Les Mystères de Paris

| 5.01 - Conseils

 

 

 

 

 
I

Conseils


Rodolphe et Clémence causaient ensemble pendant que M. d’Harville lisait par deux fois la lettre de Sarah.
 
Les traits du marquis restèrent calmes ; un tremblement nerveux presque imperceptible agita seulement sa main, lorsque après un moment d’hésitation il mit le billet dans la poche de son gilet.
 
– Au risque de passer encore pour un sauvage, dit-il à Rodolphe en souriant, je vous demanderai la permission, monseigneur, d’aller répondre à cette lettre… plus importante que je ne le pensais d’abord…
 
– Ne vous reverrai-je pas ce soir ?
 
– Je ne crois pas avoir cet honneur, monseigneur. J’espère que Votre Altesse voudra bien m’excuser.
 
– Quel homme insaisissable ! dit gaiement Rodolphe. N’essayerez-vous pas, madame, de le retenir ?
 
– Je n’ose tenter ce que Votre Altesse a essayé en vain.
 
– Sérieusement, mon cher Albert, tâchez de nous revenir dès que votre lettre sera écrite… sinon promettez-moi de m’accorder quelques moments un matin… J’ai mille choses à vous dire.
 
– Votre Altesse me comble, dit le marquis en saluant profondément.
 
Et il se retira, laissant Clémence avec le prince.
 
– Votre mari est préoccupé, dit Rodolphe à la marquise ; son sourire m’a paru contraint…
 
– Lorsque Votre Altesse est arrivée, M. d’Harville était profondément ému ; il a eu grand-peine à vous le cacher.
 
– Je suis peut-être arrivé mal à propos ?
 
– Non, monseigneur. Vous m’avez même épargné la fin d’un entretien pénible.
 
– Comment cela ?
 
– J’ai dit à M. d’Harville la nouvelle conduite que j’étais résolue de suivre à son égard… en lui promettant soutien et consolation.
 
– Qu’il a dû être heureux !
 
– D’abord il l’a été autant que moi, car ses larmes, sa joie, m’ont causé une émotion que je ne connaissais pas encore… Autrefois, je croyais me venger en lui adressant un reproche ou un sarcasme… Triste vengeance ! Mon chagrin n’en était ensuite que plus amer… Tandis que tout à l’heure… quelle différence ! J’avais demandé à mon mari s’il sortait ; il m’avait répondu tristement qu’il passerait la soirée seul, comme cela lui arrivait souvent. Quand je lui ai offert de rester auprès de lui… si vous aviez vu son étonnement, monseigneur ! Combien ses traits, toujours sombres, sont tout à coup devenus radieux… Ah ! vous aviez bien raison… rien de plus charmant à ménager que ces surprises de bonheur !…
 
– Mais comment ces preuves de bonté de votre part ont-elles amené cet entretien pénible dont vous me parliez ?
 
– Hélas ! monseigneur, dit Clémence en rougissant, à des espérances que j’avais fait naître, parce que je pouvais les réaliser… ont succédé chez M. d’Harville des espérances plus tendres… que je m’étais bien gardée de provoquer, parce qu’il me sera toujours impossible de les satisfaire…
 
– Je comprends… il vous aime si tendrement…
 
– Autant j’avais d’abord été touchée de sa reconnaissance… autant je me suis sentie glacée, effrayée, dès que son langage est devenu passionné… Enfin, lorsque dans son exaltation il a posé ses lèvres sur ma main… un froid mortel m’a saisie, je n’ai pu dissimuler ma frayeur… Je lui portai un coup douloureux… en manifestant ainsi l’invincible éloignement que me causait son amour… Je le regrette… Mais au moins M. d’Harville est maintenant à jamais convaincu, malgré mon retour vers lui, qu’il ne doit attendre de moi que l’amitié la plus dévouée…
 
– Je le plains… sans pouvoir vous blâmer ; il est des susceptibilités pour ainsi dire sacrées… Pauvre Albert, si bon, si loyal pourtant ! ! ! d’un cœur si vaillant, d’une âme si ardente ! Si vous saviez combien j’ai été longtemps préoccupé de la tristesse qui le dévorait, quoique j’en ignorasse la cause… Attendons tout du temps, de la raison. Peu à peu il reconnaîtra le prix de l’affection que vous lui offrez, et il se résignera comme il s’était résigné jusqu’ici sans avoir les touchantes consolations que vous lui offrez…
 
– Et qui ne lui manqueront jamais, je vous le jure, monseigneur.
 
– Maintenant, songeons à d’autres infortunes. Je vous ai promis une bonne œuvre, ayant tout le charme d’un roman en action… Je viens remplir mon engagement.
 
– Déjà, monseigneur ? Quel bonheur !
 
– Ah ! que j’ai été bien inspiré en louant cette pauvre chambre de la rue du Temple, dont je vous ai parlé… Vous n’imaginez pas tout ce que j’ai trouvé là de curieux, d’intéressant !… D’abord vos protégés de la mansarde jouissent du bonheur que votre présence leur avait promis ; ils ont cependant encore à subir de rudes épreuves ; mais je ne veux pas vous attrister… Un jour vous saurez combien d’horribles maux peuvent accabler une seule famille…
 
– Quelle doit être leur reconnaissance envers vous !
 
– C’est votre nom qu’ils bénissent…
 
– Vous les avez secourus en mon nom, monseigneur ?
 
– Pour leur rendre l’aumône plus douce… D’ailleurs, je n’ai fait que réaliser vos promesses.
 
– Oh ! j’irai les détromper… leur dire ce qu’ils vous doivent.
 
– Ne faites pas cela ! Vous le savez, j’ai une chambre dans cette maison, redoutez de nouvelles lâchetés anonymes de vos ennemis… ou des miens… et puis les Morel sont maintenant à l’abri du besoin… Songeons à notre intrigue. Il s’agit d’une pauvre mère et de sa fille, qui, autrefois dans l’aisance, sont aujourd’hui, par suite d’une spoliation infâme… réduites au sort le plus affreux.
 
– Malheureuses femmes !… Et où demeurent-elles, monseigneur ?
 
– Je l’ignore.
 
– Mais comment avez-vous connu leur misère ?
 
– Hier je vais au Temple… Vous ne savez pas ce que c’est que le Temple, madame la marquise ?
 
– Non, monseigneur…
 
– C’est un bazar très-amusant à voir ; j’allais donc faire là quelques emplettes avec ma voisine du quatrième…
 
– Votre voisine ?…
 
– N’ai-je pas ma chambre, rue du Temple ?
 
– Je l’oubliais, monseigneur…
 
– Cette voisine est une ravissante petite grisette, elle s’appelle Rigolette ; elle rit toujours, et n’a jamais eu d’amant.
 
– Quelle vertu… pour une grisette !
 
– Ce n’est pas absolument par vertu qu’elle est sage, mais parce qu’elle n’a pas, dit-elle, le loisir d’être amoureuse ; cela lui prendrait trop de temps, car il lui faut travailler douze à quinze heures par jour pour gagner vingt-cinq sous, avec lesquels elle vit !…
 
– Elle peut vivre de si peu ?
 
– Comment donc ! Elle a même comme objet de luxe deux oiseaux qui mangent plus qu’elle ; sa chambrette est des plus proprettes, et sa mise des plus coquettes.
 
– Vivre avec vingt-cinq sous par jour ! C’est un prodige…
 
– Un vrai prodige d’ordre, de travail, d’économie et de philosophie pratique, je vous assure ; aussi je vous la recommande : elle est, dit-elle, très-habile couturière… En tout cas, vous ne seriez pas obligée de porter les robes qu’elle vous ferait…
 
– Dès demain je lui enverrai de l’ouvrage… Pauvre fille !… Vivre avec une somme si minime et pour ainsi dire si inconnue à nous autres riches, que le prix du moindre de nos caprices a cent fois cette valeur !
 
– Vous vous intéressez donc à ma petite protégée, c’est convenu ; revenons à notre aventure. J’étais donc allé au Temple, avec Mlle Rigolette, pour quelques achats destinés à vos pauvres gens de la mansarde, lorsque, fouillant par hasard dans un vieux secrétaire à vendre, je trouvai un brouillon de lettre, écrite par une femme qui se plaignait à un tiers d’être réduite à la misère, elle et sa fille, par l’infidélité d’un dépositaire. Je demandai au marchand d’où lui venait ce meuble. Il faisait partie d’un modeste mobilier qu’une femme, jeune encore, lui avait vendu, étant sans doute à bout de ressources… Cette femme et sa fille, me dit le marchand, semblaient être des bourgeoises et supporter fièrement leur détresse.
 
– Et vous ne savez pas leur demeure, monseigneur ?
 
– Malheureusement, non… jusqu’à présent… Mais j’ai donné ordre à M. de Graün de tâcher de la découvrir, en s’adressant, s’il le faut, à la préfecture de police. Il est probable que, dénuées de tout, la mère et la fille auront été chercher un refuge dans quelque misérable hôtel garni. S’il en est ainsi, nous avons bon espoir ; car les maîtres de ces maisons y inscrivent chaque soir les étrangers qui y sont venus dans la journée.
 
– Quel singulier concours de circonstances ! dit Mme d’Harville avec étonnement. Combien cela est attachant !
 
– Ce n’est pas tout… Dans un coin du brouillon de la lettre restée dans le vieux meuble, se trouvaient ces mots : « Écrire à Mme de Lucenay. »
 
– Quel bonheur ! Peut-être saurons-nous quelque chose par la duchesse, s’écria vivement Mme d’Harville. Puis elle reprit avec un soupir : Mais, ignorant le nom de cette femme, comment la désigner à Mme de Lucenay ?
 
– Il faudra lui demander si elle ne connaît pas une veuve, jeune encore, d’une physionomie distinguée, et dont la fille, âgée de seize ou dix-sept ans, se nomme Claire… Je me souviens du nom.
 
– Le nom de ma fille ! Il me semble que c’est un motif de plus de s’intéresser à ces infortunées.
 
– J’oubliais de vous dire que le frère de cette veuve s’est suicidé il y a quelques mois.
 
– Si Mme de Lucenay connaît cette famille, reprit Mme d’Harville en réfléchissant, de tels renseignements suffiront pour la mettre sur la voie ; dans ce cas encore, le triste genre de mort de ce malheureux aura dû frapper la duchesse. Mon Dieu ! que j’ai hâte d’aller la voir ! Je lui écrirai un mot ce soir pour avoir la certitude de la rencontrer demain matin. Quelles peuvent être ces femmes ? D’après ce que vous savez d’elles, monseigneur, elles paraissent appartenir à une classe distinguée de la société… Et se voir réduites à une telle détresse !… Ah ! pour elles la misère doit être doublement affreuse.
 
– Et cela par la volerie d’un notaire, abominable coquin dont je savais déjà d’autres méfaits… un certain Jacques Ferrand.
 
– Le notaire de mon mari ! s’écria Clémence, le notaire de ma belle-mère ! Mais vous vous trompez, monseigneur ; on le regarde comme le plus honnête homme du monde.
 
– J’ai les preuves du contraire… Mais veuillez ne dire à personne mes doutes ou plutôt mes certitudes au sujet de ce misérable ; il est aussi adroit que criminel, et, pour le démasquer, j’ai besoin qu’il croie encore quelques jours à l’impunité. Oui, c’est lui qui a dépouillé ces infortunées, en niant un dépôt qui, selon toute apparence, lui avait été remis par le frère de cette veuve.
 
– Et cette somme ?
 
– Était toutes leurs ressources !
 
– Oh ! voilà de ces crimes…
 
– De ces crimes, s’écria Rodolphe, de ces crimes que rien n’excuse, ni le besoin, ni la passion… Souvent la faim pousse au vol, la vengeance au meurtre… Mais ce notaire déjà riche, mais cet homme revêtu par la société d’un caractère presque sacerdotal, d’un caractère qui impose, qui force la confiance… cet homme est poussé au crime, lui, par une cupidité froide et implacable. L’assassin ne vous tue qu’une fois… et vite… avec son couteau ; lui vous tue lentement, par toutes les formules du désespoir et de la misère où il vous plonge… Pour un homme comme ce Ferrand, le patrimoine de l’orphelin, les deniers du pauvre si laborieusement amassés… rien n’est sacré ! Vous lui confiez de l’or, cet or le tente… il le vole. De riche et d’heureux, la volonté de cet homme vous fait mendiant et désolé !… À force de privations et de travaux, vous avez assuré le pain et l’abri de votre vieillesse… la volonté de cet homme arrache à votre vieillesse ce pain et cet abri…
 
« Ce n’est pas tout. Voyez les effrayantes conséquences de ces spoliations infâmes… Que cette veuve dont nous parlons, madame, meure de chagrin et de détresse, sa fille, jeune et belle, sans appui, sans ressource, habituée à l’aisance, inapte, par son éducation, à gagner sa vie, se trouve bientôt entre le déshonneur et la faim ! Qu’elle s’égare, qu’elle succombe… la voilà perdue, avilie, déshonorée !… Par sa spoliation, Jacques Ferrand est donc cause de la mort de la mère, de la prostitution de la fille !… Il a tué le corps de l’une, tué l’âme de l’autre ; et cela, encore une fois, non pas tout d’un coup, comme les autres homicides, mais avec lenteur et cruauté.
 
Clémence n’avait pas encore entendu Rodolphe parler avec autant d’indignation et d’amertume ; elle l’écoutait en silence, frappée de ces paroles d’une éloquence sans doute morose, mais qui révélaient une haine vigoureuse contre le mal.
 
– Pardon, madame, lui dit Rodolphe après quelques instants de silence, je n’ai pu contenir mon indignation en songeant aux malheurs horribles qui pourraient atteindre vos futures protégées… Ah ! croyez-moi, on n’exagère jamais les conséquences qu’entraînent souvent la ruine et la misère.
 
– Oh ! merci, au contraire, monseigneur, d’avoir, par ces terribles paroles, encore augmenté, s’il est possible, la tendre pitié que m’inspire cette mère infortunée. Hélas ! c’est surtout pour sa fille qu’elle doit souffrir… Oh ! c’est affreux… Mais nous les sauverons, nous assurerons leur avenir, n’est-ce pas, monseigneur ! Dieu merci, je suis riche ; pas autant que je le voudrais, maintenant que j’entrevois un nouvel usage de la richesse ; mais, s’il le faut, je m’adresserai à M. d’Harville, je le rendrai si heureux qu’il ne pourra se refuser à aucun de mes nouveaux caprices, et je prévois que j’en aurai beaucoup de ce genre. Nos protégées sont fières, m’avez-vous dit, monseigneur ; je les en aime davantage ; la fierté dans l’infortune prouve toujours une âme élevée… Je trouverai le moyen de les sauver sans qu’elles croient devoir mes secours à un bienfait… Cela sera difficile… tant mieux ! Oh ! j’ai déjà mon projet ; vous verrez, monseigneur… vous verrez que l’adresse et la finesse ne me manqueront pas.
 
– J’entrevois déjà les combinaisons les plus machiavéliques, dit Rodolphe en souriant.
 
– Mais il faut d’abord les découvrir. Que j’ai hâte d’être à demain ! En sortant de chez Mme de Lucenay, j’irai à leur ancienne demeure, j’interrogerai leurs voisins, je verrai par moi-même, je demanderai des renseignements à tout le monde. Je me compromettrai s’il le faut ! Je serais si fière d’obtenir par moi-même et par moi seule le résultat que je désire… Oh ! j’y parviendrai… cette aventure est si touchante ! Pauvres femmes ! Il me semble que je m’intéresse encore davantage à elles quand je songe à ma fille.
 
Rodolphe, ému de ce charitable empressement, souriait avec mélancolie en voyant cette femme de vingt ans, si belle, si aimante, tâchant d’oublier dans de nobles distractions les malheurs domestiques qui la frappaient ; les yeux de Clémence brillaient d’un vif éclat, ses joues étaient légèrement colorées, l’animation de son geste, de sa parole, donnait un nouvel attrait à sa ravissante physionomie.