Les Mystères de Paris

| Le testament

 

 

 

XV

Le testament


François Germain demeurait boulevard Saint-Denis, n° 11. Nous rappellerons au lecteur, qui l’a sans doute oublié, que Mme Mathieu, la courtière en diamants dont nous avons parlé à propos de Morel le lapidaire, logeait dans la même maison que Germain.
 
Pendant le long trajet de la rue du Temple à la rue Saint-Honoré, où demeurait la maîtresse couturière à qui Rigolette avait d’abord voulu rapporter son ouvrage, Rodolphe put apprécier davantage encore l’excellent naturel de la jeune fille. Ainsi que les caractères instinctivement bons et dévoués, elle n’avait pas la conscience de la délicatesse, de la générosité de sa conduite, qui lui semblait fort simple.
 
Rien n’eût été plus facile à Rodolphe que de libéralement assurer le présent et l’avenir de Rigolette, et de la mettre ainsi à même d’aller charitablement consoler Louise et Germain, sans qu’elle se préoccupât du temps que ses visites dérobaient à son travail, son unique ressource ; mais le prince craignait d’affaiblir le mérite du dévouement de la grisette en le rendant trop facile ; bien décidé à récompenser les qualités rares et charmantes qu’il avait découvertes en elle, il voulait la suivre jusqu’au terme de cette nouvelle et intéressante épreuve.
 
Est-il besoin de dire que, dans le cas où la santé de la jeune fille se fût le moins du monde altérée par le surcroît de travail qu’elle s’imposait vaillamment pour consacrer quelques heures chaque semaine à la fille du lapidaire et au fils du Maître d’école, Rodolphe fût à l’instant venu au secours de sa protégée ?
 
Il étudiait avec autant de bonheur que d’émotion ce caractère si naturellement heureux et si peu habitué au chagrin que çà et là un éclair de gaieté venait l’illuminer encore.
 
Au bout d’une heure environ, le fiacre, de retour de la rue Saint-Honoré, s’arrêta boulevard Saint-Denis, n° 11, devant une maison de modeste apparence.
 
Rodolphe aida Rigolette à descendre ; celle-ci entra chez le portier et lui communiqua les intentions de Germain, sans oublier la gratification promise. Grâce à l’aménité de son caractère, le fils du Maître d’école était partout aimé. Le confrère de M. Pipelet fut consterné d’apprendre que la maison perdait un locataire si honnête et si tranquille… Telles furent ses expressions.
 
La grisette, munie d’une lumière, rejoignit son compagnon, le portier ne devant monter que quelque temps après pour recevoir ses dernières instructions.
 
La chambre de Germain était située au quatrième étage. En arrivant devant la porte, Rigolette dit à Rodolphe, en lui donnant la clef :
 
– Tenez, mon voisin… ouvrez ; la main me tremble trop… Vous allez vous moquer de moi ; mais, en pensant que ce pauvre Germain ne reviendra plus jamais ici… il me semble que je vais entrer dans la chambre d’un mort…
 
– Soyez donc raisonnable, ma voisine, n’ayez pas de ces idées-là !
 
– J’ai tort, mais c’est plus fort que moi… Et elle essuya une larme.
 
Sans être aussi ému que sa compagne, Rodolphe éprouvait néanmoins une impression pénible en pénétrant dans ce modeste réduit.
 
Sachant de quelles détestables obsessions les complices du Maître d’école avaient poursuivi et poursuivaient peut-être encore Germain, il pressentait que cet infortuné avait dû passer de bien tristes heures dans cette solitude.
 
Rigolette posa la lumière sur une table.
 
Rien de plus simple que l’ameublement de cette chambre de garçon, composé d’une couchette, d’une commode, d’un secrétaire de noyer, de quatre chaises de paille et d’une table ; des rideaux de coton blanc drapaient les fenêtres et l’alcôve ; pour tout ornement on voyait sur la cheminée une carafe et un verre.
 
À l’affaissement du lit, qui n’était pas défait, on s’apercevait que Germain avait dû s’y jeter quelques instants tout habillé pendant la nuit qui avait précédé son arrestation.
 
– Pauvre garçon ! dit tristement Rigolette en examinant avec intérêt l’intérieur de la chambre, on voit bien qu’il ne m’a plus pour sa voisine… C’est rangé, mais ça n’est pas soigné ; il y a de la poussière partout, les rideaux sont enfumés, les vitres sont ternes, le carreau n’est pas ciré… Ah ! quelle différence ! Rue du Temple, ça n’était pas plus beau, mais c’était plus gai, parce que tout brillait de propreté, comme chez moi…
 
– C’est qu’aussi vous étiez là pour donner vos avis.
 
– Mais voyez donc ! s’écria Rigolette en montrant le lit, il ne s’est pas couché l’autre nuit, tant il était inquiet ! Tenez, ce mouchoir qu’il a laissé là, il a été tout trempé de larmes. Ça se voit bien… Et elle le prit en ajoutant : Germain a gardé une petite cravate de soie orange que je lui ai donnée quand nous étions heureux ; moi, je garderai ce mouchoir en souvenir de ses malheurs ; je suis sûr qu’il ne s’en fâchera pas…
 
– Au contraire, il sera très-heureux de ce témoignage de votre affection.
 
– Maintenant songeons aux choses sérieuses : je ferai tout à l’heure un paquet du linge que je trouverai dans la commode, afin de le lui porter en prison ; la mère Bouvard, que j’enverrai ici demain, s’arrangera du reste… Je vais d’abord ouvrir le secrétaire pour y prendre les papiers et l’argent que Germain me prie de lui garder.
 
– Mais j’y songe, dit Rodolphe, Louise Morel m’a remis hier les treize cents francs en or que Germain lui avait donnés pour acquitter la dette du lapidaire, que j’avais déjà payée ; j’ai cet argent : il appartient à Germain, puisqu’il a remboursé le notaire ; je vais vous le remettre, vous le joindrez à celui dont vous allez être dépositaire.
 
– Comme vous voudrez, monsieur Rodolphe ; pourtant, j’aimerais presque autant ne pas avoir chez moi une si grosse somme ; il y a tant de voleurs maintenant !… Des papiers, à la bonne heure… on n’a rien à craindre, mais de l’argent… c’est dangereux…
 
– Vous avez peut-être raison, ma voisine ; voulez-vous que je me charge de cette somme ? Si Germain a besoin de quelque chose, vous me le ferez savoir tout de suite ; je vous laisserai mon adresse et je vous enverrai ce qu’il vous demandera.
 
– Tenez, mon voisin, je n’aurais pas osé vous prier de nous rendre ce service ; cela vaut bien mieux ; je vous remettrai aussi ce qui proviendra de la vente des effets. Voyons donc ces papiers, dit la jeune fille en ouvrant le secrétaire et plusieurs tiroirs. Ah ! c’est probablement cela. Voici une grosse enveloppe. Ah ! mon Dieu ! voyez donc, monsieur Rodolphe, comme c’est triste ce qu’il y a d’écrit dessus.
 
Et elle lut d’une voix émue :
 
« Dans le cas où je mourrais de mort violente ou autrement, je prie la personne qui ouvrira ce secrétaire de porter ces papiers chez Mlle Rigolette, couturière, rue du Temple, n° 17. »
 
– Est-ce que je puis décacheter cette enveloppe, monsieur Rodolphe ?
 
– Sans doute ; Germain ne vous annonce-t-il pas qu’il y a parmi les papiers qu’elle contient une lettre qui vous est particulièrement adressée ?
 
La jeune fille rompit le cachet ; plusieurs écrits s’y trouvaient renfermés ; l’un d’eux portant cette suscription : À Mademoiselle Rigolette, contenait ces mots :
 
« Mademoiselle, lorsque vous lirez cette lettre, je n’existerai plus… Si, comme je le crains, je meurs de mort violente en tombant dans un guet-apens semblable à celui auquel j’ai dernièrement échappé, quelques renseignements joints ici sous le titre de : Notes sur ma vie, pourront mettre sur la trace de mes assassins. »
 
– Ah ! monsieur Rodolphe, dit Rigolette en s’interrompant, je ne m’étonne plus maintenant de ce qu’il était si triste ! Pauvre Germain ! Toujours poursuivi de pareilles idées !
 
– Oui, il a dû être bien affligé ; mais ses plus mauvais jours sont passés… croyez-moi.
 
– Hélas ! je le désire, monsieur Rodolphe ; mais pourtant, être en prison… accusé de vol…
 
– Soyez tranquille : une fois son innocence reconnue, au lieu de retomber dans l’isolement il retrouvera des amis. Vous d’abord, puis une mère bien-aimée, dont il a été séparé depuis son enfance.
 
– Sa mère ! Il a encore sa mère ?
 
– Oui… Elle le croyait perdu pour elle. Jugez de sa joie lorsqu’elle le reverra, mais absous de l’indigne accusation portée contre lui ! J’avais donc raison de vous dire que ses plus mauvais jours étaient passés. Ne lui parlez pas de sa mère. Je vous confie ce secret parce que vous vous intéressez si généreusement à Germain qu’il faut au moins qu’à votre dévouement ne se joignent pas de trop cruelles inquiétudes sur son sort à venir.
 
– Je vous remercie, monsieur Rodolphe, vous pouvez être tranquille, je garderai votre secret…
 
Et Rigolette continua de lire la lettre de Germain.
 
« Si vous voulez, mademoiselle, jeter un coup d’œil sur ces notes, vous verrez que j’ai été toute ma vie bien malheureux… excepté pendant le temps que j’ai passé auprès de vous… Ce que je n’aurais jamais osé vous dire, vous le trouverez écrit dans une espèce de memento intitulé : Mes seuls jours de bonheur.
 
« Presque chaque soir, en vous quittant, j’épanchais ainsi les consolantes pensées que votre affection m’inspirait, et qui seules adoucissaient l’amertume de ma vie. Ce qui était amitié chez vous était de l’amour chez moi. Je vous ai caché que je vous aimais ainsi jusqu’à ce moment où je ne suis plus pour vous qu’un triste souvenir. Ma destinée était si malheureuse que je ne vous aurais jamais parlé de ce sentiment ; quoique sincère et profond, il vous eût porté malheur.
 
« Il me reste un dernier vœu à former, et j’espère que vous voudrez bien l’accomplir.
 
« J’ai vu avec quel courage admirable vous travaillez, et combien il vous fallait d’ordre, de sagesse, pour vivre du modique salaire que vous gagnez si péniblement ; souvent, sans vous le dire, j’ai tremblé en pensant qu’une maladie, causée peut-être par l’excès du labeur, pouvait vous réduire à une position si affreuse que je ne pouvais l’envisager sans frémir. Il m’est bien doux de penser que je pourrai du moins vous épargner en grande partie les tourments et peut-être… les misères que votre insouciante jeunesse ne prévoit pas, heureusement. »
 
– Que veut-il dire, monsieur Rodolphe ? dit Rigolette étonnée.
 
– Continuez… nous allons voir.
 
Rigolette reprit :
 
« Je sais de combien peu vous vivez et de quelle ressource vous serait, en des temps difficiles, la plus modique somme ; je suis bien pauvre, mais à force d’économie, j’ai mis de côté quinze cents francs, placés chez un banquier ; c’est tout ce que je possède. Par mon testament, que vous trouverez ici, je me permets de vous les léguer ; acceptez cela d’un ami, d’un bon frère… qui n’est plus. »
 
– Ah ! monsieur Rodolphe ! dit Rigolette en fondant en larmes et donnant la lettre au prince, cela me fait trop de mal. Bon Germain, s’occuper ainsi de mon avenir ! Ah ! quel cœur, mon Dieu ! Quel cœur excellent !
 
– Digne et brave jeune homme ! reprit Rodolphe avec émotion. Mais calmez-vous, mon enfant ; Dieu merci, Germain n’est pas mort ; ce testament anticipé aura du moins servi à vous apprendre combien il vous aimait… combien il vous aime.
 
– Et dire, monsieur Rodolphe, reprit Rigolette en essuyant ses larmes, que je ne m’en étais jamais doutée ! Dans les commencements de notre voisinage, M. Giraudeau et M. Cabrion me parlaient toujours de leur passion enflammée, comme ils disaient ; mais, voyant que cela ne les menait à rien, ils s’étaient déshabitués de me dire de ces choses-là ; Germain, au contraire, ne m’avait jamais parlé d’amour. Quand je lui ai proposé d’être bons amis, il a franchement accepté, et depuis nous avons vécu en vrais camarades. Mais, tenez… je puis bien vous avouer cela maintenant, monsieur Rodolphe, certainement ; je n’étais pas fâchée que Germain ne m’eût pas dit, comme les autres, qu’il m’aimait d’amour.
 
– Mais enfin vous en étiez… étonnée ?
 
– Oui, monsieur Rodolphe, je pensais que c’était sa tristesse… qui le rendait ainsi.
 
– Et vous lui en vouliez un peu… de cette tristesse ?
 
– C’était son seul défaut, dit naïvement la grisette ; mais maintenant je l’excuse… je m’en veux de la lui avoir reprochée.
 
– D’abord parce que vous savez qu’il avait malheureusement beaucoup de sujets de chagrin, et puis… peut-être parce que vous voilà certaine que, malgré cette tristesse… il vous aimait d’amour ? ajouta Rodolphe en souriant.
 
– C’est vrai… être aimée d’un si brave jeune homme, ça flatte le cœur… n’est-ce pas, monsieur Rodolphe ?
 
– Et un jour peut-être vous partagerez cet amour.
 
– Dame ! monsieur Rodolphe, c’est bien tentant ; ce pauvre Germain est si à plaindre ! Je me mets à sa place… si, au moment où je me croyais abandonnée, méprisée de tout le monde, une personne, bien amie, venait à moi encore plus tendre que je ne l’espérais, je serais si heureuse. Après un moment de silence, Rigolette reprit avec un soupir : D’un autre côté… nous sommes si pauvres tous les deux que ça ne serait peut-être pas raisonnable. Tenez, monsieur Rodolphe, je ne veux pas penser à cela, je me trompe peut-être ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je ferai pour Germain tout ce que je pourrai tant qu’il restera en prison. Une fois libre, il sera toujours temps de voir si c’est de l’amour ou de l’amitié que j’aurai pour lui ; alors, si c’est de l’amour… que voulez-vous, mon voisin… ça sera de l’amour… Jusque-là ça me gênerait de savoir à quoi m’en tenir. Mais il se fait tard, monsieur Rodolphe ; voulez-vous rassembler ces papiers pendant que je vais faire un paquet de linge ? Ah ! j’oubliais le sachet renfermant la petite cravate orange que je lui ai donnée. Il est dans ce tiroir, sans doute. Oui, le voilà. Oh ! voyez donc comme il est joli, ce sachet, et tout brodé ! Pauvre Germain, il l’a gardée comme une relique, cette petite cravate ! Je me rappelle bien la dernière fois où je l’ai mise, et quand je la lui ai donnée… Il a été si content, si content !…
 
À ce moment on frappa à la porte de la chambre.
 
– Qui est là ? demanda Rodolphe.
 
– On voudrait parler à m’ame Mathieu, répondit une voix grêle et enrouée, avec l’accent qui distingue la plus basse populace. (Mme Mathieu était la courtière en diamants dont nous avons parlé.)
 
Cette voix, singulièrement accentuée, éveilla quelques vagues souvenirs dans la pensée de Rodolphe. Voulant les éclaircir, il prit la lumière et alla lui-même ouvrir la porte. Il se trouva face à face avec un des habitués du tapis-franc de l’ogresse, qu’il reconnut sur-le-champ, tant l’empreinte du vice était fatalement, profondément marquée sur cette physionomie imberbe et juvénile : c’était Barbillon.
 
Barbillon, le faux cocher de fiacre qui avait conduit le Maître d’école et la Chouette au chemin creux de Bouqueval ; Barbillon, l’assassin du mari de cette malheureuse laitière qui avait ameuté contre la Goualeuse les laboureurs de la ferme d’Arnouville.
 
Soit que ce misérable eût oublié les traits de Rodolphe, qu’il n’avait vu qu’une fois au tapis-franc de l’ogresse, soit que le changement de costume l’empêchât de reconnaître le vainqueur du Chourineur, il ne manifesta aucun étonnement à son aspect.
 
– Que voulez-vous ? lui dit Rodolphe.
 
– C’est une lettre pour m’ame Mathieu… Faut que je lui remette à elle-même, répondit Barbillon.
 
– Ce n’est pas ici qu’elle demeure ; voyez en face, dit Rodolphe.
 
– Merci, bourgeois ; on m’avait dit la porte à gauche, je me suis trompé.
 
Rodolphe ne se souvenait pas du nom de la courtière en diamants, que Morel le lapidaire n’avait prononcé qu’une ou deux fois. Il n’avait donc aucun motif de s’intéresser à la femme auprès de laquelle Barbillon venait comme messager. Néanmoins, quoiqu’il ignorât les crimes de ce bandit, sa figure avait un tel caractère de perversité qu’il resta sur le seuil de la porte, curieux de voir la personne à qui Barbillon apportait cette lettre.
 
À peine Barbillon eut-il frappé à la porte opposée à celle de Germain qu’elle s’ouvrit et que la courtière, grosse femme de cinquante ans environ, y parut tenant une chandelle à la main.
 
M’ame Mathieu ? dit Barbillon.
 
– C’est moi, mon garçon.
 
– Voilà une lettre, il y a réponse…
 
Et Barbillon fit un pas pour entrer chez la courtière ; mais celle-ci lui fit signe de ne pas avancer, décacheta la lettre tout en tenant son flambeau, lut et répondit d’un air satisfait :
 
– Vous direz que c’est bon, mon garçon ; j’apporterai ce qu’on demande. J’irai à la même heure que l’autre fois. Bien des compliments… à cette dame…
 
– Oui, ma bourgeoise… n’oubliez pas le commissionnaire…
 
– Va demander à ceux qui t’envoient, ils sont plus riches que moi…
 
Et la courtière ferma sa porte.
 
Rodolphe rentra chez Germain, voyant Barbillon descendre rapidement l’escalier.
 
Le brigand trouva sur le boulevard un homme d’une mine basse et féroce, qui l’attendait devant une boutique.
 
Quoique plusieurs personnes pussent l’entendre, mais non le comprendre, il est vrai, Barbillon semblait si satisfait qu’il ne put s’empêcher de dire à son compagnon :
 
– Viens pitancher l’eau d’aff, Nicolas ; la birbasse fauche dans le point à mort…elle aboulera chez la Chouette ; la mère Martial nous aidera à lui pessiller d’esbrouffe ses durailles d’orphelin, et après nous trimballerons le refroidi dans ton passe-lance[1].
 
Esbignons-nous[2], alors ; faut que je sois à Asnières de bonne heure ; je crains que mon frère Martial se doute de quelque chose.
 
Et les deux bandits, après avoir tenu cette conversation inintelligible pour ceux qui auraient pu les écouter, se dirigèrent vers la rue Saint-Denis.
 
 
Quelques moments après, Rigolette et Rodolphe sortirent de chez Germain, remontèrent en fiacre et arrivèrent rue du Temple.
 
Le fiacre s’arrêta.
 
Au moment où la portière s’ouvrit, Rodolphe reconnut, à la lueur du quinquet du rogomiste, son fidèle Murph qui l’attendait à la porte de l’allée.
 
La présence du squire annonçait toujours quelque événement grave ou inattendu, car lui seul savait où trouver le prince.
 
– Qu’y a-t-il ? lui demanda vivement Rodolphe pendant que Rigolette rassemblait plusieurs paquets dans la voiture.
 
– Un grand malheur, monseigneur !
 
– Parle, au nom du ciel !
 
– M. le marquis d’Harville…
 
– Tu m’effraies !
 
– Il avait donné ce matin à déjeuner à plusieurs de ses amis… Tout s’était passé à merveille… lui surtout n’avait jamais été plus gai, lorsqu’une fatale imprudence…
 
– Achève… achève donc !
 
– En jouant avec un pistolet qu’il ne croyait pas chargé…
 
– Il s’est blessé grièvement ?
 
– Monseigneur !…
 
– Eh bien ?…
 
– Quelque chose de terrible !
 
– Que dis-tu ?
 
– Il est mort !…
 
– D’Harville ! ! ! ah ! c’est affreux ! s’écria Rodolphe avec un accent si déchirant que Rigolette, qui descendait alors du fiacre avec ses paquets, s’écria :
 
– Mon Dieu ! Qu’avez-vous, monsieur Rodolphe ?
 
– Une bien triste nouvelle que je viens d’apprendre à mon ami, mademoiselle, dit Murph à la jeune fille ; car le prince, accablé, ne pouvait répondre.
 
– C’est donc un bien grand malheur ? dit Rigolette toute tremblante.
 
– Un bien grand malheur, répondit le squire.
 
– Ah ! c’est épouvantable ! dit Rodolphe après quelques minutes de silence ; puis, se ressouvenant de Rigolette, il lui dit :
 
– Pardon, mon enfant… si je ne vous accompagne pas chez vous… Demain… je vous enverrai mon adresse et un permis pour entrer à la prison de Germain… bientôt je vous reverrai.
 
– Ah ! monsieur Rodolphe, je vous assure que je prends bien part au chagrin qui vous arrive… Je vous remercie de m’avoir accompagnée… À bientôt, n’est-ce pas ?
 
– Oui, mon enfant, à bientôt.
 
– Bonsoir, monsieur Rodolphe, ajouta tristement Rigolette, qui disparut dans l’allée, avec les différents objets quelle rapportait de chez Germain.
 
Le prince et Murph montèrent dans le fiacre, qui les conduisit rue Plumet. Aussitôt Rodolphe écrivit à Clémence le billet suivant :
 
« Madame,
 
« J’apprends à l’instant le coup inattendu qui vous frappe et qui m’enlève un de mes meilleurs amis ; je renonce à vous peindre ma stupeur, mon chagrin.
 
« Il faut pourtant que je vous entretienne d’intérêts étrangers à ce cruel événement… Je viens d’apprendre que votre belle-mère, à Paris depuis quelques jours sans doute, repart ce soir pour la Normandie emmenant avec elle Polidori.
 
« C’est vous dire le péril qui sans doute menace monsieur votre père. Permettez-moi de vous donner un conseil que je crois salutaire. Après l’affreux malheur de ce matin, on ne comprendra que trop votre besoin de quitter Paris pendant quelque temps… Ainsi, croyez-moi, partez, partez à l’instant pour les Aubiers, afin d’y arriver, sinon avant votre belle-mère, du moins en même temps qu’elle.
 
« Soyez tranquille, madame, de près comme de loin je veille sur vous… Les abominables projets de votre belle-mère seront déjoués…
 
« Adieu, madame ; je vous écris ces mots à la hâte… J’ai l’âme brisée quand je songe à cette soirée d’hier où je l’ai quitté, lui… plus tranquille, plus heureux qu’il ne l’avait été depuis longtemps…
 
« Croyez, madame, à mon dévouement profond et sincère…
 
« RODOLPHE »
 
Suivant les avis du prince, Mme d’Harville, trois heures après avoir reçu cette lettre, était en route avec sa fille pour la Normandie.
 
Une voiture de poste, partie de l’hôtel de Rodolphe, suivait la même route.
 
Malheureusement, dans le trouble où la plongèrent cette complication d’événements et la précipitation de son départ, Clémence oublia de faire savoir au prince qu’elle avait rencontré Fleur-de-Marie à Saint-Lazare.
 
On se souvient peut-être que, la veille, la Chouette était venue menacer Mme Séraphin de dévoiler l’existence de la Goualeuse, affirmant savoir (et elle disait vrai) où était alors cette jeune fille.
 
On se souvient encore qu’après cet entretien le notaire Jacques Ferrand, craignant la révélation de ses criminelles menées, se crut un puissant intérêt à faire disparaître la Goualeuse, dont l’existence, une fois connue, pouvait le compromettre dangereusement.
 
Il avait donc fait écrire à Bradamanti, un de ses complices, de venir le trouver pour tramer avec lui une nouvelle machination dont Fleur-de-Marie devait être la victime.
 
Bradamanti, occupé des intérêts non moins pressants de la belle-mère de Mme d’Harville, qui avait de sinistres raisons pour emmener le charlatan auprès de M. d’Orbigny, Bradamanti, trouvant sans doute plus d’avantage à servir son ancienne amie, ne se rendit pas à l’invitation du notaire et partit pour la Normandie sans voir Mme Séraphin.
 
L’orage grondait sur Jacques Ferrand ; dans la journée, la Chouette était venue réitérer ses menaces et, pour prouver qu’elles n’étaient pas vaines, elle avait déclaré au notaire que la petite fille autrefois abandonnée par Mme Séraphin était alors prisonnière à Saint-Lazare sous le nom de la Goualeuse et que, s’il ne donnait pas dix mille francs dans trois jours, cette jeune fille recevrait des papiers qui lui apprendraient qu’elle avait été dans son enfance confiée aux soins de Jacques Ferrand.
 
Selon son habitude, ce dernier nia tout avec audace, et chassa la Chouette comme une effrontée menteuse, quoiqu’il fût convaincu et effrayé de la dangereuse portée de ses menaces.
 
Grâce à ses nombreuses relations, le notaire trouva moyen de s’assurer dans la journée même (pendant l’entretien de Fleur-de-Marie et de Mme d’Harville) que la Goualeuse était en effet prisonnière à Saint-Lazare et si parfaitement citée pour sa bonne conduite qu’on s’attendait à voir cesser sa détention d’un moment à l’autre.
 
Muni de ces renseignements, Jacques Ferrand, ayant mûri un projet diabolique, sentit que, pour l’exécuter, le secours de Bradamanti lui était de plus en plus indispensable ; de là les vaines instances de Mme Séraphin pour rencontrer le charlatan.
 
Apprenant le soir même le départ de ce dernier, le notaire, pressé d’agir par l’imminence de ses craintes et du danger, se souvint de la famille Martial, ces pirates d’eau douce établis près du pont d’Asnières, chez lesquels Bradamanti lui avait proposé d’envoyer Louise Morel pour s’en défaire impunément.
 
Ayant absolument besoin d’un complice pour accomplir ses sinistres desseins contre Fleur-de-Marie, le notaire prit les précautions les plus habiles pour n’être pas compromis dans le cas où un nouveau crime serait commis et, le lendemain du départ de Bradamanti pour la Normandie, Mme Séraphin se rendit en hâte chez Martial.
 


[1] Viens boire de l’eau-de-vie, Nicolas ; la vieille donne dans le piège à mort ; elle viendra chez la Chouette ; la mère Martial nous aidera à lui prendre de force ses pierreries, et après nous emporterons le cadavre dans ton bateau.
[2] Dépêchons-nous.