Les Mystères de Paris

| 2.08. Une maison de la rue du Temple

 

 

 

VIII

Une maison de la rue du Temple


Afin d’utiliser les renseignements que le baron de Graün avait recueillis sur la Goualeuse et sur Germain, fils du Maître d’école, Rodolphe devait se rendre rue du Temple, et chez le notaire Jacques Ferrand :
 
Chez celui-ci, pour tâcher d’obtenir de Mme Séraphin quelques indices sur la famille de Fleur-de-Marie.
 
À la maison de la rue du Temple, récemment habitée par Germain, afin de tenter de découvrir la retraite de ce jeune homme par l’intermédiaire de Mlle Rigolette ; tâche assez difficile, cette grisette sachant peut-être que le fils du Maître d’école avait le plus grand intérêt à laisser complètement ignorer sa nouvelle demeure.
 
En louant dans la maison de la rue du Temple la chambre naguère occupée par Germain, Rodolphe facilitait ainsi ses recherches et se mettait à même d’observer de près les différentes classes de gens qui occupaient cette demeure.
 
Le jour même de l’entretien du baron de Graün et de Murph, Rodolphe se rendit, vers les trois heures, à la rue du Temple, par une triste journée d’hiver.
 
Située au centre d’un quartier marchand et populeux, cette maison n’offrait rien de particulier dans son aspect ; elle se composait d’un rez-de-chaussée occupé par un rogomiste, et de quatre étages surmontés de mansardes.
 
Une allée sombre, étroite, conduisait à une petite cour ou plutôt à une espèce de puits carré de cinq ou six pieds de large, complètement privé d’air, de lumière, réceptacle infect de toutes les immondices de la maison, qui y pleuvaient des étages supérieurs, car des lucarnes sans vitres s’ouvraient au-dessus du plomb de chaque palier.
 
Au pied d’un escalier humide et noir, une lueur rougeâtre annonçait la loge du portier ; loge enfumée par la combustion d’une lampe, nécessaire même en plein midi pour éclairer cet antre obscur où nous suivrons Rodolphe, à peu près vêtu en commis marchand non endimanché.
 
Il portait un paletot de couleur douteuse, un chapeau quelque peu déformé, une cravate rouge, un parapluie et d’immenses socques articulés. Pour compléter l’illusion de son rôle, Rodolphe tenait sous le bras un grand rouleau d’étoffes soigneusement enveloppé.
 
Il rentra chez le portier pour lui demander à visiter la chambre alors vacante.
 
Un quinquet, placé derrière un globe de verre rempli d’eau qui lui sert de réflecteur, éclaire la loge. Au fond, on aperçoit un lit recouvert d’une courtepointe arlequin, formée d’une multitude de morceaux d’étoffes de toute espèce et de toute couleur ; à gauche, une commode de noyer, dont le marbre supporte pour ornement :
 
Un petit saint Jean de cire, avec son mouton blanc et sa perruque blonde, le tout placé sous une cage de verre étoilée, dont les fêlures sont ingénieusement consolidées par des bandes de papier bleu ;
 
Deux flambeaux de vieux plaqué rougi par le temps, et portant, au lieu de bougies, des oranges pailletées, sans doute récemment offertes à la portière comme cadeau du jour de l’an ;
 
Deux boîtes, l’une en paille de couleurs variées, l’autre recouverte de petits coquillages ; ces deux objets d’art sentent leur maison de détention ou leur bagne d’une lieue[1]. (Espérons, pour la moralité du portier de la rue du Temple, que ce présent n’est pas un hommage de l’auteur.)
 
Enfin, entre les deux boîtes, et sous un globe de pendule, on admire une petite paire de bottes à cœur, en maroquin rouge, véritables bottes de poupée, mais soigneusement et savamment travaillées, ouvrées et piquées.
 
Ce chef-d’œuvre, comme disaient les anciens artisans, joint à une abominable odeur de cire rance et à de fantastiques arabesques dessinées le long des murs avec une innombrable quantité de vieilles chaussures, annonce suffisamment que le portier de cette maison a travaillé dans le neuf avant de descendre jusqu’à la restauration des vieilles chaussures.
 
Lorsque Rodolphe s’aventura dans ce bouge, M. Pipelet, le portier, momentanément absent, était représenté par Mme Pipelet. Celle-ci, placée près d’un poêle de fonte situé au milieu de la loge, semblait écouter gravement chanter sa marmite (c’est l’expression consacrée).
 
L’Hogarth français, Henri Monnier, a si admirablement stéréotypé la portière que nous nous contenterons de prier le lecteur, s’il veut se figurer Mme Pipelet, d’évoquer dans son souvenir la plus laide, la plus ridée, la plus bourgeonnée, la plus sordide, la plus dépenaillée, la plus hargneuse, la plus venimeuse des portières immortalisées par cet éminent artiste.
 
Le seul trait que nous nous permettrons d’ajouter à cet idéal, qui ne peut manquer d’être une merveilleuse réalité, sera une bizarre coiffure composée d’une perruque à la Titus ; perruque originairement blonde, mais nuancée par le temps d’une foule de tons roux et jaunâtres, bruns et fauves, qui émaillaient pour ainsi dire une confusion inextricable de mèches dures, roides, hérissées, emmêlées. Mme Pipelet n’abandonnait jamais cet unique et éternel ornement de son crâne sexagénaire.
 
À la vue de Rodolphe, la portière prononça d’un ton rogue ces mots sacramentels :
 
– Où allez-vous ?
 
– Madame, il y a, je crois, une chambre et un cabinet à louer dans cette maison ? demanda Rodolphe en appuyant sur le mot madame, ce qui ne flatta pas médiocrement Mme Pipelet. Elle répondit moins aigrement :
 
– Il y a une chambre à louer au quatrième, mais on ne peut pas la voir… Alfred est sorti…
 
– Votre fils, sans doute, madame ? Rentrera-t-il bientôt ?
 
– Non, monsieur, ce n’est pas mon fils, c’est mon mari !… Pourquoi donc Pipelet ne s’appellerait-il pas Alfred ?
 
– Il en a parfaitement le droit, madame ; mais, si vous le permettez, j’attendrai un moment son retour. Je tiendrais à louer cette chambre, le quartier et la rue me conviennent ; la maison me plaît, car elle me semble admirablement bien tenue. Pourtant, avant de visiter le logement que je désire occuper, je voudrais savoir si vous pouvez, madame, vous charger de mon ménage ? J’ai l’habitude de ne jamais employer que les concierges, toutefois quand ils y consentent.
 
Cette proposition, exprimée en termes si flatteurs : concierge !… gagna complètement Mme Pipelet ; elle répondit :
 
– Mais certainement, monsieur… Je ferai votre ménage… Je m’en honore, et pour six francs par mois vous serez servi comme un prince.
 
– Va pour les six francs. Madame… votre nom ?
 
– Pomone-Fortunée-Anastasie Pipelet.
 
– Eh bien ! Madame Pipelet, je consens aux six francs par mois pour vos gages. Et si la chambre me convient… quel est son prix ?
 
– Avec le cabinet, cent cinquante francs, monsieur ; pas un liard à rabattre… Le principal locataire est un chien… un chien qui tondrait sur un œuf.
 
– Et vous le nommez ?
 
– M. Bras-Rouge.
 
Ce nom et les souvenirs qu’il éveillait firent tressaillir Rodolphe.
 
– Vous dites, madame Pipelet, que le principal locataire se nomme ?…
 
– Eh bien… M. Bras-Rouge.
 
– Et il demeure ?
 
– Rue aux Fèves ; n° 13 ; il tient aussi un estaminet dans les fossés des Champs-Élysées.
 
Il n’y avait plus à en douter, c’était le même homme… Cette rencontre semblait étrange à Rodolphe.
 
– Si M. Bras-Rouge est le principal locataire, dit-il, quel est le propriétaire de la maison ?
 
– M. Bourdon ; mais je n’ai jamais eu affaire qu’à M. Bras-Rouge.
 
Voulant mettre la portière en confiance, Rodolphe reprit :
 
– Tenez, ma chère madame Pipelet, je suis un peu fatigué ; le froid m’a gelé… rendez-moi le service d’aller chez le rogomiste qui demeure dans la maison, vous me rapporterez un flacon de cassis et deux verres… ou plutôt trois verres, puisque votre mari va rentrer.
 
Et il donna cent sous à cette femme.
 
– Ah çà ! monsieur, vous voulez donc que du premier mot on vous adore ? s’écria la portière dont le nez bourgeonné sembla s’illuminer de tous les feux d’une bachique convoitise.
 
– Oui, madame Pipelet, je veux être adoré.
 
– Ça me chausse, ça me chausse ; mais je n’apporterai que deux verres, moi et Alfred nous buvons toujours dans le même. Pauvre chéri, il est si friand pour ce qui est des femmes ! ! !
 
– Allez, madame Pipelet, nous attendrons Alfred.
 
– Ah çà, si quelqu’un vient… vous garderez la loge ?
 
– Soyez tranquille. La vieille sortit.
 
Resté seul, Rodolphe réfléchit à cette bizarre circonstance qui le rapprochait de Bras-Rouge ; il s’étonna seulement de ce que François Germain eût pu rester pendant trois mois dans cette maison avant d’être découvert par les complices du Maître d’école qui étaient en rapport avec Bras-Rouge.
 
À ce moment, un facteur frappa aux carreaux de la loge, y passa le bras, tendit deux lettres en disant : – Trois sous !
 
– Six sous, puisqu’il y a deux lettres, dit Rodolphe.
 
– Une d’affranchie, répondit le facteur.
 
Après avoir payé, Rodolphe regarda d’abord machinalement les deux lettres qu’on venait de lui remettre ; mais bientôt elles lui semblèrent dignes d’un curieux examen.
 
L’une, adressée à Mme Pipelet, exhalait à travers son enveloppe de papier satiné une forte odeur de sachet de peau d’Espagne. Sur son cachet de cire rouge, on voyait ces deux lettres : C. R., surmontées d’un casque et appuyées sur un support étoilé de la croix de la Légion d’honneur ; l’adresse était tracée d’une main ferme. La prétention héraldique de ce casque et de cette croix fit sourire Rodolphe et le confirma dans l’idée que cette lettre n’était pas écrite par une femme.
 
Mais quel était le correspondant musqué, blasonné… de Mme Pipelet ?
 
L’autre lettre, d’un papier gris commun, fermée avec un pain à cacheter picoté de coups d’épingle, était pour M. César Bradamanti, dentiste opérateur.
 
Évidemment contrefaite, l’écriture de cette suscription se composait de lettres toutes majuscules.
 
Fut-ce pressentiment, fantaisie de son imagination ou réalité, cette lettre parut à Rodolphe d’une triste apparence. Il remarqua quelques lettres de l’adresse à demi effacées dans un endroit où le papier fripait légèrement.
 
Une larme était tombée là.
 
Mme Pipelet rentra, portant le flacon de cassis et deux verres.
 
– J’ai lambiné, n’est-ce pas, monsieur ? Mais une fois qu’on est dans la boutique du père Joseph, il n’y a pas moyen d’en sortir. Ah ! le vieux possédé !… Croiriez-vous qu’avec une femme d’âge comme moi, il conte encore la gaudriole ?
 
– Diable !… si Alfred savait cela ?
 
– Ne m’en parlez pas, le sang me tourne rien que d’y songer. Alfred est jaloux comme un Bédouin ; et pourtant, de la part du père Joseph, c’est l’histoire de rire, en tout bien, tout honneur.
 
– Voici deux lettres que le facteur a apportées, dit Rodolphe.
 
– Ah ! mon Dieu… faites excuse, monsieur… Et vous avez payé ?
 
– Oui.
 
– Vous êtes bien bon. Alors je vas vous retenir ça sur la monnaie que je vous rapporte… Combien est-ce ?
 
– Trois sous, répondit Rodolphe en souriant du singulier mode de remboursement adopté par Mme Pipelet.
 
– Comment ! Trois sous ?… C’est six sous, il y a deux lettres.
 
– Je pourrais abuser de votre confiance en vous faisant retenir sur ma monnaie six sous au lieu de trois ; mais j’en suis incapable, madame Pipelet… Une des deux lettres, qui vous est adressée, est affranchie. Et, sans être indiscret, je vous ferai observer que vous avez là un correspondant dont les billets doux sentent furieusement bon.
 
– Voyons donc, dit la portière en prenant la lettre satinée. C’est, ma foi, vrai… ça a l’air d’un billet doux ! Dites donc, monsieur, un billet doux ! Ah ! bien ! par exemple… Quel est donc le polisson qui oserait ?…
 
– Et si Alfred s’était trouvé là, madame Pipelet ?
 
– Ne dites pas ça, ou je m’évanouis dans vos bras !
 
– Je ne le dis plus, madame Pipelet !
 
– Mais que je suis bête !… M’y voilà, dit la portière en haussant les épaules, je sais… je sais… c’est du commandant… Ah ! quelle souleur[2] j’ai eue ! Mais ça n’empêche pas de compter : voyons, c’est trois sous pour l’autre lettre, n’est-ce pas ? Ainsi nous disions, quinze sous de cassis et trois sous de port de lettre que je retiens, ça fait dix-huit ; dix-huit et deux que voilà font vingt, et quatre francs font cent sous ; les bons comptes font les bons amis.
 
– Et voilà vingt sous pour vous, madame Pipelet ; vous avez une si miraculeuse manière de rembourser les avances qu’on a faites pour vous, que je tiens à l’encourager.
 
– Vingt sous ! Vous me donnez vingt sous !… Et pourquoi donc ça ? s’écria Mme Pipelet d’un air à la fois alarmé et étonné de cette générosité fabuleuse.
 
– Ce sera un à-compte sur le denier à Dieu, si je prends la chambre.
 
– Comme ça, j’accepte ; mais j’en préviendrai Alfred.
 
– Certainement ; mais voici l’autre lettre : elle est adressée à M. César Bradamanti.
 
– Ah ! oui… Le dentiste du troisième… Je vas la mettre dans la botte aux lettres.
 
Rodolphe crut avoir mal entendu, mais il vit Mme Pipelet jeter gravement la lettre dans une vieille botte à revers accrochée au mur. Rodolphe la regardait avec surprise.
 
– Comment ? lui dit-il, vous mettez cette lettre…
 
– Eh bien ! monsieur, je la mets dans la botte aux lettres… Comme ça, rien ne s’égare ; quand les locataires rentrent, Alfred ou moi nous secouons la botte, on fait le triage, et chacun a son poulet.
 
– Votre maison est si parfaitement ordonnée, que cela me donne de plus en plus l’envie d’y demeurer ; cette botte aux lettres surtout me ravit.
 
– Mon Dieu, c’est bien simple, reprit modestement Mme Pipelet : Alfred avait cette vieille botte dépareillée ; autant l’utiliser au service des locataires.
 
Ce disant, la portière avait décacheté la lettre qui lui était adressée, elle la tournait en tout sens ; après quelques moments d’embarras, elle dit à Rodolphe :
 
– C’est toujours Alfred qui est chargé de lire, parce que je ne le sais pas. Est-ce que vous voudriez bien, monsieur… être pour moi comme est Alfred ?
 
– Pour lire cette lettre, volontiers, dit Rodolphe, très-curieux de connaître le correspondant de Mme Pipelet.
 
Il lut ce qui suit sur un papier satiné, dans l’angle duquel on retrouvait le casque, les lettres C. R., le support héraldique et la croix d’honneur.
 
« Demain vendredi, à onze heures, on fera grand feu dans les deux pièces, et on nettoiera bien les glaces et on ôtera les housses partout, en prenant bien garde d’écailler la dorure des meubles en époussetant.
 
« Si par hasard je n’étais pas arrivé lorsqu’une dame viendra en fiacre, sur les une heure, me demander sous le nom de M. Charles, on la fera monter à l’appartement, dont on descendra la clef, qu’on me remettra lorsque j’arriverai moi-même. »
 
Malgré la rédaction peu académique de ce billet, Rodolphe comprit parfaitement ce dont il s’agissait et dit à la portière :
 
– Qui habite donc le premier étage ?
 
La vieille approcha son doigt jaune et ridé de sa lèvre pendante et répondit avec un malicieux ricanement.
 
Motus… c’est des intrigues de femme.
 
– Je vous demande cela, ma chère madame Pipelet… parce qu’avant de loger dans une maison… on désire savoir…
 
– C’est tout simple… dis-moi qui tu plantes… je te dirai qui tu plais, n’est-ce pas ?
 
– J’allais vous le dire.
 
– Du reste, je peux bien vous communiquer ce que je sais là-dessus, ça ne sera pas long… Il y a environ six semaines, un tapissier est venu ici, a examiné le premier, qui était à louer, a demandé le prix, et le lendemain il est revenu avec un beau jeune homme blond, petites moustaches, croix d’honneur, beau linge. Le tapissier l’appelait… commandant.
 
– C’est donc un militaire ?
 
– Militaire ! reprit Mme Pipelet en haussant les épaules, allons donc ! c’est comme si Alfred s’intitulait concierge.
 
– Comment ?
 
– Il est tout bonnement de la garde nationale, dans l’état-major ; le tapissier l’appelait commandant pour le flatter… de même que ça flatte Alfred quand on l’appelle concierge. Enfin, quand le commandant (nous ne le connaissons que sous ce nom-là) a eu tout vu, il a dit au tapissier : « C’est bon, ça me convient, arrangez ça, voyez le propriétaire. – Oui, commandant, qu’a dit l’autre… » – Et le lendemain le tapissier a signé le bail en son nom, à lui, tapissier, avec M. Bras-Rouge, lui a payé six mois d’avance, parce qu’il paraît que le jeune homme ne veut pas être connu. Tout de suite après, les ouvriers sont venus tout démolir au premier ; ils ont apporté des essophas, des rideaux en soie, des glaces dorées, des meubles superbes ; aussi c’est beau comme dans un café des boulevards ! Sans compter des tapis partout, et si épais et si doux qu’on dirait qu’on marche sur des bêtes… Quand ç’a été fini, le commandant est revenu pour voir tout ça ; il a dit à Alfred : « Pouvez-vous vous charger d’entretenir cet appartement, où je ne viendrai pas souvent, d’y faire du feu de temps en temps, et de tout préparer pour me recevoir quand je vous l’écrirai par la petite poste ? – Oui, commandant, lui dit ce flatteur d’Alfred. – Et combien me prendrez-vous pour ça ? – Vingt francs par moi, commandant. – Vingt francs ! Allons donc ! vous plaisantez, portier. » – Et voilà ce beau fils à marchander comme un ladre, à carotter le pauvre monde. Voyez donc, pour une ou deux malheureuses pièces de cent sous, quand il a fait des dépenses abominables pour un appartement qu’il n’habite pas ! Enfin, à force de batailler, nous avons obtenu douze francs. Douze francs ! Dites donc, si ça ne fait pas suer !… Commandant de deux liards, va ! Quelle différence avec vous, monsieur ! ajouta la portière en s’adressant à Rodolphe d’un air agréable, vous ne vous faites pas appeler commandant, vous n’avez l’air de rien du tout, et vous êtes convenu avec moi de six francs du premier mot.
 
– Et depuis, ce jeune homme est-il revenu ?
 
– Vous allez voir, c’est ça qui est le plus drôle ; il paraît qu’on le fait joliment droguer, le commandant. Il a déjà écrit trois fois, comme aujourd’hui, d’allumer le feu, d’arranger tout, qu’il viendrait une dame. Ah ! bien oui ! Va-t’en voir s’ils viennent !
 
– Personne n’a paru ?
 
– Écoutez donc. La première des trois fois, le commandant est arrivé tout flambant, chantonnant entre ses dents et faisant le gros dos ; il a attendu deux bonnes heures… personne ; quand il a repassé devant la loge, nous le guettions, nous deux Pipelet, pour voir sa mine et le vexer en lui parlant. « Commandant, il n’est pas venu du tout, du tout de petite dame vous demander, que je lui dis. – C’est bon, c’est bon ! » qu’il me répond, l’air tout honteux et tout furieux, et il part dare-dare, en se rongeant les ongles de colère. La seconde fois, avant qu’il n’arrive, un commissionnaire apporte une petite lettre adressée à M. Charles ; je me doute bien que c’est encore flambé pour cette fois-là ; nous en faisions des gorges chaudes avec Pipelet, quand le commandant arrive : « Commandant, que je dis en mettant le revers de ma main gauche à ma perruque, comme une vraie troupière, voilà une lettre ; il paraît qu’il y a encore une contremarche aujourd’hui ! » Il me regarde, fier comme Artaban, ouvre la lettre, la lit, devient rouge comme une écrevisse ; puis il nous dit, en faisant semblant de ne pas être contrarié : « Je savais bien qu’on ne viendrait pas ; je suis venu pour vous recommander de tout bien surveiller. » C’était pas vrai ; c’était pour nous cacher qu’on le faisait aller qu’il nous disait cela ; et là-dessus il s’en va en tortillant et en chantant du bout des dents ; mais il était joliment vexé, allez… C’est bien fait, c’est bien fait, commandant de deux liards ! Ça t’apprendra à ne donner que douze francs par mois pour ton ménage.
 
– Et la troisième fois ?
 
– Ah ! la troisième fois j’ai bien cru que c’était pour de bon. Le commandant arrive sur son trente-six ; les yeux lui sortaient de la tête, tant il paraissait content et sûr de son affaire. Bien beau jeune homme tout de même… et bien mis, et flairant comme une civette… Il ne posait pas à terre, tant il était gonflé… Il prend la clef et nous dit, en montant chez lui, d’un air goguenard et rengorgé, comme pour se revenger des autres fois : « Vous préviendrez cette dame que la porte est tout contre… » Bon ! nous deux Pipelet, nous étions si curieux de voir la petite dame, quoique nous n’y comptions pas beaucoup, que nous sortons de notre loge pour nous mettre à l’affût sur le pas de la porte de l’allée. Cette fois-là, un petit fiacre bleu, à stores baissés, s’arrête devant chez nous. « Bon ! c’est elle, que je dis à Alfred… Retirons-nous un peu pour ne pas l’effaroucher. » Le cocher ouvre la portière. Alors nous voyons une petite dame avec un manchon sur les genoux et un voile noir qui lui cachait la figure, sans compter son mouchoir qu’elle tenait sur sa bouche, car elle avait l’air de pleurer ; mais voilà-t-il pas qu’une fois le marchepied baissé, au lieu de descendre, la dame dit quelques mots au cocher, qui, tout étonné, referme la portière.
 
– Cette femme n’est pas descendue ?
 
– Non, monsieur ; elle s’est rejetée dans le fond de la voiture en mettant ses mains sur ses yeux. Moi je me précipite, et, avant que le cocher ait remonté sur son siège, je lui dis : « Eh bien mon brave, vous vous en retournez donc ? – Oui, qu’il me dit. – Et où ça ? que je lui demande. – D’où je viens. – Et d’où venez-vous ? – De la rue Saint-Dominique, au coin de la rue Belle-Chasse. »
 
À ces mots, Rodolphe tressaillit.
 
Le marquis d’Harville, un de ses meilleurs amis, qu’une vive mélancolie accablait depuis quelques temps, ainsi que nous l’avons dit, demeurait rue Saint-Dominique, au coin de la rue Belle-Chasse.
 
Était-ce la marquise d’Harville qui courait ainsi à sa perte ? Son mari avait-il des soupçons sur son inconduite ? son inconduite… seule cause peut-être du chagrin dont il semblait dévoré.
 
Ces doutes se pressaient en foule à la pensée de Rodolphe. Cependant il connaissait la société intime de la marquise, et il ne se rappelait pas y avoir jamais vu quelqu’un qui ressemblât au commandant. La jeune femme dont il s’agissait pouvait, après tout, avoir pris un fiacre en cet endroit sans demeurer dans cette rue, rien ne prouvait à Rodolphe que ce fût la marquise. Néanmoins il conserva de vagues et pénibles soupçons.
 
Son air inquiet et absorbé n’avait pas échappé à la portière.
 
– Eh bien ! monsieur, à quoi pensez-vous donc ? lui dit-elle.
 
– Je cherche pour quelle raison cette femme qui était venue jusqu’à cette porte… a changé tout à coup d’avis…
 
– Que voulez-vous, monsieur, une idée, une frayeur, une superstition. Nous autres, pauvres femmes, nous sommes si faibles, si poltronnes, dit l’horrible portière d’un air timide et effarouché. Il me semble que si j’avais été comme ça en catimini faire des traits à Alfred, j’aurais été obligée de reprendre mon élan je ne sais pas combien de fois. Mais jamais, au grand jamais ! Pauvre chéri ! Il n’y a pas un habitant de la terre qui puisse se vanter…
 
– Je vous crois, madame Pipelet… Mais cette jeune femme…
 
– Je ne sais pas si elle était jeune ; on ne voyait pas le bout de son nez. Toujours est-il qu’elle repart comme elle était venue, sans tambour ni trompette. On nous aurait donné dix francs à nous deux Alfred, que nous n’aurions pas été plus contents.
 
– Pourquoi cela ?
 
– En songeant à la mine qu’allait faire le commandant, il devait y avoir de quoi crever de rire, bien sûr. D’abord, au lieu d’aller lui dire tout de suite que la dame était repartie, nous le laissons droguer et marronner une bonne heure. Alors je monte : je n’avais que mes chaussons de lisière à mes pauvres pieds ; j’arrive à la porte qui était tout contre. Je la pousse, elle crie ; l’escalier est noir comme un four, l’entrée de l’appartement aussi. Voilà qu’au moment où j’entre, le commandant me prend dans ses bras en me disant d’un ton câlin : « Mon Dieu, mon ange, comme tu viens tard !… »
 
Malgré la gravité des pensées qui le dominaient, Rodolphe ne put s’empêcher de rire, surtout en voyant la grotesque perruque et l’abominable figure ridée, bourgeonnée, de l’héroïne de ce quiproquo ridicule.
 
Mme Pipelet reprit, avec une hilarité grimaçante qui la rendait plus hideuse encore :
 
– Eh, eh, eh ! en voilà une bonne ! Mais vous allez voir. Moi je ne réponds rien, je retiens mon haleine, je m’abandonne au commandant ; mais tout à coup le voilà qui s’écrie, en me repoussant, le grossier, d’un air aussi dégoûté que s’il avait touché une araignée : « Mais qui diable est donc là ? – C’est moi, commandant, Mme Pipelet, la portière, c’est pour cela que vous devriez bien taire vos mains, ne pas me prendre la taille, ni m’appeler votre ange, ni me dire que je viens trop tard. Si Alfred avait été là pourtant ? – Que voulez-vous ? me dit-il furieux. – Commandant, la petite dame vient de venir en fiacre. – Eh bien ! faites-la donc monter ; vous êtes stupide ; ne vous ai-je pas dit de la faire monter ? » – Je le laisse aller, je le laisse aller. « Oui, commandant, c’est vrai, vous m’avez dit de la faire monter. – Eh bien ? – C’est que la petite dame… – Mais parlez donc ! – C’est que la petite dame est repartie. – Allons, vous aurez dit ou fait quelque bêtise ! s’écria-t-il encore plus furieux. – Non, commandant, la petite dame n’a pas descendu du fiacre : quand le cocher a ouvert la portière, elle lui a dit de la remmener d’où elle était venue. – La voiture ne doit pas être loin ! s’écrie le commandant en se précipitant vers la porte. – Ah bien ! oui ! il y a plus d’une heure qu’elle est partie, que je lui réponds. – Une heure ! une heure ! Et pourquoi avez-vous autant tardé à me prévenir ? s’écrie-t-il avec un redoublement de colère. – Dame… parce que nous craignions que ça vous contrarie trop de n’avoir pas encore fait vos frais cette fois-ci. » – Attrape ! que je me dis, mirliflor, ça t’apprendra à avoir eu mal au cœur quand tu m’as touchée. « Sortez d’ici, vous ne faites et ne dites que des sottises ! » s’écrie-t-il avec rage, en défaisant sa robe de chambre à la tartare et en jetant par terre son bonnet grec de velours brodé d’or… Beau bonnet tout de même… Et la robe de chambre donc ! ça crevait les yeux ; le commandant avait l’air d’un ver luisant…
 
– Et depuis, ni lui ni cette dame ne sont revenus ?
 
– Non ; mais attendez donc la fin de l’histoire, dit Mme Pipelet.
 


[1] Les forçats et les détenus s’occupent presque exclusivement de la fabrication de ces boîtes.
[2] Frayeur. (Note du correcteur – ELG.)