Les Mystères de Paris

| 8.06 - La Fosse-aux-lions

 

 

 

VI

La Fosse-aux-lions


Si l’aspect matériel d’une vaste maison de détention, construite dans toutes les conditions de bien-être et de salubrité que réclame l’humanité, n’offre au regard, nous l’avons dit, rien de sinistre, la vue des prisonniers cause une impression contraire.
 
L’on est ordinairement saisi de tristesse et de pitié, lorsqu’on se trouve au milieu d’un rassemblement de femmes prisonnières, en songeant que ces infortunées sont presque toujours poussées au mal moins par leur propre volonté que par la pernicieuse influence du premier homme qui les a séduites.
 
Et puis encore les femmes les plus criminelles conservent au fond de l’âme deux cordes saintes que les violents ébranlements des passions les plus détestables, les plus fougueuses, ne brisent jamais entièrement… l’amour et la maternité !
 
Parler d’amour et de maternité, c’est dire que, chez ces misérables créatures, de pures et douces lueurs peuvent encore éclairer çà et là les noires ténèbres d’une corruption profonde.
 
Mais chez les hommes tels que la prison les fait et les rejette dans le monde… rien de semblable.
 
C’est le crime d’un seul jet, c’est un bloc d’airain qui ne rougit plus qu’au feu des passions infernales.
 
Aussi, à la vue des criminels qui encombrent les prisons, on est d’abord saisi d’un frisson d’épouvante et d’horreur.
 
La réflexion seule vous ramène à des pensées plus pitoyables, mais d’une grande amertume.
 
Oui, d’une grande amertume… car on réfléchit que les sinistres populations des geôles et des bagnes… que la sanglante moisson du bourreau… germent toujours dans la fange de l’ignorance, de la misère et de l’abrutissement.
 
Pour comprendre cette première impression d’horreur et d’épouvante dont nous parlons, que le lecteur nous suive dans la Fosse-aux-lions.
 
L’une des cours de la Force s’appelle ainsi.
 
Là sont ordinairement réunis les détenus les plus dangereux par leurs antécédents, par leur férocité ou par la gravité des accusations qui pèsent sur eux.
 
Néanmoins, on avait été obligé de leur adjoindre temporairement, par suite de travaux d’urgence entrepris dans un des bâtiments de la Force, plusieurs autres prisonniers.
 
Ceux-ci, quoique également justiciables de la cour d’assises, étaient presque des gens de bien, comparés aux hôtes habituels de la Fosse-aux-lions.
 
Le ciel, sombre, gris et pluvieux, jetait un jour morne sur la scène que nous allons dépeindre. Elle se passait au milieu d’une cour, assez vaste quadrilatère formé par de hautes murailles blanches, percées çà et là de quelques fenêtres grillées.
 
À l’un des bouts de cette cour, on voyait une étroite porte guichetée ; à l’autre bout, l’entrée du chauffoir, grande salle dallée au milieu de laquelle était un calorifère de fonte entouré de bancs de bois, où se tenaient paresseusement étendus plusieurs prisonniers devisant entre eux.
 
D’autres, préférant l’exercice au repos, se promenaient dans le préau, marchant en rangs pressés, par quatre ou cinq de front, se tenant par le bras.
 
Il faudrait posséder l’énergique et sombre pinceau de Salvator ou de Goya pour esquisser ces divers spécimens de laideur physique et morale, pour rendre dans sa hideuse fantaisie la variété de costumes de ces malheureux, couverts pour la plupart de vêtements misérables ; car n’étant que prévenus, c’est-à-dire supposés innocents, ils ne revêtaient pas l’habit uniforme des maisons centrales : quelques-uns pourtant le portaient ; car, à leur entrée en prison, leurs haillons avaient paru si sordides, si infects, qu’après le bain d’usage[1], on leur avait donné la casaque et le pantalon de gros drap gris des condamnés.
 
Un phrénologiste aurait attentivement observé ces figures hâves et tannées, aux fronts aplatis ou écrasés, aux regards cruels ou insidieux, à la bouche méchante ou stupide, à la nuque énorme ; presque toutes offraient d’effrayantes ressemblances bestiales.
 
Sur les traits rusés de celui-là, on retrouvait la perfide subtilité du renard ; chez celui-ci, la rapacité sanguinaire de l’oiseau de proie ; chez cet autre, la férocité du tigre ; ailleurs enfin, l’animale stupidité de la brute.
 
La marche circulaire de cette bande d’êtres silencieux, aux regards hardis et haineux, au rire insolent et cynique, se pressant les uns contre les autres, au fond de cette cour, espèce de puits carré, avait quelque chose d’étrangement sinistre…
 
On frémissait en songeant que cette horde féroce serait, dans un temps donné, de nouveau lâchée parmi ce monde auquel elle avait déclaré une guerre implacable.
 
Que de vengeances sanguinaires, que de projets meurtriers couvent toujours sous ces apparences de perversité railleuse et effrontée ! ! !
 
Esquissons quelques-unes des physionomies saillantes de la Fosse-aux-lions ; laissons les autres sur le second plan.
 
Pendant qu’un gardien surveillait les promeneurs, une sorte de conciliabule se tenait dans le chauffoir.
 
Parmi les détenus qui y assistaient, nous retrouverons Barbillon et Nicolas Martial, dont nous parlerons seulement pour mémoire.
 
Celui qui paraissait, ainsi que cela se dit, présider et conduire la discussion, était un détenu surnommé le Squelette[2] dont on a plusieurs fois entendu prononcer le nom chez les Martial, à l’île du Ravageur.
 
Le Squelette était prévôt ou capitaine du chauffoir.
 
Cet homme, d’assez haute taille, de quarante ans environ, justifiait son lugubre surnom par une maigreur dont il est impossible de se faire une idée, et que nous appellerions presque ostéologique…
 
Si la physionomie des compagnons du Squelette offrait plus ou moins d’analogie avec celle du tigre, du vautour ou du renard, la forme de son front, fuyant en arrière, et de ses mâchoires osseuses, plates et allongées, supportées par un cou démesurément long, rappelait entièrement la conformation de la tête du serpent.
 
Une calvitie absolue augmentait encore cette hideuse ressemblance ; car, sous la peau rugueuse de son front presque plan comme celui d’un reptile, on distinguait les moindres protubérances, les moindres sutures de son crâne ; quant à son visage imberbe, qu’on s’imagine du vieux parchemin, immédiatement collé sur les os de la face, et seulement quelque peu tendu depuis la saillie de la pommette jusqu’à l’angle de la mâchoire inférieure, dont on voyait distinctement l’attache.
 
Les yeux, petits et louches, étaient si profondément encaissés, l’arcade sourcilière ainsi que la pommette étaient si proéminentes, qu’au-dessous du front jaunâtre où se jouait la lumière, on voyait deux orbites littéralement remplies d’ombre, et qu’à peu de distance les yeux semblaient disparaître au fond de ces deux cavités sombres, de ces deux trous noirs qui donnent un aspect si funèbre à une tête de squelette. Ses longues dents, dont les saillies alvéolaires se dessinaient parfaitement sous la peau tannée des mâchoires osseuses et aplaties, se découvraient presque incessamment par un rictus habituel.
 
Quoique les muscles corrodés de cet homme fussent presque réduits à l’état de tendons, il était d’une force extraordinaire. Les plus robustes résistaient difficilement à l’étreinte de ses longs bras, de ses longs doigts décharnés.
 
On eût dit la formidable étreinte d’un squelette de fer.
 
Il portait un bourgeron bleu beaucoup trop court, qui laissait voir, et il en tirait vanité, ses mains noueuses et la moitié de son avant-bras, ou plutôt deux os (le radius et le cubitus, qu’on nous pardonne cette anatomie), deux os enveloppés d’une peau rude et noirâtre, séparés entre eux par une profonde rainure où serpentaient quelques veines dures et sèches comme des cordes.
 
Lorsqu’il posait ses mains sur une table, il semblait, selon une assez juste métaphore de Pique-Vinaigre, y étaler un jeu d’osselets.
 
Le Squelette, après avoir passé quinze années de sa vie au bagne pour vol et tentative de meurtre, avait rompu son ban, et avait été pris en flagrant délit de vol et de meurtre.
 
Ce dernier assassinat avait été commis avec des circonstances d’une telle férocité que, vu la récidive, ce bandit se regardait d’avance et avec raison comme condamné à mort.
 
L’influence que le Squelette exerçait sur les autres détenus par sa force, par son énergie, par sa perversité, l’avait fait choisir, par le directeur de la prison, comme prévôt de dortoir, c’est-à-dire que le Squelette était chargé de la police de sa chambrée, en ce qui touchait l’ordre, l’arrangement et la propreté de la salle et des lits ; il s’acquittait parfaitement de ces fonctions, et jamais les détenus n’auraient osé manquer aux soins et aux devoirs dont il avait la surveillance.
 
Chose étrange et significative…
 
Les directeurs de prisons les plus intelligents, après avoir essayé d’investir des fonctions dont nous parlons les détenus qui se recommandaient encore par quelque honnêteté, ou dont les crimes étaient moins graves, se sont vus forcés de renoncer à ce choix cependant logique et moral, et de chercher les prévôts parmi les prisonniers les plus corrompus, les plus redoutés, ceux-ci ayant seuls une action positive sur leurs compagnons.
 
Ainsi, répétons-le encore, plus un coupable montrera de cynisme et d’audace, plus il sera compté, et pour ainsi dire respecté.
 
Ce fait prouvé par l’expérience, sanctionné par les choix forcés dont nous parlons, n’est-il pas un argument irréfragable contre le vice de la réclusion en commun ?
 
Ne démontre-t-il pas, jusqu’à une évidence absolue, l’intensité de la contagion qui atteint mortellement les prisonniers dont on pourrait encore espérer quelque chance de réhabilitation ?
 
Oui, car à quoi bon songer au repentir, à l’amendement, lorsque dans ce pandémonium où l’on doit passer de longues années, sa vie peut-être, on voit l’influence se mesurer au nombre des forfaits ?
 
Encore une fois, l’on ignore donc que le monde extérieur, que la société honnête n’existent plus pour le détenu ?
 
Indifférent aux lois morales qui les régissent, il prend nécessairement les mœurs de ceux qui l’entourent ; toutes les distinctions de la geôle étant réservées à la supériorité du crime, inévitablement il tendra toujours vers cette farouche aristocratie.
 
Revenons au Squelette, prévôt de chambrée, qui causait avec plusieurs prisonniers, parmi lesquels se trouvaient Barbillon et Nicolas Martial.
 
– Es-tu bien sûr de ce que tu dis là ? demanda le Squelette à Martial…
 
– Oui, oui, cent fois oui ; le père Micou le tient du Gros-Boiteux, qui a déjà voulu le tuer, ce gredin-là… parce qu’il a mangé[3]quelqu’un…
 
– Alors, qu’on lui dévore le nez et que ça finisse ! ajouta Barbillon. Déjà tantôt le Squelette était pour qu’on lui donne une tournée rouge, à ce mouton de Germain.
 
Le prévôt ôta un moment sa pipe de sa bouche et dit d’une voix si basse, si crapuleusement enrouée qu’on l’entendait à peine :
 
– Germain faisait sa tête, il nous gênait, il nous espionnait, car moins l’on parle, plus on écoute ; il fallait le forcer de filer de la Fosse-aux-lions… Une fois que nous l’aurions fait saigner… on l’aurait ôté d’ici…
 
– Eh bien ! alors…, dit Nicolas, qu’est-ce qu’il y a de changé ?
 
– Il y a de changé, reprit le Squelette, que s’il a mangé, comme le dit le Gros-Boiteux, il n’en sera pas quitte pour saigner…
 
– À la bonne heure, dit Barbillon.
 
– Il faut un exemple…, dit le Squelette en s’animant peu à peu. Maintenant ce n’est plus la rousse[4]qui nous découvre, ce sont les mangeurs[5]. Jacques et Gauthier, qu’on a guillotinés l’autre jour… mangés… Roussillon, qu’on a envoyé aux galères à perte de vue[6]… mangé…
 
– Et moi donc ? Et ma mère ? Et Calebasse ?… Et mon frère de Toulon ? s’écria Nicolas. Est-ce que nous n’avons pas tous été mangés par Bras-Rouge ? C’est sûr maintenant, puisqu’au lieu de l’écrouer ici on l’a envoyé à la Roquette ! On n’a pas osé le mettre avec nous… il sentait donc son tort… le gueux…
 
– Et moi, dit Barbillon, est-ce que Bras-Rouge n’a pas aussi mangé sur moi ?
 
– Et sur moi donc ? dit un jeune prisonnier d’une voix grêle, en grasseyant d’une manière affectée, j’ai été coqué[7]par Jobert, un homme qui m’avait proposé une affaire dans la rue Saint-Martin.
 
Ce dernier personnage, à la voix flûtée, à la figure pâle, grasse et efféminée, au regard insidieux et lâche, était vêtu d’une façon singulière ; il avait pour coiffure un foulard rouge qui laissait voir deux mèches de cheveux blonds collées sur les tempes ; les deux bouts du mouchoir formaient une rosette bouffante au-dessus de son front ; il portait pour cravate un châle de mérinos blanc à palmettes vertes, qui se croisait sur sa poitrine ; sa veste de drap marron disparaissait sous l’étroite ceinture d’un ample pantalon en étoffe écossaise à larges carreaux de couleurs variées.
 
– Si ce n’est pas une indignité !… Faut-il qu’un homme soit gredin !… reprit ce personnage d’une voix mignarde. Pour rien au monde, je ne me serais méfié de Jobert.
 
– Je le sais bien qu’il t’a dénoncé, Javotte, répondit le Squelette, qui semblait protéger particulièrement ce prisonnier ; à preuve qu’on a fait pour ce mangeur ce qu’on a fait pour Bras-Rouge… on n’a pas non plus osé laisser Jobert ici… on l’a mis au clou à la Conciergerie… Eh bien ! il faut que ça finisse… il faut un exemple… les faux frères font la besogne de la police… ils se croient sûrs de leur peau parce qu’on les met dans une autre prison… que ceux qu’ils ont mangés…
 
– C’est vrai !…
 
– Pour empêcher ça, il faut que les prisonniers regardent tout mangeur comme un ennemi à mort ; qu’il ait mangé sur Pierre ou sur Jacques, ici ou ailleurs, ça ne fait rien, qu’on tombe sur lui. Quand on en aura refroidi quatre ou cinq dans les préaux… les autres tourneront leur langue deux fois avant de coquer la pègre[8].
 
– T’as raison, Squelette, dit Nicolas ; alors il faut que Germain y passe…
 
– Il y passera, reprit le prévôt. Mais attendons que le Gros-Boiteux soit arrivé… Quand, pour l’exemple, il aura prouvé à tout le monde que Germain est un mangeur, tout sera dit… le mouton ne bêlera plus, on lui supprimera la respiration…
 
– Et comment faire avec les gardiens qui nous surveillent ? demanda le détenu que le Squelette appelait Javotte.
 
– J’ai mon idée… Pique-Vinaigre nous servira.
 
– Lui ? Il est trop poltron.
 
– Et pas plus fort qu’une puce.
 
– Suffit, je m’entends ; où est-il ?
 
– Il était revenu du parloir, mais on vient de venir le demander pour aller jaspiner avec son rat de prison[9].
 
– Et Germain, il est toujours au parloir ?
 
– Oui, avec cette petite fille qui vient le voir.
 
– Dès qu’il descendra, attention ! Mais il faudra attendre Pique-Vinaigre, nous ne pouvons rien faire sans lui.
 
– Sans Pique-Vinaigre ?
 
– Non…
 
– Et on refroidira Germain ?
 
– Je m’en charge.
 
– Mais avec quoi, on nous ôte nos couteaux.
 
– Et ces tenailles-là, y mettrais-tu ton cou ? demanda le Squelette en ouvrant ses longs doigts décharnés et durs comme du fer.
 
– Tu l’étoufferas ?
 
– Un peu.
 
– Mais si on sait que c’est toi ?
 
– Après ? Est-ce que je suis un veau à deux têtes, comme ceux qu’on montre à la foire ?
 
– C’est vrai… On n’est raccourci qu’une fois, et puisque tu es sûr de l’être…
 
– Archisûr ; le rat de prison me l’a dit encore hier… J’ai été pris la main dans le sac et le couteau dans la gorge du pante[10]. Je suis cheval de retour[11], c’est toisé… J’enverrai ma tête voir, dans le panier de Charlot, si c’est vrai qu’il filoute les condamnés et qu’il met de la sciure de bois dans son mannequin, au lieu de son que le gouvernement nous accorde…
 
– C’est vrai… le guillotiné a droit à du son… Mon père a été volé aussi… j’en rappelle ! ! ! dit Nicolas Martial avec un ricanement féroce.
 
Cette abominable plaisanterie fit rire les détenus aux éclats.
 
Ceci est effrayant… mais, loin d’exagérer, nous affaiblissons l’horreur de ces entretiens si communs en prison.
 
Il faut pourtant bien, nous le répétons, que l’on ait une idée, et encore affaiblie, de ce qui se dit, de ce qui se fait dans ces effroyables écoles de perdition, de cynisme, de vol et de meurtre.
 
Il faut que l’on sache avec quel audacieux dédain presque tous les grands criminels parlent des plus terribles châtiments dont la société puisse les frapper.
 
Alors peut-être on comprendra l’urgence de substituer à ces peines impuissantes, à ces réclusions contagieuses, la seule punition, nous allons le démontrer, qui puisse terrifier les scélérats les plus déterminés.
 
 
Les détenus du chauffoir s’étaient donc pris à rire aux éclats.
 
– Mille tonnerres ! s’écria le Squelette, je voudrais bien qu’ils nous voient blaguer, ce tas de curieux[12]qui croient nous faire bouder devant leur guillotine… Ils n’ont qu’à venir à la barrière Saint-Jacques le jour de ma représentation à bénéfice ; ils m’entendront faire la nique à la foule, et dire à Charlot d’une voix crâne : « Père Samson, cordon, s’il vous plaît[13] ! »
 
Nouveaux rires…
 
– Le fait est que la chose dure le temps d’avaler une chique… Charlot tire le cordon…
 
– Et il vous ouvre la porte du boulanger[14], dit le Squelette en continuant de fumer sa pipe.
 
– Ah ! bah !… est-ce qu’il y a un boulanger ?
 
– Imbécile ! je dis ça par farce… Il y a un couperet, une tête qu’on met dessous… et voilà.
 
– Moi, maintenant que je sais mon chemin et que je dois m’arrêter à l’Abbaye de Monte-à-Regret[15], j’aimerais autant partir aujourd’hui que demain, dit le Squelette avec une exaltation sauvage, je voudrais déjà y être… le sang m’en vient à la bouche… quand je pense à la foule qui sera là pour me voir… Ils seront bien quatre ou cinq mille qui se bousculeront, qui se battront pour être bien placés ; on louera des fenêtres et des chaises comme pour un cortège. Je les entends déjà crier : « Place à louer !… Place à louer !… » et puis il y aura de la troupe, cavalerie et infanterie, tout le tremblement à la voile… et tout ça pour moi, pour le Squelette… c’est pas pour un pante qu’on se dérangerait comme ça… hein !… les amis ?… Voilà de quoi monter un homme… Quand il serait lâche comme Pique-Vinaigre, il y a de quoi vous faire marcher en déterminé… Tous ces yeux qui vous regardent vous mettent le feu au ventre… et puis… c’est un moment à passer… on meurt en crâne… ça vexe les juges et les pantes, et ça encourage la pègre à blaguer la camarde.
 
– C’est vrai, reprit Barbillon, afin d’imiter l’effroyable forfanterie du Squelette, on croit nous faire peur et avoir tout dit quand on envoie Charlot monter sa boutique à notre profit.
 
– Ah bah ! dit à son tour Nicolas, on s’en moque pas mal… de la boutique à Charlot ! C’est comme de la prison ou du bagne, on s’en moque aussi : pourvu qu’on soit tous amis ensemble, vive la joie à mort !
 
– Par exemple, dit le prisonnier à la voix mignarde, ce qu’il y aurait de sciant, ce serait qu’on nous mette en cellule jour et nuit ; on dit qu’on en viendra là.
 
– En cellule ! s’écria le Squelette avec une sorte d’effroi courroucé. Ne parle pas de ça… En cellule !… tout seul !… Tiens, tais-toi, j’aimerais mieux qu’on me coupe les bras et les jambes… Tout seul !… entre quatre murs !… Tout seul… sans avoir des vieux de la pègre avec qui rire !… Ça ne se peut pas ! Je préfère cent fois le bagne à la centrale, parce qu’au bagne, au lieu d’être renfermé on est dehors, on voit du monde, on va, on vient, on gaudriole avec la chiourme… Eh bien ! j’aimerais cent fois mieux être raccourci que d’être mis en cellule pendant seulement un an… Oui, ainsi, à l’heure qu’il est, je suis sûr d’être fauché, n’est-ce pas ? eh bien ! on me dirait : « Aimes-tu mieux un an de cellule ?… » je tendrais le cou… Un an tout seul !… Mais est-ce que c’est possible ?… À quoi veulent-ils donc que l’on pense quand est tout seul ?…
 
– Si l’on t’y mettait de force, en cellule ?
 
– Je n’y resterais pas… je ferais tant des pieds et des mains que je m’évaderais, dit le Squelette.
 
– Mais si tu ne pouvais pas… si tu étais sûr de ne pas te sauver ?
 
– Alors je tuerais le premier venu pour être guillotiné.
 
– Mais si au lieu de condamner les escarpes[16]à mort… on les condamnait à être en cellule pendant toute leur vie !…
 
Le Squelette parut frappé de cette réflexion.
 
Après un moment de silence, il reprit :
 
– Alors je ne sais pas ce que je ferais… je me briserais la tête contre les murs… Je me laisserais crever de faim plutôt que d’être en cellule… Comment ! tout seul… toute ma vie seul… avec moi ? Sans l’espoir de me sauver ? Je vous dis que ce n’est pas possible… Tenez, il n’y en a pas de plus crâne que moi, je saignerais un homme pour six blancs… et même pour rien… pour l’honneur… On croit que je n’ai assassiné que deux personnes… mais si les morts parlaient, il y a cinq refroidis qui pourraient dire comment je travaille.
 
Le brigand se vantait.
 
Ces forfanteries sanguinaires sont encore un des traits les plus caractéristiques des scélérats endurcis.
 
Un directeur de prison nous disait :
 
« Si les prétendus meurtres dont ces malheureux se glorifient étaient réels, la population serait décimée. »
 
– C’est comme moi…, reprit Barbillon pour se vanter à son tour, on croit que je n’ai escarpé que le mari de la laitière de la Cité… mais j’en ai servi bien d’autres avec le grand Robert, qui a été fauché l’an passé.
 
– C’était donc pour vous dire, reprit le Squelette, que je ne crains ni feu ni diable… eh bien !… si j’étais en cellule… et bien sûr de ne pouvoir jamais me sauver… tonnerre !… je crois que j’aurais peur…
 
– De quoi ? demanda Nicolas.
 
– D’être tout seul…, répondit le prévôt.
 
– Ainsi, si tu avais à recommencer tes jours de pègre et d’escarpe, et si, au lieu de centrales, de bagnes et de guillotine… il n’y avait que des cellules, tu bouderais devant le mal ?
 
– Ma foi… oui… peut-être… (historique), répondit le Squelette.
 
Et il disait vrai.
 
On ne peut s’imaginer l’indicible terreur qu’inspire à de pareils bandits la seule pensée de l’isolement absolu…
 
Cette terreur n’est-elle pas encore un plaidoyer éloquent en faveur de cette pénalité ?
 
Ce n’est pas tout : la condamnation à l’isolement, si redoutée par les scélérats, amènera peut-être forcément l’abolition de la peine de mort.
 
Voici comment.
 
La génération criminelle qui à cette heure peuple les prisons et les bagnes regardera l’application du système cellulaire comme un supplice intolérable.
 
Habitués à la perverse animation de l’emprisonnement en commun, dont nous venons de tâcher d’esquisser quelques traits affaiblis, car, nous le répétons, il nous faut reculer devant des monstruosités de toutes sortes ; ces hommes, disons-nous, se voyant menacés, en cas de récidive, d’être séquestrés du monde infâme où ils expiaient si allègrement leurs crimes et d’être mis en cellule seul à seul avec les souvenirs du passé… ces hommes se révolteront à l’idée de cette punition effrayante.
 
Beaucoup préféreront la mort.
 
Et, pour encourir la peine capitale, ne reculeront pas devant l’assassinat… car, chose étrange, sur dix criminels qui voudront se débarrasser de la vie, il y en a neuf qui tueront… pour être tués… et un seul qui se suicidera.
 
Alors, sans doute, nous le répétons, le suprême vestige d’une législation barbare disparaîtra de nos codes…
 
Afin d’ôter aux meurtriers ce dernier refuge qu’ils croient trouver dans le néant, on abolira forcément la peine de mort.
 
Mais l’isolement cellulaire à perpétuité offrira-t-il une réparation, une punition assez formidable pour quelques grands crimes, tels que le parricide entre autres ?
 
L’on s’évade de la prison la mieux gardée, ou du moins on espère s’évader ; il ne faut laisser aux criminels dont nous parlons ni cette possibilité ni cette espérance.
 
Aussi la peine de mort, qui n’a d’autre fin que celle de débarrasser la société d’un être nuisible… la peine de mort, qui donne rarement aux condamnés le temps de se repentir, et jamais celui de se réhabiliter par l’expiation… la peine de mort, que ceux-là subissent inanimés, presque sans connaissance, et que ceux-ci bravent avec un épouvantable cynisme, la peine de mort sera peut-être remplacée par un châtiment terrible, mais qui donnera au condamné le temps du repentir… de l’expiation, et qui ne retranchera pas violemment de ce monde une créature de Dieu…
 
L’aveuglement[17] mettra le meurtrier dans l’impossibilité de s’évader et de nuire désormais à personne…
 
La peine de mort sera donc en ceci, son seul but, efficacement remplacée.
 
Car la société ne tue pas au nom de la loi du talion.
 
Elle ne tue pas pour faire souffrir, puisqu’elle a choisi celui de tous les supplices qu’elle croit le moins douloureux[18].
 
Elle tue au nom de sa propre sûreté…
 
Or, que peut-elle craindre d’un aveugle emprisonné ?
 
Enfin cet isolement perpétuel, adouci par les charitables entretiens de personnes honnêtes et pieuses qui se voueraient à cette secourable mission, permettrait au meurtrier de racheter son âme par de longues années de remords et de contrition.
 
 
Un grand tumulte et de bruyantes exclamations de joie, poussées par les détenus qui se promenaient dans le préau, interrompirent le conciliabule présidé par le Squelette.
 
Nicolas se leva précipitamment et s’avança sur le pas de la porte du chauffoir, afin de connaître la cause de ce bruit inaccoutumé.
 
– C’est le Gros-Boiteux ! s’écria Nicolas en rentrant.
 
– Le Gros-Boiteux ! s’écria le prévôt, et Germain est-il descendu du parloir ?
 
– Pas encore, dit Barbillon.
 
– Qu’il se dépêche donc, dit le Squelette, que je lui donne un bon pour une bière neuve.
 


[1] Par une excellente mesure hygiénique d’ailleurs, chaque prisonnier est, à son arrivée, et ensuite deux fois par mois, conduit à la salle de bains de la prison ; puis on soumet ses vêtements à une fumigation sanitaire. Pour un artisan, un bain chaud est une recherche d’un luxe inouï.
[2] À ce propos, nous éprouvons un scrupule. Cette année, un pauvre diable, seulement coupable de vagabondage, et nommé Decure, a été condamné à un mois de prison ; il exerçait en effet, dans une foire, le métier de squelette ambulant, vu son état d’incroyable et épouvantable maigreur. Ce type nous a paru curieux, nous l’avons exploité ; mais le véritable squelette n’a moralement aucun rapport avec notre personnage fictif. Voici un fragment de l’histoire de l’interrogatoire de Decure :
Le président : Que faisiez-vous dans la commune de Maisons au moment de votre arrestation ?
R. : Je m’y livrais, suivant la profession que j’exerce de squelette ambulant, à toutes sortes d’exercices, pour amuser la jeunesse ; je réduis mon corps à l’état de squelette, je déploie mes os et mes muscles à volonté ; je mange l’arsenic, le sublimé-corrosif, les crapauds, les araignées, et en général tous les insectes ; je mange aussi du feu, j’avale de l’huile bouillante, je me lave dedans, je suis au moins une fois par an appelé à Paris par les médecins les plus célèbres, tels que MM. Dubois, Orfila, qui me font faire toutes sortes d’expériences avec mon corps, etc. (Bulletin des tribunaux.)
[3] Dénoncé.
[4] La police.
[5] Un homme complice ou instigateur d’un crime, qu’il dénonce ensuite à l’autorité, est un mangeur.
[6] À perpétuité.
[7] Trahi.
[8] Dénoncer les voleurs.
[9] Causer avec son avocat.
[10] De la victime.
[11] Repris de justice arrêté de nouveau.
[12] Juges.
[13] Pour comprendre le sens de cette horrible plaisanterie, il faut savoir que le couperet glisse entre les rainures de la guillotine après avoir été mis en mouvement par la défense d’un ressort au moyen d’un cordon qui y est attaché.
[14] Du diable.
[15] La guillotine.
[16] Assassins.
[17] Nous maintenons ce barbarisme, l’expression de cécité s’appliquant à une maladie accidentelle ou à une infirmité naturelle ; tandis que ce dérivé du verbe aveugler rend mieux notre pensée, l’action d’aveugler.
[18] Mon père, le docteur Jean-Joseph Sue, croyait le contraire : une série d’observations intéressantes et profondes, publiées par lui à ce sujet, tendent à prouver que la pensée survit quelques minutes à la décollation instantanée. Cette probabilité seule fait frissonner d’épouvante.