XVI
Les aveux
Le fauteuil de Mme d’Harville était placé à droite de la cheminée, où Rodolphe, resté debout, s’accoudait légèrement.
Jamais Clémence n’avait été plus frappée du noble et gracieux ensemble des traits du prince ; jamais sa voix ne lui avait semblé plus douce et plus vibrante.
Sentant combien il était pénible pour la marquise de commencer cette conversation, Rodolphe lui dit :
– Vous avez été, madame, victime d’une trahison indigne : une lâche délation de la comtesse Sarah Mac-Gregor a failli vous perdre.
– Il serait vrai, monseigneur ? s’écria Clémence. Mes pressentiments ne me trompaient donc pas… Et comment Votre Altesse a-t-elle pu savoir ?…
– Hier, par hasard, au bal de la comtesse ***, j’ai découvert le secret de cette infamie. J’étais assis dans un endroit écarté du jardin d’hiver. Ignorant qu’un massif de verdure me séparait d’eux et me permettait de les entendre, la comtesse Sarah et son frère vinrent s’entretenir près de moi de leurs projets et du piège qu’ils vous tendaient. Voulant vous prévenir du péril dont vous étiez menacée, je me rendis à la hâte au bal de Mme de Nerval, croyant vous y trouver : vous n’y aviez pas paru. Vous écrire ici ce matin, c’était exposer ma lettre à tomber entre les mains du marquis, dont les soupçons devaient être éveillés. J’ai préféré aller vous attendre rue du Temple, pour déjouer la trahison de la comtesse Sarah. Vous me pardonnez, n’est-ce pas, de vous entretenir si longtemps d’un sujet qui doit vous être désagréable ? Sans la lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire… de ma vie je ne vous eusse parlé de tout ceci…
Après un moment de silence, Mme d’Harville dit à Rodolphe :
– Je n’ai qu’une manière, monseigneur, de vous prouver ma reconnaissance… c’est de vous faire un aveu que je n’ai fait à personne. Cet aveu ne me justifiera pas à vos yeux, mais il vous fera peut-être trouver ma conduite moins coupable.
– Franchement, madame, dit Rodolphe en souriant, ma position envers vous est très-embarrassante…
Clémence, étonnée de ce ton presque léger, regarda Rodolphe avec surprise.
– Comment, monseigneur ?
– Grâce à une circonstance que vous devinerez sans doute, je suis obligé de faire… un peu le grand-parent, à propos d’une aventure qui, dès que vous aviez échappé au piège odieux de la comtesse Sarah, ne méritait pas d’être prise si gravement… Mais, ajouta Rodolphe avec une nuance de gravité douce et affectueuse, votre mari est pour moi presque un frère ; mon père avait voué à son père la plus affectueuse gratitude. C’est donc très-sérieusement que je vous félicite d’avoir rendu à votre mari le repos et la sécurité.
– Et c’est aussi parce que vous honorez M. d’Harville de votre amitié, monseigneur, que je tiens à vous apprendre la vérité tout entière… et sur un choix qui doit vous sembler aussi malheureux qu’il l’est réellement… et sur ma conduite, qui offense celui que Votre Altesse appelle presque son frère.
– Je serai toujours, madame, heureux et fier de la moindre preuve de votre confiance. Cependant, permettez-moi de vous dire, à propos du choix dont vous parlez, que je sais que vous avez cédé autant à un sentiment de pitié sincère qu’à l’obsession de la comtesse Sarah Mac-Gregor, qui avait ses raisons pour vouloir vous perdre… Je sais encore que vous avez hésité longtemps avant de vous résoudre à la démarche que vous regrettez tant à cette heure.
Clémence regarda le prince avec surprise.
– Cela vous étonne ! Je vous dirai mon secret un autre jour, afin de ne pas passer à vos yeux pour sorcier, reprit Rodolphe en souriant. Mais votre mari est-il complètement rassuré ?
– Oui, monseigneur, dit Clémence en baissant les yeux avec confusion ; et, je vous l’avoue, il m’est pénible de l’entendre me demander pardon de m’avoir soupçonnée, et s’extasier sur mon modeste silence à propos de mes bonnes œuvres.
– Il est heureux de son illusion, ne vous la reprochez pas, maintenez-le toujours, au contraire, dans sa douce erreur… S’il ne m’était interdit de parler légèrement de cette aventure, et s’il ne s’agissait pas de vous, madame… je dirais que jamais une femme n’est plus charmante pour son mari que lorsqu’elle a quelque tort à dissimuler. On n’a pas idée de toutes les séduisantes câlineries qu’une mauvaise conscience inspire, on n’imagine pas toutes les fleurs ravissantes que fait souvent éclore une perfidie… Quand j’étais jeune, ajouta Rodolphe, en souriant, j’éprouvais toujours, malgré moi, une vague défiance lors de certains redoublements de tendresse ; et comme de mon côté je ne me sentais jamais plus à mon avantage que lorsque j’avais quelque chose à me faire pardonner, dès qu’on se montrait pour moi aussi perfidement aimable que je voulais le paraître, j’étais bien sûr que ce charmant accord… cachait une infidélité mutuelle.
Mme d’Harville s’étonnait de plus en plus d’entendre Rodolphe parler en raillant d’une aventure qui aurait pu avoir pour elle des suites si terribles ; mais devinant bientôt que le prince, par cette affectation de légèreté, tâchait d’amoindrir l’importance du service qu’il lui avait rendu, elle lui dit, profondément touchée de cette délicatesse :
– Je comprends votre générosité, monseigneur… Permis à vous maintenant de plaisanter et d’oublier le péril auquel vous m’avez arrachée… Mais ce que j’ai à vous dire, moi, est si grave, si triste, cela a tant de rapport avec les événements de ce matin, vos conseils peuvent m’être si utiles, que je vous supplie de vous rappeler que vous m’avez sauvé l’honneur et la vie… oui, monseigneur, la vie… Mon mari était armé ; il me l’a avoué dans l’excès de son repentir ; il voulait me tuer !…
– Grand Dieu ! s’écria Rodolphe avec une vive émotion.
– C’était son droit, reprit amèrement Mme d’Harville.
– Je vous en conjure, madame, répondit Rodolphe très-sérieusement cette fois, croyez-moi, je suis incapable de rester indifférent à ce qui vous intéresse ; si tout à l’heure j’ai plaisanté, c’est que je ne voulais pas appesantir tristement votre pensée sur cette matinée, qui a dû vous causer une si terrible émotion. Maintenant, madame, je vous écoute religieusement, puisque vous me faites la grâce de me dire que mes conseils peuvent vous être bons à quelque chose.
– Oh ! bien utiles, monseigneur ! Mais, avant de vous les demander, permettez-moi de vous dire quelques mots d’un passé que vous ignorez… des années qui ont précédé mon mariage avec M. d’Harville.
Rodolphe s’inclina, Clémence continua :
– À seize ans je perdis ma mère, dit-elle sans pouvoir retenir une larme. Je ne vous dirai pas combien je l’adorai ; figurez-vous, monseigneur, l’idéal de la bonté sur la terre ; sa tendresse pour moi était extrême, elle y trouvait une consolation profonde à d’amers chagrins… Aimant peu le monde, d’une santé délicate, naturellement très-sédentaire, son plus grand plaisir avait été de se charger seule de mon instruction : car ses connaissances solides, variées, lui permettaient de remplir mieux que personne la tâche qu’elle s’était imposée.
« Jugez, monseigneur, de son étonnement, du mien, lorsque à seize ans, au moment où mon éducation était presque terminée, mon père, prétextant la faiblesse de la santé de ma mère, nous annonça qu’une jeune veuve fort distinguée, que de grands malheurs rendaient très-intéressante, se chargerait d’achever ce que ma mère avait commencé… Ma mère se refusa d’abord au désir de mon père. Moi-même je le suppliai de ne pas mettre entre elle et moi une étrangère ; il fut inexorable, malgré nos larmes. Mme Roland, veuve d’un colonel mort dans l’Inde, disait-elle, vint habiter avec nous et fut chargée de remplir auprès de moi les fonctions d’institutrice.
– Comment ! c’est cette Mme Roland que monsieur votre père a épousée presque aussitôt après votre mariage ?
– Oui, monseigneur.
– Elle était donc très-belle ?
– Médiocrement jolie, monseigneur.
– Très-spirituelle, alors ?
– De la dissimulation, de la ruse, rien de plus. Elle avait vingt-cinq ans environ, des cheveux blonds très-pâles, des cils presque blancs, de grands yeux ronds d’un bleu clair ; sa physionomie était humble et doucereuse ; son caractère, perfide jusqu’à la cruauté, était en apparence prévenant jusqu’à la bassesse.
– Et son instruction ?
– Complètement nulle, monseigneur ; et je ne puis comprendre comment mon père, jusqu’alors si esclave des convenances, n’avait pas songé que l’incapacité de cette femme trahirait scandaleusement le véritable motif de sa présence chez lui. Ma mère lui fit observer que Mme Roland était d’une ignorance profonde ; il lui répondit, avec un accent qui n’admettait pas de réplique, que, savante ou non, cette jeune et intéressante veuve garderait chez lui la position qu’il lui avait faite. Je l’ai su plus tard : dès ce moment ma pauvre mère comprit tout et s’affecta profondément, déplorant moins, je pense, l’infidélité de mon père que les désordres intérieurs que cette liaison devait amener et dont le bruit pouvait parvenir jusqu’à moi.
– Mais, en effet, même au point de vue de sa folle passion, monsieur votre père faisait, ce me semble, un mauvais calcul, en introduisant cette femme chez lui.
– Votre étonnement redoublerait encore, monseigneur, si vous saviez que mon père est l’homme du caractère le plus formaliste et le plus entier que je connaisse ; il fallait, pour l’amener à un pareil oubli de toute convenance, l’influence excessive de Mme Roland, influence d’autant plus certaine qu’elle la dissimulait sous les dehors d’une violente passion pour lui.
– Mais quel âge avait donc alors monsieur votre père ?
– Soixante ans environ.
– Et il croyait à l’amour de cette jeune femme ?
– Mon père a été un des hommes les plus à la mode de son temps ; Mme Roland, obéissant à son instinct ou à d’habiles conseils…
– Des conseils ! Et qui pouvait la conseiller ?
– Je vous le dirai tout à l’heure, monseigneur. Devinant qu’un homme à bonnes fortunes, lorsqu’il atteint la vieillesse, aime d’autant plus à être flatté sur ses agréments extérieurs que ces louanges lui rappellent le plus beau temps de sa vie, cette femme, le croiriez-vous, monseigneur ? flatta mon père sur la grâce et sur le charme de ses traits, sur l’élégance inimitable de sa taille et de sa tournure ; et il avait soixante ans… Tout le monde apprécie sa haute intelligence, et il a donné aveuglément dans ce piège grossier. Telle a été, telle est encore, je n’en doute pas, la cause de l’influence de cette femme sur lui. Tenez, monseigneur, malgré mes tristes préoccupations, je ne puis m’empêcher de sourire en me rappelant avoir, avant mon mariage, souvent entendu dire et soutenir par Mme Roland que ce qu’elle appelait la « maturité réelle » était le plus bel âge de la vie. Cette « maturité réelle » ne commençait guère, il est vrai, que vers cinquante-cinq ou soixante ans.
– L’âge de monsieur votre père ?
– Oui, monseigneur. Alors seulement, disait Mme Roland, l’esprit et l’expérience avaient acquis leur dernier développement ; alors seulement un homme éminemment placé dans le monde jouissait de toute la considération à laquelle il pouvait prétendre ; alors seulement aussi l’ensemble de ses traits, la bonne grâce de ses manières atteignaient leur perfection, la physionomie offrant à cette époque de la vie un rare et divin mélange de gracieuse sérénité et de douce gravité. Enfin, une légère teinte de mélancolie, causée par les déceptions qu’amène toujours l’expérience, complétait le charme irrésistible de la « maturité réelle » ; charme seulement appréciable, se hâtait d’ajouter Mme Roland, pour les femmes d’esprit et de cœur qui ont le bon goût de hausser les épaules aux éclats de la jeunesse effarée de ces petits étourdis de quarante ans, dont le caractère n’offre aucune sûreté et dont les traits d’une insignifiante juvénilité ne sont pas encore poétisés par cette majestueuse expression qui décèle la science profonde de la vie.
Rodolphe ne put s’empêcher de sourire de la verve ironique avec laquelle Mme d’Harville traçait le portrait de sa belle-mère.
– Il est une chose que je ne pardonne jamais aux gens ridicules, dit-il à la marquise.
– Quoi donc, monseigneur ?
– C’est d’être méchants… cela empêche de rire d’eux tout à son aise.
– C’est peut-être un calcul de leur part, dit Clémence.
– Je le croirais assez, et c’est dommage ; car, par exemple, si je pouvais oublier que cette Mme Roland vous a nécessairement fait beaucoup de mal, je m’amuserais fort de cette invention de « maturité réelle » opposée à la folle jeunesse de ces étourneaux de quarante ans, qui, selon cette femme, semblent à peine « sortir de page », comme auraient dit nos grands-parents.
– Du moins, mon père est, je crois, heureux des illusions dont, à cette heure, ma belle-mère l’entoure.
– Et sans doute, dès à présent, punie de sa fausseté, elle subit les conséquences de son semblant d’amour passionné ; monsieur votre père l’a prise au mot, il l’entoure de solitude et d’amour. Or, permettez-moi de vous le dire, la vie de votre belle-mère doit être aussi insupportable que celle de son mari doit être heureuse : figurez-vous l’orgueilleuse joie d’un homme de soixante ans, habitué au succès, qui se croit encore assez passionnément aimé d’une jeune femme pour lui inspirer le désir de s’enfermer avec lui dans un complet isolement.
– Aussi, monseigneur, puisque mon père se trouve heureux, je n’aurais peut-être pas à me plaindre de Mme Roland ; mais son odieuse conduite envers ma mère… mais la part malheureusement trop active qu’elle a prise à mon mariage causent mon aversion pour elle, dit Mme d’Harville après un moment d’hésitation.
Rodolphe la regarda avec surprise.
– M. d’Harville est votre ami, monseigneur, reprit Clémence d’une voix ferme. Je sais la gravité des paroles que je viens de prononcer… Tout à l’heure vous me direz si elles sont justes. Mais je reviens à Mme Roland, établie auprès de moi comme institutrice, malgré son incapacité reconnue. Ma mère eut à ce sujet une explication pénible avec mon père, et lui signifia que, voulant au moins protester contre l’intolérable position de cette femme, elle ne paraîtrait plus désormais à table si Mme Roland ne quittait pas à l’instant la maison. Ma mère était la douceur, la bonté même ; mais elle devenait d’une indomptable fermeté lorsqu’il s’agissait de sa dignité personnelle. Mon père fut inflexible, elle tint sa promesse ; de ce moment, nous vécûmes complètement retirées dans son appartement. Mon père me témoigna dès lors autant de froideur qu’à ma mère, pendant que Mme Roland faisait presque publiquement les honneurs de notre maison, toujours en qualité de mon institutrice.
– À quelles extrémités une folle passion ne porte-t-elle pas les esprits les plus éminents ! Et puis on nous enorgueillit bien plus en nous louant des qualités ou des avantages que nous ne possédons pas ou que nous ne possédons plus, qu’en nous louant de ceux que nous avons. Prouver à un homme de soixante ans qu’il n’en a que trente, c’est l’a b c de la flatterie… et plus une flatterie est grossière, plus elle a de succès… Hélas nous autres princes, nous savons cela.
– On fait à ce sujet tant d’expériences sur vous ; monseigneur…
– Sous ce rapport, monsieur votre père a été traité en roi… Mais votre mère devait horriblement souffrir.
– Plus encore pour moi que pour elle, monseigneur, car elle songeait à l’avenir… Sa santé, déjà très-délicate, s’affaiblit encore ; elle tomba gravement malade ; la fatalité voulut que le médecin de la maison, M. Sorbier, mourût ; ma mère avait toute confiance en lui, elle le regretta vivement. Mme Roland avait pour médecin et pour ami un docteur italien d’un grand mérite, disait-elle ; mon père, circonvenu, le consulta quelquefois, s’en trouva bien, et le proposa à ma mère, qui le prit, hélas ! et ce fut lui qui la soigna pendant sa dernière maladie… (À ces mots, les yeux de Mme d’Harville se remplirent de larmes.) J’ai honte de vous avouer cette faiblesse, monseigneur, ajouta-t-elle, mais, par cela seulement que ce médecin avait été donné à mon père par Mme Roland, il m’inspirait (alors sans aucune raison) un éloignement involontaire ; je vis avec une sorte de crainte ma mère lui accorder sa confiance ; pourtant, sous le rapport de la science, le docteur Polidori…
– Que dites-vous, madame ? s’écria Rodolphe.
– Qu’avez-vous, monseigneur ? dit Clémence stupéfaite de l’expression des traits de Rodolphe.
« Mais non, se dit le prince en se parlant à lui-même, je me trompe sans doute… il y a cinq ou six ans de cela, tandis que l’on m’a dit que Polidori n’était à Paris que depuis deux ans environ, caché sous un faux nom… c’est bien lui que j’ai vu hier… ce charlatan Bradamanti… Pourtant… deux médecins de ce nom[1]… quelle singulière rencontre !… »
– Madame, quelques mots sur ce docteur Polidori, dit Rodolphe à Mme d’Harville, qui le regardait avec une surprise croissante ; quel âge avait cet Italien ?
– Mais cinquante ans environ.
– Et sa figure… sa physionomie ?
– Sinistre… Je n’oublierai jamais ses yeux d’un vert clair… son nez recourbé comme le bec d’un aigle.
– C’est lui !… c’est bien lui !… s’écria Rodolphe. Et croyez-vous, madame, que le docteur Polidori habite encore Paris ? demanda Rodolphe à Mme d’Harville.
– Je ne sais, monseigneur. Environ un an après le mariage de mon père, il a quitté Paris ; une femme de mes amies, dont cet Italien était aussi le médecin à cette époque, Mme de Lucenay…
– La duchesse de Lucenay ! s’écria Rodolphe.
– Oui, monseigneur… Pourquoi cet étonnement ?
– Permettez-moi de vous en taire la cause… Mais, à cette époque, que vous disait Mme de Lucenay sur cet homme ?
– Qu’il lui écrivait souvent, depuis son départ de Paris, des lettres fort spirituelles sur les pays qu’il visitait ; car il voyageait beaucoup… Maintenant… je me rappelle qu’il y a un mois environ, demandant à Mme de Lucenay si elle recevait toujours des nouvelles de M. Polidori, elle me répondit d’un air embarrassé que depuis longtemps on n’en entendait plus parler, qu’on ignorait ce qu’il était devenu, que quelques personnes même le croyaient mort.
– C’est singulier, dit Rodolphe, se souvenant de la visite de Mme de Lucenay au charlatan Bradamanti.
– Vous connaissez donc cet homme, monseigneur ?
– Oui, malheureusement pour moi… Mais, de grâce, continuez votre récit ; plus tard je vous dirai ce que c’est que ce Polidori…
– Comment ? Ce médecin…
– Dites plutôt cet homme souillé des crimes les plus odieux.
– Des crimes !… s’écria Mme d’Harville avec effroi ; il a commis des crimes, cet homme… l’ami de Mme Roland et le médecin de ma mère ! Ma mère est morte entre ses mains après quelques jours de maladie !… Ah ! monseigneur, vous m’épouvantez !… vous m’en dites trop ou pas assez !…
– Sans accuser cet homme d’un crime de plus, sans accuser votre belle-mère d’une effroyable complicité, je dis que vous devez peut-être remercier Dieu de ce que votre père, après son mariage avec Mme Roland, n’ait pas eu besoin des soins de Polidori…
– Ô mon Dieu ! s’écria Mme d’Harville avec une expression déchirante, mes pressentiments ne me trompaient donc pas !
– Vos pressentiments !
– Oui… tout à l’heure, je vous parlais de l’éloignement que m’inspirait ce médecin, parce qu’il avait été introduit chez nous par Mme Roland ; je ne vous ai pas tout dit, monseigneur…
– Comment ?
– Je craignais d’accuser un innocent, de trop écouter l’amertume de mes regrets. Mais je vais tout vous dire, monseigneur. La maladie de ma mère durait depuis cinq jours ; je l’avais toujours veillée. Un soir j’allai respirer l’air du jardin sur la terrasse de notre maison. Au bout d’un quart d’heure, je rentrai par un long corridor obscur. À la faible clarté d’une lumière qui s’échappait de la porte de l’appartement de Mme Roland, je vis sortir M. Polidori. Cette femme l’accompagnait. J’étais dans l’ombre ; ils ne m’apercevaient pas. Mme Roland lui dit à voix très-basse quelques paroles que je ne pus entendre. Le médecin répondit d’un ton plus haut ces seuls mots : « Après-demain. » Et comme Mme Roland lui parlait encore à voix basse, il reprit avec un accent singulier : « Après-demain, vous dis-je, après-demain… »
– Que signifiaient ces paroles ?
– Ce que cela signifiait, monseigneur ? Le mercredi soir, M. Polidori disait : Après-demain… Le vendredi… ma mère était morte !…
– Oh ! c’est affreux !…
– Lorsque je pus réfléchir et me souvenir, ce mot « après-demain », qui semblait avoir prédit l’époque de la mort de ma mère, me revint à la pensée ; je crus que M. Polidori, instruit par la science du peu de temps que ma mère avait encore à vivre, s’était hâté d’en aller instruire Mme Roland… Mme Roland, qui avait tant de raisons de se réjouir de cette mort. Cela seul m’avait fait prendre cet homme et cet femme en horreur… Mais jamais je n’aurais osé supposer… Oh ! non, non, encore à cette heure, je ne puis croire à un pareil crime !
– Polidori est le seul médecin qui ait donné ses soins à votre malheureuse mère ?
– La veille du jour où je l’ai perdue, cet homme avait amené en consultation un de ses confrères. Selon ce que m’apprit ensuite mon père, ce médecin avait trouvé ma mère dans un état très-dangereux… Après ce funeste événement, on me conduisit chez une de nos parentes. Elle avait tendrement aimé ma mère. Oubliant la réserve que mon âge lui commandait, cette parente m’apprit sans ménagement combien j’avais de raisons de haïr Mme Roland. Elle m’éclaira sur les ambitieuses espérances que cette femme devait dès lors concevoir.
« Cette révélation m’accabla ; je compris enfin tout ce que ma mère avait dû souffrir. Lorsque je revis mon père, mon cœur se brisa : il venait me chercher pour m’emmener en Normandie ; nous devions y passer les premiers temps de notre deuil. Pendant la route, il pleura beaucoup et me dit qu’il n’avait que moi pour l’aider à supporter ce coup affreux. Je lui répondis avec expansion qu’il ne me restait non plus que lui depuis la perte de la plus adorée des mères. Après quelques mots sur l’embarras où il se trouverait s’il était forcé de me laisser seule pendant les absences que ses affaires le forçaient de faire de temps à autre, il m’apprit sans transition, et comme la chose la plus naturelle du monde, que, par bonheur pour lui et pour moi, Mme Roland consentait à prendre la direction de sa maison et à me servir de guide et d’amie.
« L’étonnement, la douleur, l’indignation me rendirent muette ; je pleurai en silence. Mon père me demanda la cause de mes larmes ; je m’écriai, avec trop d’amertume sans doute, que jamais je n’habiterais la même maison que Mme Roland ; car je méprisais cette femme autant que je la haïssais à cause des chagrins qu’elle avait causés à ma mère. Il resta calme, combattit ce qu’il appelait mon enfantillage et me dit froidement que sa résolution était inébranlable, et que je m’y soumettrais.
« Je le suppliai de me permettre de me retirer au Sacré-Cœur, où j’avais quelques amies : j’y resterais jusqu’au moment où il jugerait à propos de me marier. Il me fit observer que le temps était passé où l’on se mariait à la grille d’un couvent ; que mon empressement à le quitter lui serait très-sensible, s’il ne voyait dans mes paroles une exaltation excusable, mais peu sensée, qui se calmerait nécessairement ; puis il m’embrassa au front en m’appelant mauvaise tête.
« Hélas ! en effet, il fallait me soumettre. Jugez, monseigneur, de ma douleur ! Vivre de la vie de chaque jour avec une femme à qui je reprochais presque la mort de ma mère… Je prévoyais les scènes les plus cruelles entre mon père et moi, aucune considération ne pouvant m’empêcher de témoigner mon aversion pour Mme Roland. Il me semblait qu’ainsi je vengerais ma mère, tandis que la moindre parole d’affection dite à cette femme m’eût paru une lâcheté sacrilège.
– Mon Dieu, que cette existence dut vous être pénible… que j’étais loin de penser que vous eussiez déjà tant souffert lorsque j’avais le plaisir de vous voir davantage ! Jamais un mot de vous ne m’avait fait soupçonner…
– C’est qu’alors, monseigneur, je n’avais pas à m’excuser à vos yeux d’une faiblesse impardonnable… Si je vous parle si longuement de cette époque de ma vie, c’est pour vous faire comprendre dans quelle position j’étais lorsque je me suis mariée… et pourquoi, malgré un avertissement qui aurait dû m’éclairer, j’ai épousé M. d’Harville.
« En arrivant aux Aubiers (c’est le nom de la terre de mon père), la première personne qui vint à notre rencontre fut Mme Roland. Elle avait été s’établir dans cette terre le jour de la mort de ma mère. Malgré son air humble et doucereux, elle laissait déjà percer une joie triomphante mal dissimulée. Je n’oublierai jamais le regard à la fois ironique et méchant qu’elle me jeta lors de mon arrivée ; elle semblait me dire : « Je suis ici chez moi, c’est vous qui êtes l’étrangère. » Un nouveau chagrin m’était réservé : soit manque de tact impardonnable, soit impudence éhontée, cette femme occupait l’appartement de ma mère. Dans mon indignation, je me plaignis à mon père d’une pareille inconvenance ; il me répondit sévèrement que cela devait d’autant moins m’étonner qu’il fallait m’habituer à considérer et à respecter Mme Roland comme une seconde mère. Je lui dis que ce serait profaner ce nom sacré, et à son grand courroux je ne manquai aucune occasion de témoigner mon aversion à Mme Roland ; plusieurs fois il s’emporta et me réprimanda durement devant cette femme. Il me reprochait mon ingratitude, ma froideur envers l’ange de consolation que la Providence nous avait envoyé. « Je vous en prie, mon père, parlez pour vous », lui dis-je un jour. Il me traita cruellement. Mme Roland, de sa voix mielleuse, intercéda pour moi avec une profonde hypocrisie. « Soyez indulgent pour Clémence, disait-elle : les regrets que lui inspire l’excellente personne que nous pleurons tous sont si naturels, si louables, qu’il faut avoir égard à sa douleur, et la plaindre même dans ses emportements. – Eh bien ! me disait mon père en me montrant Mme Roland avec admiration, vous l’entendez ! Est-elle assez bonne, assez généreuse ? C’est en vous jetant dans ses bras que vous devriez lui répondre. – Cela est inutile, mon père ; madame me hait… et je la hais. – Ah ! Clémence ! vous me faites bien du mal, mais je vous pardonne, ajouta Mme Roland en levant les yeux au ciel. – Mon amie ! ma noble amie ! s’écria mon père d’une voix émue, calmez-vous, je vous en conjure : par égard pour moi, ayez pitié d’une folle assez à plaindre pour vous méconnaître ainsi ! Puis, me lançant des regards irrités : – Tremblez, s’écria-t-il, si vous osez encore outrager l’âme la plus belle qu’il y ait au monde ; faites-lui à l’instant vos excuses. – Ma mère me voit et m’entend… elle ne me pardonnerait pas cette lâcheté », dis-je à mon père ; et je sortis, le laissant occupé de consoler Mme Roland et d’essuyer ses larmes menteuses… Pardon, monseigneur, de m’appesantir sur ces puérilités, mais elles peuvent seules vous donner une idée de la vie que je menais alors.
– Je crois assister à ces scènes intérieures si tristement et si humainement vraies… Dans combien de familles elles ont dû se renouveler, et combien de fois elles se renouvelleront encore !… Rien de plus vulgaire, et partant rien de plus habile que la conduite de Mme Roland ; cette simplicité de moyens dans la perfidie la met à la portée de tant d’intelligences médiocres… Et encore ce n’est pas cette femme qui était habile, c’est votre père qui était aveugle ; mais en quelle qualité présentait-il Mme Roland au voisinage ?
– Comme mon institutrice et son amie… et on l’acceptait ainsi.
– Je n’ai pas besoin de vous demander s’il vivait dans le même isolement ?
– À l’exception de quelques rares visites, forcées par des relations de voisinage et d’affaires, nous ne voyions personne ; mon père, complètement dominé par sa passion et cédant sans doute aux instances de Mme Roland, quitta au bout de trois mois à peine le deuil de ma mère, sous prétexte que le deuil… se portait dans le cœur… Sa froideur pour moi augmenta de plus en plus, son indifférence allait à ce point qu’il me laissait une liberté incroyable pour une jeune personne de mon âge. Je le voyais à l’heure du déjeuner : il rentrait ensuite chez lui avec Mme Roland, qui lui servait de secrétaire pour sa correspondance d’affaires ; puis il sortait avec elle en voiture ou à pied et ne rentrait qu’une heure avant le dîner… Mme Roland faisait une fraîche et charmante toilette ; mon père s’habillait avec une recherche étrange à son âge ; quelquefois, après dîner, il recevait les gens qu’il ne pouvait s’empêcher de voir ; il faisait ensuite, jusqu’à dix heures, une partie de trictrac avec Mme Roland, puis il lui offrait le bras pour la conduire à la chambre de ma mère, lui baisait respectueusement la main et se retirait. Quant à moi, je pouvais disposer de ma journée, monter à cheval suivie d’un domestique, ou faire à ma guise de longues promenades dans les bois qui environnaient le château ; quelquefois, accablée de tristesse, je ne parus pas au déjeuner, mon père ne s’en inquiéta même pas…
– Quel singulier oubli !… quel abandon !…
– Ayant plusieurs fois de suite rencontré un de nos voisins dans les bois où je montais ordinairement à cheval, je renonçai à ces promenades et je ne sortis plus du parc.
– Mais quelle était la conduite de cette femme envers vous lorsque vous étiez seule avec elle ?
– Ainsi que moi, elle évitait autant que possible ces rencontres. Une seule fois, faisant allusion à quelques paroles dures que je lui avais adressées la veille, elle me dit froidement : « Prenez garde, vous voulez lutter avec moi… vous serez brisée. – Comme ma mère ? lui dis-je ; il est fâcheux, madame, que M. Polidori ne soit pas là pour vous affirmer que ce sera… après-demain. » Ces mots firent sur Mme Roland une impression profonde qu’elle surmonta bientôt. Maintenant que je sais, grâce à vous, monseigneur, ce que c’est que le docteur Polidori, et de quoi il est capable, l’espèce d’effroi que témoigna Mme Roland en m’entendant lui rappeler ces mystérieuses paroles confirmerait peut-être d’horribles soupçons… Mais non… non, je ne veux pas croire cela… Je serais trop épouvantée en songeant que mon père est à cette heure presque à la merci de cette femme.
– Et que vous répondit-elle lorsque vous lui avez rappelé ces mots de Polidori ?
– Elle rougit d’abord ; puis, surmontant son émotion, elle me demanda froidement ce que je voulais dire. « Quand vous serez seule, madame, interrogez-vous à ce sujet, vous vous répondrez. » À peu de temps de là eut lieu une scène qui décida pour ainsi dire de mon sort. Parmi un grand nombre de tableaux de famille ornant un salon où nous nous rassemblions le soir, se trouvait le portrait de ma mère. Un jour je m’aperçus de sa disparition. Deux de nos voisins avaient dîné avec nous : l’un d’eux, M. Dorval, notaire du pays, avait toujours témoigné à ma mère la plus profonde vénération. En arrivant dans le salon : « Où est donc le portrait de ma mère ? dis-je à mon père. – La vue de ce tableau me causait trop de regrets, me répondit mon père d’un air embarrassé, en me montrant d’un coup d’œil les étrangers témoins de cet entretien. – Et où est ce portrait maintenant, mon père ? » Se tournant vers Mme Roland et l’interrogeant du regard avec un mouvement d’impatience : « – Où a-t-on mis le portrait ? lui demanda-t-il. – Au garde-meuble, répondit-elle en me jetant cette fois un coup d’œil de défi, croyant que la présence de nos voisins m’empêcherait de lui répondre. – Je conçois, madame, lui dis-je froidement, que le regard de ma mère devait vous peser beaucoup ; mais ce n’était pas une raison pour reléguer au grenier le portrait d’une femme qui, lorsque vous étiez misérable, vous a charitablement permis de vivre dans sa maison. »
– Très-bien ! s’écria Rodolphe. Ce dédain glacial était écrasant.
« – Mademoiselle ! s’écria mon père. – Vous avouerez pourtant, lui dis-je en l’interrompant, qu’une personne qui insulte lâchement à la mémoire d’une femme qui lui a fait l’aumône ne mérite que dédain et aversion. »
« Mon père resta un moment stupéfait : Mme Roland devint pourpre de honte et de colère ; les voisins très-embarrassés baissèrent les yeux et gardèrent le silence. « – Mademoiselle, reprit mon père, vous oubliez que madame était l’amie de votre mère ; vous oubliez que madame a veillé et veille encore sur votre éducation avec une sollicitude maternelle… vous oubliez enfin que je professe pour elle la plus respectueuse estime… Et puisque vous vous permettez une si inconvenante sortie devant ces messieurs, je vous dirai, moi, que les ingrats et les lâches sont ceux qui, oubliant les soins les plus tendres, osent reprocher une noble infortune à une personne qui mérite l’intérêt et le respect. – Je ne me permettrai pas de discuter cette question avec vous, mon père, dis-je d’une voix soumise. – Peut-être, mademoiselle, serai-je plus heureuse, moi ! s’écria Mme Roland, emportée cette fois par la colère au delà des bornes de sa prudence habituelle. Peut-être me ferez-vous la grâce, non de discuter, reprit-elle, mais d’avouer que, loin de devoir la moindre reconnaissance à votre mère, je n’ai à me souvenir que de l’éloignement qu’elle m’a toujours témoigné ; car c’est bien contre sa volonté que j’ai… – Ah ! madame, lui dis-je, en l’interrompant, par respect pour mon père, par pudeur pour vous-même, dispensez-vous de ces honteuses révélations, vous me feriez regretter de vous avoir exposée à de si humiliants aveux. – Comment ! mademoiselle !… s’écria-t-elle presque insensée de colère, vous osez dire… – Je dis, madame, repris-je en l’interrompant encore, je dis que ma mère, en daignant vous permettre de vivre chez elle au lieu de vous en faire chasser selon son droit, a dû vous prouver, par son mépris, que sa tolérance à votre égard lui était imposée. »
– De mieux en mieux, s’écria Rodolphe, c’était une exécution complète. Et cette femme ?…
– Mme Roland, par un moyen fort vulgaire, mais fort commode, termina cet entretien ; elle s’écria : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » et se trouva mal. Grâce à cet incident, les deux témoins de cette scène sortirent sous le prétexte d’aller chercher des secours ; je les imitai, pendant que mon père prodiguait à Mme Roland les soins les plus empressés.
– Quel dut être le courroux de votre père lorsque ensuite vous l’avez revu…
– Il vint chez moi le lendemain matin, et me dit : « Afin qu’à l’avenir des scènes pareilles à celle d’hier ne se renouvellent plus, je vous déclare que, dès que le temps rigoureux de mon deuil et du vôtre sera expiré, j’épouserai Mme Roland. Vous aurez donc désormais à la traiter avec le respect et les égards que mérite… ma femme… Pour des raisons particulières, il est nécessaire que vous vous mariiez avant moi ; la fortune de votre mère s’élève à plus d’un million ; c’est votre dot. Dès ce jour je m’occuperai activement de vous assurer une union convenable en donnant suite à quelques propositions qui m’ont été faites à votre sujet. La persistance avec laquelle vous attaquez, malgré mes prières, une personne qui m’est si chère me donne la mesure de votre attachement pour moi. Mme Roland dédaigne ces attaques ; mais je ne souffrirai pas que de telles inconvenances se renouvellent devant des étrangers dans ma propre maison. Désormais, vous n’entrerez ou ne resterez dans le salon que lorsque Mme Roland ou moi, nous y serons seuls. »
« Après ce dernier entretien, je vécus encore plus isolée. Je ne voyais mon père qu’aux heures de repas, qui se passaient dans un morne silence. Ma vie était si triste que j’attendais avec impatience le moment où mon père me proposerait un mariage quelconque pour accepter. Mme Roland, ayant renoncé à mal parler de ma mère, se vengeait en me faisant souffrir un supplice de tous les instants : elle affectait, pour m’exaspérer, de se servir de mille choses qui avaient appartenu à ma mère : son fauteuil, son métier à tapisserie, les livres de sa bibliothèque particulière, jusqu’à un écran à tablette que j’avais brodé pour elle et au milieu duquel se voyait son chiffre. Cette femme profanait tout…
– Oh ! je conçois l’horreur que ces profanations devaient vous causer.
– Et puis l’isolement rend les chagrins plus douloureux encore…
– Et vous n’aviez personne… personne à qui vous confier ?
– Personne… Pourtant je reçus une preuve d’intérêt qui me toucha, et qui aurait dû m’éclairer sur l’avenir : un des deux témoins de cette scène où j’avais si durement traité Mme Roland était M. Dorval, vieux et honnête notaire, à qui ma mère avait rendu quelques services en s’intéressant à une de ses pièces. D’après la défense de mon père, je ne descendais jamais au salon lorsque des étrangers s’y trouvaient… je n’avais donc pas revu M. Dorval, lorsque, à ma grande surprise, il vint un jour, d’un air mystérieux, me trouver dans une allée du parc, lieu habituel de ma promenade. « Mademoiselle, me dit-il, je crains d’être surpris par M. le comte ; lisez cette lettre, brûlez-la ensuite, il s’agit d’une chose très-importante pour vous. » Et il disparut.
« Dans cette lettre, il me disait qu’il s’agissait de me marier à M. le marquis d’Harville ; ce parti semblait convenable de tout point ; on me répondait des bonnes qualités de M. d’Harville : il était jeune, fort riche, d’un esprit distingué, d’une figure agréable ; et pourtant les familles des deux jeunes personnes que M. d’Harville avait dû épouser successivement avaient brusquement rompu le mariage projeté. Le notaire ne pouvait me dire la raison de cette rupture, mais il croyait de son devoir de m’en prévenir, sans toutefois prétendre que la cause de ces ruptures fût préjudiciable à M. d’Harville. Les deux jeunes personnes dont il s’agissait étaient filles, l’une de M. de Beauregard, pair de France ; l’autre, de lord Boltrop. M. Dorval me faisait cette confidence, parce que mon père, très-impatient de conclure mon mariage, ne paraissait pas attacher assez d’importance aux circonstances qu’on me signalait.
– En effet, dit Rodolphe, après quelques moments de réflexion, je me souviens maintenant que votre mari, à une année d’intervalle, me fit successivement part de deux mariages projetés qui, près de se conclure, avaient été brusquement rompus, m’écrivait-il, pour quelques discussions d’intérêt.
Mme d’Harville sourit avec amertume et répondit :
– Vous saurez la vérité tout à l’heure, monseigneur… Après avoir lu la lettre du vieux notaire, je ressentis autant de curiosité que d’inquiétude. Qui était M. d’Harville ? Mon père ne m’en avait jamais parlé. J’interrogeais en vain mes souvenirs ; je ne me rappelais pas ce nom. Bientôt Mme Roland, à mon grand étonnement, partit pour Paris. Son voyage devait durer huit jours au plus ; pourtant mon père ressentit un profond chagrin de cette séparation passagère ; son caractère s’aigrit ; il redoubla de froideur envers moi. Il lui échappa même de me répondre un jour que je lui demandais comment il se portait : « – Je suis souffrant, et c’est de votre faute. – De ma faute, mon père ? – Certes. Vous savez combien je suis habitué à Mme Roland, et cette admirable femme que vous avez outragée fait dans votre seul intérêt ce voyage, qui la retient loin de moi. »
« Cette marque d’intérêt de Mme Roland m’effraya ; j’eus vaguement l’instinct qu’il s’agissait de mon mariage. Je vous laisse à penser, monseigneur, la joie de mon père au retour de ma future belle-mère. Le lendemain, il me fit prier de passer chez lui ; il était seul avec elle. – J’ai, me dit-il, depuis longtemps songé à votre établissement. Votre deuil finit dans un mois. Demain arrivera ici M. le marquis d’Harville, jeune homme extrêmement distingué, fort riche, et en tout capable d’assurer votre bonheur. Il vous a vue dans le monde ; il désire vivement cette union ; toutes les affaires d’intérêt sont réglées. Il dépendra donc absolument de vous d’être mariée avant six semaines. Si, au contraire, par un caprice, que je ne veux pas prévoir, vous refusiez ce parti presque inespéré, je me marierais toujours, selon mon intention, dès que le temps de mon deuil serait expiré. Dans ce dernier cas, je dois vous le déclarer… votre présence chez moi ne me serait agréable que si vous me promettiez de témoigner à ma femme la tendresse et le respect qu’elle mérite. – Je vous comprends, mon père. Si je n’épouse pas M. d’Harville, vous vous marierez ; et alors, pour vous et pour… madame, il n’y a plus aucun inconvénient à ce que je me retire au Sacré-Cœur. – Aucun », me répondit-il froidement.
– Ah ! ce n’est plus de la faiblesse, c’est de la cruauté !… s’écria Rodolphe.
– Savez-vous, monseigneur, ce qui m’a toujours empêchée de garder contre mon père le moindre ressentiment ? C’est qu’une sorte de prévision m’avertissait qu’un jour il payerait, hélas ! bien cher son aveugle passion pour Mme Roland… Et, Dieu merci, ce jour est encore à venir.
– Et ne lui dites-vous rien de ce que vous avait appris le vieux notaire sur les deux mariages si brusquement rompus par les familles auxquelles M. d’Harville devait s’allier ?
– Si, monseigneur… Ce jour-là même je priai mon père de m’accorder un moment d’entretien particulier. « Je n’ai pas de secret pour Mme Roland, vous pouvez parler devant elle », me répondit-il. Je gardai le silence. Il reprit sévèrement : « Encore une fois, je n’ai pas de secret pour Mme Roland… Expliquez-vous donc clairement. – Si vous le permettez, mon père, j’attendrai que vous soyez seul. » Mme Roland se leva brusquement et sortit. « Vous voilà satisfaite… me dit-il. Eh bien ! parlez. – Je n’éprouve aucun éloignement pour l’union que vous me proposez, mon père ; seulement j’ai appris que M. d’Harville ayant été deux fois sur le point d’épouser… – Bien, bien, reprit-il en m’interrompant ; je sais ce que c’est. Ces ruptures ont eu lieu en suite de discussions d’intérêt dans lesquelles d’ailleurs la délicatesse de M. d’Harville a été complètement à couvert. Si vous n’avez pas d’autre objection que celle-là, vous pouvez vous regarder comme mariée… et heureusement mariée, car je ne veux que votre bonheur. »
– Sans doute Mme Roland fut ravie de cette union ?
– Ravie ? Oui, monseigneur, dit amèrement Clémence. Oh ! bien ravie !… car cette union était son œuvre. Elle en avait donné la première idée à mon père… Elle savait la véritable cause de la rupture des deux premiers mariages de M. d’Harville… voilà pourquoi elle tenait tant à me le faire épouser.
– Mais dans quel but ?
– Elle voulait se venger de moi en me vouant ainsi à un sort affreux.
– Mais votre père…
– Trompé par Mme Roland, il crut qu’en effet des discussions d’intérêt avaient seules fait manquer les projets de M. d’Harville.
– Quelle horrible trame !… Mais cette raison mystérieuse ?
– Tout à l’heure je vous la dirai, monseigneur. M. d’Harville arriva aux Aubiers ; ses manières, son esprit, sa figure me plurent : il avait l’air bon ; son caractère était doux, un peu triste. Je remarquai en lui un contraste qui m’étonnait et qui m’agréait à la fois : son esprit était cultivé, sa fortune très-enviable, sa naissance illustre ; et pourtant quelquefois sa physionomie, ordinairement énergique et résolue, exprimait une sorte de timidité presque craintive, d’abattement et de défiance de soi, qui me touchait beaucoup. J’aimais aussi à le voir témoigner une bonté charmante à un vieux valet de chambre qui l’avait élevé, et duquel seul il voulait recevoir des soins. Quelque temps après son arrivée, M. d’Harville resta deux jours renfermé chez lui ; mon père désira le voir… Le vieux domestique s’y opposa, prétextant que son maître avait une migraine si violente qu’il ne pouvait recevoir absolument personne. Lorsque M. d’Harville reparut, je le trouvai très-pâle, très-changé… Plus tard il éprouvait toujours une sorte d’impatience presque chagrine lorsqu’on lui parlait de cette indisposition passagère… À mesure que je connaissais M. d’Harville, je découvrais en lui des qualités qui m’étaient sympathiques. Il avait tant de raisons d’être heureux que je lui savais gré de sa modestie dans le bonheur… L’époque de notre mariage convenue, il alla toujours au-devant de mes moindres volontés dans nos projets d’avenir. Si quelquefois je lui demandais la cause de sa mélancolie, il me parlait de sa mère, de son père, qui eussent été fiers et ravis de le voir marié selon son cœur et son goût. J’aurais eu mauvaise grâce à ne pas admettre des raisons si flatteuses pour moi… M. d’Harville devina les rapports dans lesquels j’avais d’abord vécu avec Mme Roland et avec mon père, quoique celui-ci, heureux de mon mariage, qui hâtait le sien, fût redevenu pour moi d’une grande tendresse. Dans plusieurs entretiens, M. d’Harville me fit sentir avec beaucoup de tact et de réserve qu’il m’aimait peut-être encore davantage en raison de mes chagrins passés… Je crus devoir, à ce sujet, le prévenir que mon père songeait à se remarier ; et comme je lui parlais du changement que cette union apporterait dans ma fortune, il ne me laissa pas achever et fit preuve du plus noble désintéressement ; les familles auxquelles il avait été sur le point de s’allier devaient être bien sordides, pensai-je alors, pour avoir eu de graves difficultés d’intérêt avec lui.
– Le voilà bien tel que je l’ai toujours connu, dit Rodolphe, rempli de cœur, de dévouement, de délicatesse… Mais ne lui avez-vous jamais parlé de ces deux mariages rompus ?
– Je vous l’avoue, monseigneur, le voyant si loyal, si bon, plusieurs fois cette question me vint aux lèvres… mais bientôt, de crainte même de blesser cette loyauté, cette bonté, je n’osai aborder un tel sujet. Plus le jour fixé pour notre mariage approchait, plus M. d’Harville se disait heureux… Cependant deux ou trois fois je le vis accablé d’une morne tristesse… Un jour, entre autres, il attacha sur moi ses yeux, où roulait une larme : il semblait oppressé, on eût dit qu’il voulait et qu’il n’osait me confier un secret important… Le souvenir de la rupture de ces deux mariages me revint à la pensée… Je l’avoue, j’eus peur… Un secret pressentiment m’avertit qu’il s’agissait peut-être du malheur de ma vie entière… mais j’étais si torturée chez mon père que je surmontai mes craintes…
– Et M. d’Harville ne vous confia rien ?
– Rien… Quand je lui demandais la cause de sa mélancolie, il me répondait : « Pardonnez-moi, mais j’ai le bonheur triste… » Ces mots, prononcés d’une voix touchante, me rassurèrent un peu… Et puis, comment oser… à ce moment même, où ses yeux étaient baignés de larmes, lui témoigner une défiance outrageante à propos du passé ?
« Les témoins de M. d’Harville, M. de Lucenay et M. de Saint-Remy, arrivèrent aux Aubiers quelques jours avant mon mariage ; mes plus proches parents y furent seuls invités. Nous devions, aussitôt après la messe, partir pour Paris… Je n’éprouvais pas d’amour pour M. d’Harville, mais je ressentais pour lui de l’intérêt : son caractère m’inspirait de l’estime. Sans les événements qui suivirent cette fatale union, un sentiment plus tendre m’aurait sans doute attachée à lui. Nous fûmes mariés.
À ces mots, Mme d’Harville pâlit légèrement, sa résolution parut l’abandonner. Puis elle reprit :
– Aussitôt après mon mariage, mon père me serra tendrement dans ses bras. Mme Roland aussi m’embrassa, je ne pouvais devant tout le monde me dérober à cette nouvelle hypocrisie ; de sa main sèche et blanche elle me serra la main à me faire mal et me dit à l’oreille d’une voix doucereusement perfide ces paroles que je n’oublierai jamais : « Songez quelquefois à moi au milieu de votre bonheur, car c’est moi qui fais votre mariage. » Hélas ! j’étais loin de comprendre alors le véritable sens de ses paroles. Notre mariage avait eu lieu à onze heures ; aussitôt après nous montâmes en voiture… suivis d’une femme à moi et du vieux valet de chambre de M. d’Harville ; nous voyagions si rapidement que nous devions être à Paris avant dix heures du soir.
« J’aurais été étonnée du silence et de la mélancolie de M. d’Harville, si je n’avais su qu’il avait, comme il disait, le bonheur triste. J’étais moi-même péniblement émue, je revenais à Paris pour la première fois depuis la mort de ma mère ; et puis, quoique je n’eusse guère de raison de regretter la maison paternelle, j’y étais chez moi… et je la quittais pour une maison où tout me serait nouveau, inconnu ; où j’allais arriver seule avec mon mari, que je connaissais à peine depuis six semaines, et qui la veille encore ne m’eût pas dit un mot qui ne fût empreint d’une formalité respectueuse. Peut-être ne tient-on pas assez compte de la crainte que nous cause ce brusque changement de ton et de manières auquel les hommes bien élevés sont même sujets dès que nous leur appartenons… On ne songe pas que la jeune femme ne peut en quelques heures oublier sa timidité, ses scrupules de jeune fille.
– Rien ne m’a toujours paru plus barbare et plus sauvage que cette coutume d’emporter brutalement une jeune femme comme une proie, tandis que le mariage ne devrait être que la consécration du droit d’employer toutes les ressources de l’amour, toutes les séductions de la tendresse passionnée pour se faire aimer.
– Vous comprenez alors, monseigneur, le brisement de cœur et la vague frayeur avec lesquels je revenais à Paris, dans cette ville où ma mère était morte il y avait un an à peine. Nous arrivons à l’hôtel d’Harville.
L’émotion de la jeune femme redoubla, ses joues se couvrirent d’une rougeur brûlante, et elle ajouta d’une voix déchirante :
– Il faut pourtant que vous sachiez tout… sans cela… je vous paraîtrais trop méprisable… Eh bien !… reprit-elle avec une résolution désespérée, on me conduisit dans l’appartement qui m’était destiné… on m’y laissa seule… M. d’Harville vint m’y rejoindre… Malgré ses protestations de tendresse, je me mourais d’effroi… les sanglots me suffoquaient… j’étais à lui… il fallut me résigner… Mais bientôt mon mari, poussant un cri terrible, me saisit le bras à me le briser… je veux en vain me délivrer de cette étreinte de fer… implorer sa pitié… il ne m’entend plus… son visage est contracté par d’effrayantes convulsions… ses yeux roulent dans leurs orbites avec une rapidité qui me fascine… sa bouche contournée est remplie d’une écume sanglante… sa main m’étreint toujours… Je fais un effort désespéré… ses doigts roidis abandonnent enfin mon bras… et je m’évanouis au moment où M. d’Harville se débat dans le paroxysme de cette horrible attaque… Voilà ma nuit de noces, monseigneur… Voilà la vengeance de Mme Roland !…
– Malheureuse femme ! dit Rodolphe avec accablement, je comprends … épileptique ! Ah ! c’est affreux !…
– Et ce n’est pas tout…, ajouta Clémence d’une voix déchirante. Oh ! que cette nuit fatale… soit à jamais maudite !… Ma fille… ce pauvre petit ange a hérité de cette épouvantable maladie !…
– Votre fille… aussi ? Comment ! sa pâleur… sa faiblesse ?
– C’est cela… mon Dieu ! C’est cela, et les médecins pensent que le mal est incurable !… parce qu’il est héréditaire…
Mme d’Harville cacha sa tête dans ses mains ; accablée par cette douloureuse révélation, elle n’avait plus le courage de dire une parole.
Rodolphe aussi resta muet.
Sa pensée reculait effrayée devant les terribles mystères de cette première nuit de noces… Il se figurait cette jeune fille, déjà si attristée par son retour dans la ville où sa mère était morte, arrivant dans cette maison inconnue, seule avec un homme pour qui elle ressentait de l’intérêt, de l’estime, mais pas d’amour, mais rien de ce qui trouble délicieusement, rien de ce qui enivre, rien de ce qui fait qu’une femme oublie son chaste effroi dans le ravissement d’une passion légitime et partagée.
Non, non ; tremblante d’une crainte pudique, Clémence arrivait là… triste, froide, le cœur brisé, le front pourpre de honte, les yeux remplis de larmes… Elle se résigne… et puis, au lieu d’entendre des paroles remplies de reconnaissance, d’amour et de tendresse, qui la consolent du bonheur qu’elle a donné… elle voit rouler à ses pieds un homme égaré, qui se tord, écume, rugit, dans les affreuses convulsions d’une des plus effrayantes infirmités dont l’homme soit incurablement frappé !
Et ce n’est pas tout… Sa fille… pauvre petit ange innocent, est aussi flétrie en naissant…
Ces douloureux et tristes aveux faisaient naître chez Rodolphe des réflexions amères.
« Telle est la loi de ce pays, se disait-il : une jeune fille belle et pure, loyale et confiante, victime d’une funeste dissimulation, unit sa destinée à celle d’un homme atteint d’une épouvantable maladie, héritage fatal qu’il doit transmettre à ses enfants ; la malheureuse femme découvre cet horrible mystère : que peut-elle ? Rien…
« Rien que souffrir et pleurer, rien que tâcher de surmonter son dégoût et son effroi… rien que passer ses jours dans des angoisses, dans des terreurs infinies… rien que chercher peut-être des consolations coupables en dehors de l’existence désolée qu’on lui a faite.
« Encore une fois, disait Rodolphe, ces lois étranges forcent quelquefois à des rapprochements honteux, écrasants pour l’humanité…
« Dans ces lois, les animaux semblent toujours supérieurs à l’homme par les soins qu’on leur donne, par les améliorations dont on les poursuit, par la protection dont on les entoure, par les garanties dont on les couvre…
« Ainsi achetez un animal quelconque : qu’une infirmité prévue par la loi se déclare chez lui après l’emplette… la vente est nulle… C’est qu’aussi, voyez donc, quelle indignité, quel crime de lèse-société ! condamner un homme à conserver un animal qui parfois tousse, corne ou boite ! Mais c’est un scandale, mais c’est un crime, mais c’est une monstruosité sans pareille ! Jugez donc, être forcé de garder, mais de garder toujours, toute leur vie durant, un mulet qui tousse, un cheval qui corne, un âne qui boite ! Quelles effroyables conséquences cela ne peut-il pas entraîner pour le salut de l’humanité tout entière !… Aussi il n’y a pas là de marché qui tienne, de parole qui fasse, de contrat qui engage… La loi toute-puissante vient délier tout ce qui était lié.
« Mais qu’il s’agisse d’une créature faite à l’image de Dieu, mais qu’il s’agisse d’une jeune fille qui, dans son innocente foi à la loyauté d’un homme, s’est unie à lui, et qui se réveille la compagne d’un épileptique, d’un malheureux que frappe une maladie terrible, dont les conséquences morales et physiques sont effroyables ; une maladie qui peut jeter le désordre et l’aversion dans la famille, perpétuer un mal horrible ; vicier des générations…
« Oh ! cette loi si inexorable à l’endroit des animaux boitants, cornants ou toussants ; cette loi, si admirablement prévoyante, qui ne veut pas qu’un cheval taré soit apte à la reproduction… cette loi se gardera bien de délivrer la victime d’une pareille union…
« Ces liens sont sacrés… indissolubles ; c’est offenser les hommes et Dieu que de les briser.
« En vérité, disait Rodolphe, l’homme est quelquefois d’une humilité bien honteuse et d’un égoïsme d’orgueil bien exécrable… Il se ravale au-dessous de la bête en la couvrant de garanties qu’il se refuse ; et il impose, consacre, perpétue ses plus redoutables infirmités en les mettant sous la sauvegarde de l’immutabilité des lois divines et humaines. »
[1] Nous rappellerons au lecteur que Polidori était médecin distingué lorsqu’il se chargea de l’éducation de Rodolphe.