ce billot dégouttant de sang.
 
Non… la société n’a aucun spectacle doux et bienfaisant à opposer à ce spectacle funèbre.
 
Continuons notre utopie…
 
N’en serait-il pas autrement si presque chaque jour le peuple avait sous les yeux l’exemple de quelques grandes vertus hautement glorifiées et matériellement rémunérées par l’État ?
 
Ne serait-il pas sans cesse encouragé au bien, s’il voyait souvent un tribunal auguste, imposant, vénéré, évoquer devant lui, aux yeux d’une foule immense, un pauvre et honnête artisan, dont on raconterait la longue vie probe, intelligente et laborieuse, et auquel on dirait :
 
– Pendant vingt ans vous avez plus qu’aucun autre travaillé, souffert, courageusement lutté contre l’infortune ; votre famille a été élevée par vous dans des principes de droiture et d’honneur… vos vertus supérieures vous ont hautement distingué : soyez glorifié et récompensé. Vigilante, juste et toute-puissante, la société ne laisse jamais dans l’oubli ni le mal ni le bien… À chacun elle paye selon ses œuvres… l’État vous assure une pension suffisante à vos besoins. Environné de la considération publique, vous terminerez dans le repos et dans l’aisance une vie qui doit servir d’enseignement à tous… et ainsi sont et seront toujours exaltés ceux qui, comme vous, auront justifié, perdant beaucoup d’années, d’une admirable persévérance dans le bien… et fait preuve de rares et grandes qualités morales… Votre exemple encouragera le plus grand nombre à vous imiter… l’espérance allégera le pénible fardeau que le sort leur impose durant une longue carrière. Animés d’une salutaire émulation, ils lutteront d’énergie dans l’accomplissement des devoirs les plus difficiles, afin d’être un jour distingués entre tous et rémunérés comme vous…
 
Nous le demandons : lequel de ces deux spectacles, du meurtrier égorgé, du grand homme de bien récompensé, réagira sur le peuple d’une façon plus salutaire, plus féconde ?
 
Sans doute beaucoup d’esprits délicats s’indigneront à la seule pensée de ces ignobles rémunérations matérielles accordées à ce qu’il y a au monde de plus éthéré : la vertu !
 
Ils trouveront contre ces tendances toutes sortes de raisons plus ou moins philosophiques, platoniques, théologiques, mais surtout économiques, telles que celles-ci :
 
Le bien porte en soi sa récompense…
 
La vertu est une chose sans prix…
 
La satisfaction de la conscience est la plus noble des récompenses.
 
Et enfin cette objection triomphante et sans réplique :
 
Le bonheur éternel qui attend les justes dans l’autre vie doit uniquement suffire pour les encourager au bien.
 
À cela nous répondrons que la société, pour intimider et punir les coupables, ne nous paraît pas exclusivement se reposer sur la vengeance divine qui les atteindra certainement dans l’autre vie.
 
La société prélude au jugement dernier par des jugements humains…
 
En attendant l’heure inexorable des archanges aux armures d’hyacinthe, aux trompettes retentissantes et aux glaives de flamme, elle se contente modestement… de gendarmes.
 
Nous le répétons :
 
Pour terrifier les méchants, on matérialise, ou plutôt on réduit à des proportions humaines, perceptibles, visibles, les effets anticipés du courroux céleste…
 
Pourquoi n’en serait-il pas de même des effets de la rémunération divine à l’égard des gens de bien ?
 
 
Mais oublions ces utopies, folles, absurdes, stupides, impraticables, comme de véritables utopies qu’elles sont.
 
La société est si bien comme elle est ! Interrogez plutôt tous ceux qui, la jambe avinée, l’œil incertain, le rire bruyant, sortent d’un joyeux banquet !
 


[1] Quelques jours après avoir écrit ces lignes, nous relisions le Mémorial de Sainte-Hélène, ce livre immortel qui nous semble un sublime traité de philosophie pratique ; nous avons remarqué ce passage, qui nous avait jusqu’alors échappé. « Après un de mes rêves (c’est l’empereur qui parle), nos grands événements de guerre accomplis et soldés, de retour à l’intérieur, en repos et respirant, eût été de chercher une douzaine de vrais bons philanthropes, de ces braves gens ne vivant que pour le bien, n’existant que pour le pratiquer ; je les eusse disséminés dans l’empire, qu’ils eussent parcouru en secret pour me rendre compte à moi-même ; ils eussent été les « espions de la vertu » ; ils seraient venus me trouver directement ; ils eussent été mes confesseurs, mes directeurs spirituels, et mes décisions avec eux eussent été mes bonnes œuvres secrètes. Ma grande occupation, lors de mon entier repos, eût été, du sommet de ma puissance, de m’occuper à fond d’améliorer la condition de la société ; j’eusse descendu jusqu’aux jouissances individuelles. » (Mémorial, t. V, p. 100, édition de 1824.)