Les Mystères de Paris

| 3.08 L'entretien

 

 

 

VIII

L’entretien


Il est impossible de peindre le regard qu’échangèrent Mme de Lucenay et le père de Florestan en entendant ces terribles paroles : Il y va pour vous… des galères ! Le comte devint livide ; il s’appuya au dossier d’un fauteuil, ses genoux se dérobaient sous lui.
 
Son nom vénérable et respecté… son nom déshonoré par un homme qu’il accusait d’être le fruit de l’adultère !
 
Ce premier abattement passé, les traits courroucés du vieillard, un geste menaçant qu’il fit en s’avançant vers le cabinet, révélèrent une résolution si effrayante que Mme de Lucenay lui saisit la main, l’arrêta et lui dit à voix basse, avec l’accent de la plus profonde conviction :
 
– Il est innocent… je vous le jure !… Écoutez en silence…
 
Le comte s’arrêta. Il voulait croire à ce que lui disait la duchesse.
 
Celle-ci était en effet persuadée de la loyauté de Florestan.
 
Pour obtenir de nouveaux sacrifices de cette femme si aveuglément généreuse, sacrifices qui avaient pu seuls le mettre à l’abri d’une prise de corps et des poursuites de Jacques Ferrand, le vicomte avait affirmé à Mme de Lucenay que, dupe d’un misérable dont il avait reçu en paiement une traite fausse, il risquait d’être regardé comme complice du faussaire, ayant lui-même mis cette traite en circulation.
 
Mme de Lucenay savait le vicomte imprudent, prodigue, désordonné ; mais jamais elle ne l’aurait un moment supposé capable, non pas d’une bassesse ou d’une infamie, mais seulement de la plus légère indélicatesse.
 
En lui prêtant par deux fois des sommes considérables dans des circonstances très-difficiles, elle avait voulu lui rendre un service d’ami, le vicomte n’acceptant jamais ces avances qu’à la condition expresse de les rembourser ; car on lui devait, disait-il, plus du double de ces sommes.
 
Son luxe apparent permettait de le croire. D’ailleurs, Mme de Lucenay, cédant à l’impulsion de sa bonté naturelle, n’avait songé qu’à être utile à Florestan, et nullement à s’assurer s’il pouvait s’acquitter envers elle. Il l’affirmait, elle n’en doutait pas ; eût-il accepté sans cela des prêts aussi importants ? En répondant de l’honneur de Florestan, en suppliant le vieux comte d’écouter la conversation de son fils, la duchesse pensait qu’il allait être question de l’abus de confiance dont le vicomte se prétendait victime, et qu’il serait ainsi complètement innocenté aux yeux de son père.
 
– Encore une fois, reprit Florestan d’une voix altérée, ce Petit-Jean est un infâme ; il m’avait assuré n’avoir pas d’autres traites que celles que j’ai retirées de ses mains hier et il y a trois jours… Je croyais celle-ci en circulation, elle n’était payable que dans trois mois à Londres, chez Adams et Compagnie.
 
– Oui, oui, dit la voix mordante de Badinot, je sais, mon cher vicomte, que vous aviez adroitement combiné votre affaire ; vos faux ne devaient être découverts que lorsque vous seriez déjà loin… Mais vous avez voulu attraper plus fin que vous.
 
– Eh ! il est bien temps maintenant de me dire cela, malheureux que vous êtes…, s’écria Florestan furieux ; n’est-ce pas vous qui m’avez mis en rapport avec celui qui m’a négocié ces traites !
 
– Voyons, mon cher aristocrate, répondit froidement Badinot, du calme !… Vous contrefaites habilement les signatures de commerce ; c’est à merveille, mais ce n’est pas une raison pour traiter vos amis avec une familiarité désagréable. Si vous vous emportez encore… je vous laisse, arrangez-vous comme vous voudrez…
 
– Et croyez-vous qu’on puisse conserver son sang-froid dans une position pareille ?… Si ce que vous me dites est vrai, si cette plainte doit être déposée aujourd’hui au parquet du procureur du roi, je suis perdu…
 
– C’est justement ce que je vous dis, à moins que… vous n’ayez encore recours à votre charmante Providence aux yeux bleus…
 
– C’est impossible.
 
– Alors, résignez-vous. C’est dommage, c’était la dernière traite… et pour vingt-cinq mauvais mille francs… aller prendre l’air du Midi à Toulon… C’est maladroit, c’est absurde, c’est bête ! Comment un habile homme comme vous peut-il se laisser acculer ainsi ?
 
– Mon Dieu, que faire ? Que faire ?… Rien de ce qui est ici ne m’appartient plus, je n’ai pas vingt louis à moi.
 
– Vos amis ?
 
– Eh ! je dois à tous ceux qui pourraient me prêter ; me croyez-vous assez sot pour avoir attendu jusqu’à aujourd’hui pour m’adresser à eux ?
 
– C’est vrai ; pardon… tenez, causons tranquillement, c’est le meilleur moyen d’arriver à une solution raisonnable. Tout à l’heure je voulais vous expliquer comment vous vous étiez attaqué à plus fin que vous. Vous ne m’avez pas écouté.
 
– Allons, parlez, si cela peut être bon à quelque chose.
 
– Récapitulons : vous m’avez dit, il y a deux mois : « J’ai pour cent treize mille francs de traites sur différentes maisons de banque à longues échéances ; mon cher Badinot, trouvez moyen de me les négocier… »
 
– Eh bien !… Ensuite ?…
 
– Attendez… je vous ai demandé à voir ces valeurs… Un certain je ne sais quoi m’a dit que ces traites étaient fausses, quoique parfaitement imitées. Je ne vous soupçonnais pas, il est vrai, un talent calligraphique aussi avancé ; mais, m’occupant du soin de votre fortune depuis que vous n’aviez plus de fortune, je vous savais complètement ruiné. J’avais fait passer l’acte par lequel vos chevaux, vos voitures, le mobilier de cet hôtel, appartenaient à Boyer et à Edwards… Il n’était donc pas indiscret à moi de m’étonner de vous voir possesseur de valeurs de commerce si considérables, hein ?
 
– Faites-moi grâce de vos étonnements, arrivons au fait.
 
– M’y voici… J’ai assez d’expérience ou de timidité… pour ne pas me soucier de me mêler directement d’affaires de cette sorte ; je vous adressai donc à un tiers qui, non moins clairvoyant que moi, soupçonna le mauvais tour que vous vouliez lui jouer.
 
– C’est impossible, il n’aurait pas escompté ces valeurs s’il les avait crues fausses.
 
– Combien vous a-t-il donné d’argent comptant, pour ces cent treize mille francs ?
 
– Vingt-cinq mille francs comptant, et le reste en créances à recouvrer…
 
– Et qu’avez-vous retiré de ces créances ?…
 
– Rien, vous le savez bien ; elles étaient illusoires… mais il aventurait toujours vingt-cinq mille francs.
 
– Que vous êtes jeune, mon cher vicomte ! Ayant à recevoir de vous ma commission de cent louis si l’affaire se faisait, je m’étais bien gardé de dire au tiers l’état réel de vos affaires… Il vous croyait encore à votre aise, et il vous savait surtout très-adoré d’une grande dame puissamment riche qui ne vous laisserait jamais dans l’embarras ; il était donc à peu près sûr de rentrer au moins dans ses fonds, par transaction ; il risquait sans doute de perdre, mais il risquait aussi de gagner beaucoup, et son calcul était bon ; car l’autre jour, vous lui avez déjà compté bel et bien cent mille francs, pour retirer la fausse traite de cinquante-huit mille francs, et hier trente mille francs pour la seconde… Pour celle-ci, il s’est contenté, il est vrai, du remboursement intégral. Comment vous êtes-vous procuré ces trente mille francs d’hier ? que le diable m’emporte si je le sais ! car vous êtes un homme unique… Vous voyez donc bien qu’en fin de compte, si Petit-Jean vous force à payer la dernière traite de vingt-cinq mille francs, il aura reçu de vous cent cinquante-cinq mille francs pour vingt-cinq mille qu’il vous aura comptés ; or, j’avais raison de dire que vous vous étiez joué à plus fin que vous.
 
– Mais pourquoi m’a-t-il dit que cette dernière traite, qu’il présente aujourd’hui, était négociée ?
 
– Pour ne pas vous effrayer ; il vous avait dit aussi qu’excepté celle de cinquante-huit mille francs, les autres étaient en circulation ; une fois la première payée, hier est venue la seconde, et aujourd’hui la troisième.
 
– Le misérable !…
 
– Écoutez donc, chacun pour soi, chacun chez soi, comme dit un célèbre jurisconsulte dont j’admire beaucoup la maxime. Mais causons de sang-froid : ceci vous prouve que le Petit-Jean (et entre nous je ne serais pas étonné que, malgré sa sainte renommée, le Jacques Ferrand ne fût de moitié dans ses spéculations), ceci vous prouve, dis-je, que le Petit-Jean, alléché par vos premiers paiements, spécule sur cette dernière traite, comme il a spéculé sur les autres, bien certain que vos amis ne vous laisseront pas traduire en cour d’assises. C’est à vous de voir si ces amitiés ne sont pas exploitées, pressurées jusqu’à l’écorce, et s’il ne reste pas encore quelques gouttes d’or à en exprimer ; car si dans trois heures vous n’avez pas les vingt-cinq mille francs, mon noble vicomte, vous êtes coffré.
 
– Quand vous me répéterez cela sans cesse…
 
– À force de m’entendre vous consentirez peut-être à essayer de tirer une dernière plume de l’aile de cette généreuse duchesse…
 
– Je vous répète qu’il n’y faut pas songer… En trois heures trouver encore vingt-cinq mille francs, après les sacrifices qu’elle a déjà faits, ce serait folie que de l’espérer.
 
– Pour vous plaire, heureux mortel, on tente l’impossible.
 
– Eh ! elle l’a déjà tenté, l’impossible… c’était d’emprunter cent mille francs à son mari et de réussir ; mais ce sont de ces phénomènes qui ne se reproduisent pas deux fois. Voyons, mon cher Badinot, jusqu’ici vous n’avez pas eu à vous plaindre de moi… j’ai toujours été généreux, tâchez d’obtenir quelque sursis de ce misérable Petit-Jean… Vous le savez, je trouve toujours moyen de récompenser qui me sert ; une fois cette dernière affaire assoupie, je prends un nouvel essor… vous serez content de moi.
 
– Petit-Jean est aussi inflexible que vous êtes peu raisonnable.
 
– Moi !…
 
– Tâchez seulement d’intéresser encore votre généreuse amie à votre funeste sort… Que diable ! dites-lui seulement ce qu’il en est ; non plus, comme déjà, que vous avez été dupe de faussaires, mais que vous êtes faussaire vous-même.
 
– Jamais je ne lui ferai un tel aveu, ce serait une honte sans avantage.
 
– Aimez-vous mieux qu’elle apprenne demain la chose par La Gazette des tribunaux ?
 
– J’ai trois heures devant moi, je puis fuir.
 
– Et où irez-vous sans argent ? Jugez donc, au contraire : ce dernier faux retiré, vous vous trouverez dans une position superbe, vous n’aurez plus que des dettes. Voyons, promettez-moi de parler encore à la duchesse. Vous êtes si roué ! vous saurez vous rendre intéressant malgré vos erreurs ; au pis-aller on vous estimera peut-être un peu moins ou plus du tout, mais on vous tirera d’affaire. Voyons, promettez-moi de voir votre belle amie ; je cours chez Petit-Jean, je me fais fort d’obtenir une heure ou deux de sursis.
 
– Enfer ! Il faut boire la honte jusqu’à la lie !
 
– Allons ! bonne chance, soyez tendre, passionné, charmant ; je cours chez Petit-Jean, vous m’y trouverez jusqu’à trois heures… plus tard il ne serait plus temps… le parquet du procureur du roi n’est ouvert que jusqu’à quatre heures…
 
Et M. Badinot sortit.
 
Lorsque la porte fut fermée, on entendit Florestan s’écrier avec un profond désespoir :
 
– Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !
 
Pendant cet entretien, qui dévoilait au comte l’infamie de son fils, et à Mme de Lucenay l’infamie de l’homme qu’elle avait aveuglément aimé, tous deux étaient restés immobiles, respirant à peine, sous cette épouvantable révélation.
 
Il serait impossible de rendre l’éloquence muette de la scène douloureuse qui se passa entre cette jeune femme et le comte lorsqu’il n’y eut plus de doute possible sur le crime de Florestan. Étendant le bras vers la pièce où se trouvait son fils, le vieillard sourit avec une ironie amère, jetant un regard écrasant sur Mme de Lucenay, et sembla lui dire :
 
« Voilà celui pour lequel vous avez bravé toutes les hontes, consommé tous les sacrifices ! Voilà celui que vous me reprochiez d’avoir abandonné !… »
 
La duchesse comprit le reproche ; un moment elle baissa la tête sous le poids de sa honte.
 
La leçon était terrible…
 
Puis, peu à peu, à l’anxiété cruelle qui avait contracté les traits de Mme de Lucenay, succéda une sorte d’indignation hautaine. Les fautes inexcusables de cette femme étaient au moins palliées par la loyauté de son amour, par la hardiesse de son dévouement, par la grandeur de sa générosité, par la franchise de son caractère et par son inexorable aversion pour tout ce qui était bas ou lâche.
 
Encore trop jeune, trop belle, trop recherchée, pour éprouver l’humiliation d’avoir été exploitée, une fois le prestige de l’amour subitement évanoui chez elle, cette femme altière et décidée ne ressentit ni haine ni colère ; instantanément, sans transition aucune, un dégoût mortel, un dédain glacial, tua son affection jusqu’alors si vivace ; ce ne fut plus une maîtresse indignement trompée par son amant, ce fut une femme de bonne compagnie découvrant qu’un homme de sa société était un escroc et un faussaire, et le chassant de chez elle.
 
En supposant même que quelques circonstances eussent pu atténuer l’ignominie de Florestan, Mme de Lucenay ne les aurait pas admises ; selon elle, l’homme qui franchissait certaines limites d’honneur, soit par vice, entraînement ou faiblesse, n’existait plus à ses yeux ; l’honorabilité étant pour elle une question d’être ou de non-être.
 
Le seul ressentiment douloureux qu’éprouva la duchesse fut excité par l’effet terrible que cette révélation inattendue produisait sur le comte, son vieil ami.
 
Depuis quelques moments il semblait ne pas voir, ne pas entendre ; ses yeux étaient fixes, sa tête baissée, ses bras pendants, sa pâleur livide ; de temps à autre un soupir convulsif soulevait sa poitrine.
 
Chez un homme aussi résolu qu’énergique, un tel abattement était plus effrayant que les transports de la colère.
 
Mme de Lucenay le regardait avec inquiétude.
 
– Courage, mon ami, lui dit-elle à voix basse. Pour vous… pour moi… pour cet homme… je sais ce qu’il me reste à faire…
 
Le vieillard la regarda fixement ; puis, comme s’il eût été arraché à sa stupeur par une commotion violente, il redressa la tête, ses traits devinrent menaçants, et, oubliant que son fils pouvait l’entendre, il s’écria :
 
– Et moi aussi, pour vous, pour moi, pour cet homme, je sais ce qu’il me reste à faire…
 
– Qui est donc là ? demanda Florestan surpris.
 
Mme de Lucenay, craignant de se trouver avec le vicomte, disparut par la petite porte et descendit par l’escalier dérobé.
 
Florestan, ayant encore demandé qui était là et ne recevant pas de réponse, entra dans le salon. Il s’y trouva seul avec le comte.
 
La longue barbe du vieillard le changeait tellement, il était si pauvrement vêtu, que son fils, qui ne l’avait pas vu depuis plusieurs années, ne le reconnaissant pas d’abord, s’avança vers lui d’un air menaçant.
 
– Que faites-vous là… ? Qui êtes-vous ?
 
– Je suis le mari de cette femme ! répondit le comte en montrant le portrait de Mme de Saint-Remy.
 
– Mon père ! s’écria Florestan en reculant avec frayeur ; et il se rappela les traits du comte, depuis longtemps oubliés.
 
Debout, formidable, le regard irrité, le front empourpré par la colère, ses cheveux blancs rejetés en arrière, ses bras croisés sur sa poitrine, le comte dominait, écrasait son fils, qui, la tête baissée, n’osait lever les yeux sur lui.
 
Pourtant M. de Saint-Remy, par un secret motif, fit un violent effort pour rester calme et pour dissimuler ses terribles ressentiments.
 
– Mon père ! reprit Florestan d’une voix altérée, vous étiez là ?…
 
– J’étais là…
 
– Vous avez entendu ?…
 
– Tout.
 
– Ah ! s’écria douloureusement le vicomte en cachant son visage dans ses mains.
 
Il y eut un moment de silence.
 
Florestan, d’abord aussi étonné que chagrin de l’apparition inattendue de son père, songea bientôt, en homme de ressources, au parti qu’il pourrait tirer de cet incident.
 
« Tout n’est pas perdu, se dit-il. La présence de mon père est un coup du sort. Il sait tout, il ne voudra pas laisser flétrir son nom ; il n’est pas riche, mais il doit toujours posséder plus de vingt-cinq mille francs. Jouons serré… De l’adresse, de l’entrain, de l’émotion… je laisse reposer la duchesse et je suis sauvé ! »
 
Puis, donnant à ses traits charmants une expression de douloureux abattement, mouillant son regard des larmes du repentir, prenant sa voix la plus vibrante, son accent le plus pathétique, il s’écria en joignant les mains avec un geste désespéré :
 
– Ah ! mon père… je suis bien malheureux !… Après tant d’années… vous revoir… et dans un tel moment !… Je dois vous paraître si coupable ! Mais daignez m’écouter, je vous en supplie ; permettez-moi, non de me justifier, mais de vous expliquer ma conduite… Le voulez-vous, mon père ?…
 
M. de Saint-Remy ne répondit pas un mot ; ses traits restèrent impassibles ; il s’assit dans un fauteuil, où il s’accouda, et là, le menton appuyé sur la paume de sa main, il contempla le vicomte en silence.
 
Si Florestan eût connu les motifs qui remplissaient l’âme de son père de haine, de fureur et de vengeance, épouvanté du calme apparent du comte, il n’eût pas sans doute essayé de le duper, ni plus ni moins qu’un bonhomme Géronte.
 
Mais ignorant les funestes soupçons qui pesaient sur la légitimité de sa naissance, mais ignorant la faute de sa mère, Florestan ne douta pas du succès de sa piperie, croyant n’avoir qu’à attendrir un père qui, à la fois très-misanthrope et très-fier de son nom, serait capable, plutôt que de le laisser déshonorer, de se décider aux derniers sacrifices.
 
– Mon père, reprit timidement Florestan, me permettez-vous de tâcher, non de me disculper, mais de vous dire par suite de quels entraînements involontaires… je suis arrivé, presque malgré moi, jusqu’à des actions… infâmes… je l’avoue ?…
 
Le vicomte prit le silence de son père pour un consentement tacite et continua :
 
– Lorsque j’eus le malheur de perdre ma mère… ma pauvre mère qui m’avait tant aimé… je n’avais pas vingt ans… Je me trouvai seul… sans conseil… sans appui… Maître d’une fortune considérable… habitué au luxe dès mon enfance… je m’en étais fait une habitude… un besoin. Ignorant combien il était difficile de gagner de l’argent, je le prodiguais sans mesure… Malheureusement… et je dis malheureusement, parce que cela m’a perdu, mes dépenses, toutes folles qu’elles étaient, furent remarquables par leur élégance… À force de goût, j’éclipsai des gens dix fois plus riches que moi. Ce premier succès m’enivra, je devins homme de luxe comme on devient homme de guerre, homme d’État ; oui, j’aime le luxe, non par ostentation vulgaire, mais je l’aime comme le peintre aime la peinture, comme le poëte aime la poésie ; comme tout artiste, j’étais jaloux de mon œuvre… et mon œuvre, à moi, c’était mon luxe. Je sacrifiai tout à sa perfection… Je le voulus beau, grand, complet, splendidement harmonieux en toute chose… depuis mon écurie jusqu’à ma table, depuis mon habit jusqu’à ma maison… Je voulus que ma vie fût comme un enseignement de goût et d’élégance. Comme un artiste enfin, j’étais à la fois avide des applaudissements de la foule et de l’admiration des gens d’élite : ce succès si rare, je l’obtins…
 
En parlant ainsi, les traits de Florestan perdaient peu à peu leur expression hypocrite, ses yeux brillaient d’une sorte d’enthousiasme. Il disait vrai ; il avait été d’abord séduit par cette manière assez peu commune de comprendre le luxe.
 
Le vicomte interrogea du regard la physionomie de son père ; elle lui parut s’adoucir un peu.
 
Il reprit avec une exaltation croissante :
 
– Oracles et régulateurs de la mode, mon blâme ou ma louange faisaient loi ; j’étais cité, copié, vanté, admiré, et cela par la meilleure compagnie de Paris, c’est-à-dire de l’Europe, du monde… Les femmes partagèrent l’engouement général, les plus charmantes se disputaient le plaisir de venir à quelques fêtes très-restreintes que je donnais, et partout et toujours on s’extasiait sur l’élégance incomparable, sur le goût exquis de ces fêtes… que les millionnaires ne pouvaient ni égaler ni éclipser ; enfin, je fus ce que l’on appelle le roi de la mode… Ce mot vous dira tout, mon père, si vous le comprenez.
 
– Je le comprends… et je suis sûr qu’au bagne vous inventeriez quelque élégance raffinée dans la manière de porter votre chaîne… cela deviendrait à la mode dans la chiourme et s’appellerait… à la Saint-Remy, dit le vieillard avec une sanglante ironie… Puis il ajouta : Et Saint-Remy… c’est mon nom !…
 
Et il se tut, restant toujours accoudé, toujours le menton dans la paume de sa main.
 
Il fallut à Florestan beaucoup d’empire sur lui-même pour cacher la blessure que lui fit ce sarcasme acéré.
 
Il reprit d’un ton plus humble :
 
– Hélas ! mon père, ce n’est pas par orgueil que j’évoque le souvenir de ces succès… car, je vous le répète, ce succès m’a perdu… Recherché, envié, flatté, adulé, non par des parasites intéressés, mais par des gens dont la position dépassait de beaucoup la mienne et sur lesquels j’avais seulement l’avantage que donne l’élégance… qui est au luxe ce que le goût est aux arts… la tête me tourna. Je ne calculai plus : ma fortune devait être dissipée en quelques années, peu m’importait. Pouvais-je renoncer à cette vie fiévreuse, éblouissante, dans laquelle les plaisirs succédaient aux plaisirs, les jouissances aux jouissances, les fêtes aux fêtes, les ivresses de toutes sortes aux enchantements de toutes sortes ?… Oh ! si vous saviez, mon père, ce que c’est que d’être partout signalé comme le héros du jour… d’entendre le murmure qui accueille votre entrée dans un salon… d’entendre les femmes se dire : « C’est lui !… le voilà !… » Oh ! si vous saviez…
 
– Je sais, dit le vieillard en interrompant son fils et sans changer d’attitude, je sais… Oui, l’autre jour, sur une place publique, il y avait foule ; tout à coup on entendit un murmure… pareil à celui qui vous accueille quand vous entrez quelque part, puis les regards des femmes surtout se fixèrent sur un très-beau garçon… toujours comme ils se fixent sur vous… et elles se le montraient les unes aux autres en se disant : « C’est lui… le voilà… », toujours comme s’il s’était agi de vous…
 
– Mais cet homme, mon père ?
 
– Était un faussaire que l’on mettait au carcan.
 
– Ah ! s’écria Florestan avec une rage concentrée ; puis feignant une affliction profonde, il ajouta : Mon père, vous êtes sans pitié… Que voulez-vous que je vous dise pourtant ? Je ne cherche pas à nier les torts… je veux seulement vous expliquer l’entraînement fatal qui les a causés. Eh bien ! oui, dussiez-vous encore m’accabler de sanglants sarcasmes, je tâcherai d’aller jusqu’au bout de cette confession, je tâcherai de vous faire comprendre cette exaltation fiévreuse qui m’a perdu, parce que alors peut-être vous me plaindrez… Oui, car on plaint un fou… et j’étais fou… Fermant les yeux, je m’abandonnais à l’étincelant tourbillon dans lequel j’entraînais avec moi les femmes les plus charmantes, les hommes les plus aimables. M’arrêter, le pouvais-je ? Autant dire au poëte qui s’épuise, et dont le génie dévore la santé : « Arrêtez-vous au milieu de l’inspiration qui vous emporte !… » Non, je ne pouvais pas, moi !… Moi !… Abdiquer cette royauté que j’exerçais, et rentrer honteux, ruiné, moqué, dans la plèbe inconnue ; donner ce triomphe à mes envieux que j’avais jusqu’alors défiés, dominés, écrasés !… Non, non, je ne le pouvais pas !… Volontairement du moins. Vint le jour fatal où pour la première fois l’argent m’a manqué. Je fus surpris comme si ce moment n’avait jamais dû arriver. Cependant j’avais encore à moi mes chevaux, mes voitures, le mobilier de cette maison… Mes dettes payées, il me serait resté soixante mille francs… peut-être… Qu’aurai-je fait de cette misère ? Alors, mon père, je fis le premier pas dans une voie infâme… j’étais encore honnête… je n’avais dépensé que ce qui m’appartenait ; mais alors je commençai à faire des dettes que je ne pouvais pas payer… je vendis tout ce que je possédais à deux de mes gens, afin de m’acquitter envers eux, et de pouvoir, pendant six mois encore, malgré mes créanciers, jouir du luxe qui m’enivrait… Pour subvenir à mes besoins de jeu et de folles dépenses, j’empruntai d’abord à des juifs ; puis, pour payer les juifs, à mes amis, et, pour payer mes amis, à mes maîtresses. Ces ressources épuisées, il y eut un nouveau temps d’arrêt dans ma vie… D’honnête homme j’étais devenu chevalier d’industrie… mais je n’étais pas encore criminel… Cependant j’hésitai… je voulais prendre une résolution violente… j’avais prouvé dans plusieurs duels que je ne craignais pas la mort… je voulais me tuer !…
 
– Ah bah !…, vraiment ? dit le comte avec une ironie farouche.
 
– Vous ne me croyez pas, mon père ?
 
– C’était bien tôt ou bien tard ! ajouta le vieillard toujours impassible et dans la même attitude.
 
Florestan, pensant avoir ému son père en lui parlant de son projet de suicide, crut nécessaire de remonter la scène par un coup de théâtre.
 
Il ouvrit un meuble, y prit un petit flacon de cristal verdâtre et dit au comte en le posant sur la table :
 
– Un charlatan italien m’a vendu ce poison…
 
– Et… il était pour vous… ce poison ? dit le vieillard toujours accoudé.
 
Florestan comprit la portée des paroles de son père.
 
Ses traits exprimèrent cette fois une indignation réelle, car il disait vrai.
 
Un jour, il avait eu la fantaisie de se tuer : fantaisie éphémère ! Les gens de sa sorte sont trop lâches pour se résoudre froidement et sans témoins à la mort qu’ils affrontent par point d’honneur dans un duel.
 
Il s’écria donc avec l’accent de la vérité :
 
– Je suis tombé bien bas… mais du moins pas jusque-là, mon père ! C’était pour moi que je réservais ce poison !
 
– Et vous avez eu peur ? fit le comte sans changer de position.
 
– Je l’avoue, j’ai reculé devant cette extrémité terrible ; rien n’était encore désespéré : les personnes auxquelles je devais étaient riches et pouvaient attendre… À mon âge, avec mes relations, j’espérai un moment, sinon refaire ma fortune, du moins m’assurer une position honorable, indépendante, qui m’en eût tenu lieu… Plusieurs de mes amis, peut-être moins bien doués que moi, avaient fait un chemin rapide dans la diplomatie. J’eus une velléité d’ambition… Je n’eus qu’à vouloir, et je fus attaché à la légation de Gerolstein… Malheureusement, quelques jours après cette nomination, une dette de jeu contractée envers un homme que je haïssais me mit dans un cruel embarras… J’avais épuisé mes dernières ressources… Une idée fatale me vint. Me croyant certain de l’impunité, je commis une action infâme… Vous le voyez… mon père… je ne vous ai rien caché… j’avoue l’ignominie de ma conduite, je ne cherche à l’atténuer en rien… Deux partis me restent à prendre, et je suis également décidé à tous deux… Le premier est de me tuer… et de laisser votre nom déshonoré, car si je ne paie pas aujourd’hui même vingt-cinq mille francs, la plainte est déposée, l’éclat a lieu, et, mort ou vivant, je suis flétri. Le second moyen est de me jeter dans vos bras, mon père… de vous dire : « Sauvez votre fils, sauvez votre nom de l’infamie… et je vous jure de partir demain pour l’Afrique, de m’y engager soldat et d’y trouver la mort ou de vous revenir un jour vaillamment réhabilité… » Ce que je vous dis là, mon père, voyez-vous, est vrai… En présence de l’extrémité qui m’accable, je n’ai pas d’autre parti… Décidez… ou je mourrai couvert de honte, ou, grâce à vous… je vivrai pour réparer ma faute… Ce ne sont pas là des menaces et des paroles de jeune homme, mon père… J’ai vingt-cinq ans, je porte votre nom, j’ai assez de courage ou pour me tuer… ou pour me faire soldat, car je ne veux pas aller au bagne…
 
Le comte se leva.
 
– Je ne veux pas que mon nom soit déshonoré, dit-il froidement à Florestan.
 
– Ah ! mon père !… Mon sauveur, s’écria chaleureusement le vicomte ; et il allait se précipiter dans les bras de son père, lorsque celui-ci, d’un geste glacial, calma cet entraînement.
 
– On vous attend jusqu’à trois heures… chez cet homme qui a le faux ?
 
– Oui, mon père… il est deux heures…
 
– Passons dans votre cabinet… donnez-moi de quoi écrire.
 
– Voici, mon père.
 
Le comte s’assit devant le bureau de Florestan et écrivit d’une main ferme :
 
« Je m’engage à payer ce soir à dix heures les vingt-cinq mille francs que doit mon fils.
 
« Comte de SAINT-REMY »
 
– Votre créancier ne veut que de l’argent ; malgré ses menaces, cet engagement de moi le fera consentir à un nouveau délai ; il ira chez M. Dupont, banquier, rue de Richelieu, n° 7, qui lui répondra de la valeur de cet acte.
 
– Ô mon père !… Comment jamais…
 
– Vous m’attendrez ce soir… à dix heures, je vous apporterai l’argent… Que votre créancier se trouve ici…
 
– Oui, mon père : et après-demain je pars pour l’Afrique… Vous verrez si je suis ingrat !… Alors, peut-être, lorsque je serai réhabilité, vous accepterez mes remerciements.
 
– Vous ne me devez rien ; j’ai dit que mon nom ne serait pas déshonoré davantage ; il ne le sera pas, dit simplement M. de Saint-Remy en prenant sa canne qu’il avait déposée sur le bureau ; et il se dirigea vers la porte.
 
– Mon père, votre main, au moins ! reprit Florestan d’un ton suppliant.
 
– Ici, ce soir, à dix heures, dit le comte en refusant sa main.
 
Et il sortit.
 
– Sauvé !… s’écria Florestan radieux. Sauvé ! Puis il reprit, après un moment de réflexion : Sauvé à peu près… N’importe, c’est toujours cela… Peut-être ce soir lui avouerai-je l’autre chose. Il est en train… il ne voudra pas s’arrêter en si beau chemin, et que son premier sacrifice reste inutile faute d’un second… Et encore, pourquoi lui dire ?… Qui saura jamais ?… Au fait, si rien ne se découvre, je garderai l’argent qu’il me donnera pour éteindre cette dernière dette… J’ai eu de la peine à l’émouvoir, ce diable d’homme ! ! ! L’amertume de ses sarcasmes m’avait fait douter de sa bonne résolution ; mais ma menace de suicide, la crainte de voir son nom flétri, l’ont décidé ; c’était bien là qu’il fallait frapper… Il est sans doute beaucoup moins pauvre qu’il n’affecte de l’être… S’il possède une centaine de mille francs, il a dû faire des économies en vivant comme il vit… Encore une fois, sa venue est un coup du sort… Il a l’air sauvage, mais au fond je le crois bon homme… Courons chez cet huissier !
 
Il sonna. M. Boyer parut.
 
– Comment ne m’avez-vous pas averti que mon père était ici ? Vous êtes d’une négligence…
 
– Par deux fois j’ai voulu adresser la parole à monsieur le vicomte, qui rentrait avec M. Badinot par le jardin ; mais monsieur le vicomte, probablement préoccupé de son entretien avec M. Badinot, m’a fait signe de la main de ne pas l’interrompre… Je ne me suis pas permis d’insister… Je serais désolé que monsieur le vicomte pût me croire coupable de négligence…
 
– C’est bien… Dites à Edwards de me faire tout de suite atteler Orion, non, Plower au cabriolet.
 
M. Boyer s’inclina respectueusement.
 
Au moment où il allait sortir, on frappa.
 
M. Boyer regarda le vicomte d’un air interrogatif.
 
– Entre ! dit Florestan.
 
Un second valet de chambre parut, tenant à la main un petit plateau de vermeil.
 
M. Boyer s’empara du plateau avec une sorte de jalouse prévenance, de respectueux empressement, et vint le présenter au vicomte.
 
Celui-ci y prit une assez volumineuse enveloppe scellée d’un cachet de cire noire.
 
Les deux serviteurs se retirèrent discrètement.
 
Florestan ouvrit l’enveloppe. Elle contenait vingt-cinq mille francs en bons du Trésor… sans autre avis.
 
– Décidément, s’écria-t-il avec joie, la journée est bonne… Sauvé ! Cette fois, et pour le coup complètement sauvé… je cours chez le joaillier… et encore…, se dit-il, peut-être… Non, attendons on ne peut avoir aucun soupçon sur moi… Vingt-cinq mille francs sont bons à garder… Pardieu ! je suis bien sot de jamais douter de mon étoile… au moment où elle semble obscurcie, ne reparaît-elle pas plus brillante encore ?… Mais d’où vient cet argent ? l’écriture de l’adresse m’est inconnue… voyons le cachet… le chiffre. Mais oui, oui… je ne me trompe pas… un N et un L… c’est Clotilde ! Comment a-t-elle su ? Et pas un mot… c’est bizarre ! Quel à-propos !… Ah ! mon Dieu ! j’y songe… je lui avais donné rendez-vous ce matin… Ces menaces de Badinot m’ont bouleversé… J’ai oublié Clotilde… après m’avoir attendu au rez-de-chaussée, elle s’en sera allée ?… Sans doute, cet envoi est un moyen délicat de me faire entendre qu’elle craint de se voir oubliée pour des embarras d’argent. Oui, c’est un reproche indirect de ne m’être pas adressé à elle comme toujours… Bonne Clotilde ; toujours la même ! Généreuse comme une reine ! Quel dommage d’en être venu là avec elle… encore si jolie ! Quelquefois j’en ai regret… mais je ne me suis adressé à elle qu’à la dernière extrémité. J’y ai été forcé.
 
– Le cabriolet de monsieur le vicomte est avancé, vint dire M. Boyer.
 
– Qui a apporté cette lettre ? lui demanda Florestan.
 
– Je l’ignore, monsieur le vicomte.
 
– Au fait, je le demanderai en bas.
 
– Mais dites-moi, il n’y a personne au rez-de-chaussée ? ajouta le vicomte en regardant Boyer d’un air significatif.
 
– Il n’y a plus personne, monsieur le vicomte.
 
« Je ne m’étais pas trompé, pensa Florestan, Clotilde m’a attendu et s’en est allée. »
 
– Si monsieur le vicomte voulait avoir la bonté de m’accorder deux minutes, dit Boyer.
 
– Dites et dépêchez-vous.
 
– Edwards et moi nous avons appris que M. le duc de Montbrison désirait monter sa maison ; si monsieur le vicomte voulait être assez bon pour lui proposer la sienne toute meublée, ainsi que son écurie toute montée… ce serait pour moi et pour Edwards une très-bonne occasion de nous défaire de tout, et pour monsieur le vicomte peut-être une bonne occasion de motiver cette vente.
 
– Mais vous avez pardieu raison, Boyer… pour moi-même je préfère cela… Je verrai Montbrison, je lui parlerai. Quelles sont vos conditions ?
 
– Monsieur le vicomte comprend bien… que nous devons tâcher de profiter le plus possible de sa générosité.
 
– Et gagner sur votre marché ; rien de plus simple ! Voyons… le prix ?
 
– Le tout, deux cent soixante mille francs… monsieur le vicomte.
 
– Vous gagnez là-dessus, vous et Edwards ?…
 
– Environ quarante mille francs, monsieur le vicomte…
 
– C’est joli ! Du reste, tant mieux ; car, après tout, je suis content de vous… et si j’avais eu un testament à faire, je vous aurais laissé cette somme, à vous et à Edwards.
 
Et le vicomte sortit pour se rendre d’abord chez son créancier, puis chez Mme de Lucenay qu’il ne soupçonnait pas d’avoir assisté à son entretien avec Badinot.