Les Mystères de Paris

| 4.14 - L'étude

 

 

 

XIV

L’étude


L’étude de M. Ferrand ressemblait à toutes les études ; ses clercs à tous les clercs. On y arrivait par une antichambre meublée de quatre vieilles chaises. Dans l’étude proprement dite, entourée de casiers garnis des cartons renfermant les dossiers des clients de M. Ferrand, cinq jeunes gens, courbés sur des pupitres de bois noir, riaient, causaient, ou griffonnaient incessamment.
 
Une salle d’attente, encore remplie de cartons, et dans laquelle se tenait d’habitude M. le premier clerc ; puis une autre pièce vide, qui, pour plus de secret, séparait le cabinet du notaire de cette salle d’attente, tel était l’ensemble de ce laboratoire d’actes de toutes sortes.
 
Deux heures venaient de sonner à une antique pendule à coucou placée entre les deux fenêtres de l’étude ; une certaine agitation régnait parmi les clercs, quelques fragments de leur conversation feront connaître la cause de cet émoi.
 
– Certainement, si quelqu’un m’avait soutenu que François Germain était un voleur, dit l’un des jeunes gens, j’aurais répondu : « Vous en avez menti ! »
 
– Moi aussi !…
 
– Moi aussi !…
 
– Moi, ça m’a fait un tel effet de le voir arrêter et emmener par la garde que je n’ai pas pu déjeuner… J’en ai été récompensé, car ça m’a épargné de manger la ratatouille quotidienne de la mère Séraphin.
 
– Dix-sept mille francs, c’est une somme !
 
– Une fameuse somme !
 
– Dire que, depuis quinze mois que Germain est caissier, il n’avait pas manqué un centime à la caisse du patron !…
 
– Moi, je trouve que le patron a eu tort de faire arrêter Germain, puisque ce pauvre garçon jurait ses grands dieux qu’il n’avait pris que mille trois cents francs en or.
 
– D’autant plus qu’il les rapportait ce matin pour les remettre dans la caisse, ces mille trois cents francs, au moment où le patron venait d’envoyer chercher la garde…
 
– Voilà le désagrément des gens d’une probité féroce comme le patron, ils sont impitoyables.
 
– C’est égal, on doit y regarder à deux fois avant de perdre un pauvre jeune homme qui s’est bien conduit jusque-là.
 
– M. Ferrand dit à cela que c’est pour l’exemple.
 
– L’exemple de quoi ? Ça ne sert à rien à ceux qui sont honnêtes, et ceux qui ne le sont pas savent bien qu’ils sont exposés à être découverts s’ils volent.
 
– La maison est tout de même une bonne pratique pour le commissaire.
 
– Comment ?
 
– Dame ! ce matin cette pauvre Louise… tantôt Germain…
 
– Moi, l’affaire de Germain ne me paraît pas claire…
 
– Puisqu’il a avoué !
 
– Il a avoué qu’il avait pris mille trois cents francs, oui ; mais il soutient comme un enragé qu’il n’a pas pris les autres quinze mille francs en billets de banque et les autres sept cents francs qui manquent à la caisse.
 
– Au fait, puisqu’il avoue une chose, pourquoi n’avouerait-il pas l’autre ?
 
– C’est vrai ; on est aussi puni pour quinze cents francs que pour quinze mille francs.
 
– Oui, mais on garde les quinze mille francs, et en sortant de prison, ça fait un petit établissement, dirait un coquin.
 
– Pas si bête !
 
– On aura beau dire et beau faire, il y a quelque chose là-dessous.
 
– Et Germain qui défendait toujours le patron quand nous l’appelions jésuite !
 
– C’est pourtant vrai. « Pourquoi le patron n’aurait-il pas le droit d’aller à la messe ? nous disait-il, vous avez bien le droit de n’y pas aller. »
 
– Tiens, voilà Chalamel qui rentre de course ; c’est lui qui va être étonné !
 
– De quoi, de quoi, mes braves ? Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau sur cette pauvre Louise ?
 
– Tu le saurais, flâneur, si tu n’étais pas resté si longtemps en course.
 
– Tiens, vous croyez peut-être qu’il n’y a qu’un pas de clerc d’ici à la rue de Chaillot.
 
– Oh ! mauvais !… mauvais !…
 
– Eh bien ! ce fameux vicomte de Saint-Remy ?
 
– Il n’est pas encore venu ?
 
– Non.
 
– Tiens, sa voiture était attelée, et il m’a fait dire par son valet de chambre qu’il allait venir tout de suite ; mais il n’a pas l’air content, a dit le domestique… Ah ! messieurs, voilà un joli petit hôtel !… Un crâne luxe… On dirait d’une de ces petites maisons des seigneurs d’autrefois… dont on parle dans Faublas. Oh ! Faublas… voilà mon héros, mon modèle ! dit Chalamel en déposant son parapluie et en désarticulant ses socques.
 
– Je crois bien alors qu’il a des dettes et des contraintes par corps, ce vicomte.
 
– Une recommandation de trente-quatre mille francs que l’huissier a envoyée ici, puisque c’est à l’étude qu’on doit venir payer ; le créancier aime mieux ça, je ne sais pas pourquoi.
 
– Il faut bien qu’il puisse payer maintenant, ce beau vicomte, puisqu’il est revenu hier soir de la campagne, où il était caché depuis trois jours pour échapper aux gardes du commerce.
 
– Mais comment n’a-t-on pas déjà saisi chez lui ?
 
– Lui, pas bête ! La maison n’est pas à lui, son mobilier est au nom de son valet de chambre, qui est censé lui louer en garni, de même que ses chevaux et ses voitures sont au nom de son cocher, qui dit, lui, qu’il donne à loyer au vicomte des équipages magnifiques à tant par mois. Oh ! c’est un malin, allez, M. de Saint-Remy. Mais qu’est-ce que vous disiez ? qu’il est arrivé encore du nouveau ici ?
 
– Figure-toi qu’il y a deux heures le patron entre ici comme un furieux : « Germain n’est pas là ? nous crie-t-il. – Non, monsieur. – Eh bien ! le misérable m’a volé hier soir dix-sept mille francs », reprit le patron.
 
– Germain… voler… allons donc !
 
– Tu vas voir.
 
« Comment donc, monsieur, vous êtes sûr ? Mais ce n’est pas possible, que nous nous écrions. – Je vous dis, messieurs, que j’avais mis hier dans le tiroir du bureau où il travaille quinze billets de mille, plus deux mille francs en or dans une petite boîte : tout a disparu. » À ce moment, voilà le père Marriton, le portier, qui arrive en disant : « Monsieur, la garde va venir. »
 
– Et Germain ?
 
– Attends donc… Le patron dit au portier : « Dès que M. Germain viendra, envoyez-le ici, à l’étude, sans lui rien dire… Je veux le confondre devant vous, messieurs », reprend le patron. Au bout d’un quart d’heure, le pauvre Germain arrive comme si de rien n’était ; la mère Séraphin venait d’apporter notre ratatouille : il salue le patron, nous dit bonjour très-tranquillement. « Germain, vous ne déjeunez pas ? dit M. Ferrand. – Non, monsieur ; merci, je n’ai pas faim. – Vous venez bien tard ? – Oui, monsieur… j’ai été obligé d’aller à Belleville ce matin. Sans doute pour cacher l’argent que vous m’avez volé ? » s’écria M. Ferrand d’une voix terrible.
 
– Et Germain… ?
 
– Voilà le pauvre garçon qui devient pâle comme un mort, et qui répond tout de suite en balbutiant : « Monsieur, je vous en supplie, ne me perdez pas… »
 
– Il avait volé ?
 
– Mais attendez donc, Chalamel. « – Ne me perdez pas ! dit-il au patron. – Vous avouez donc, misérable ? – Oui, monsieur… mais voici l’argent qui manque. Je croyais pouvoir le remettre ce matin avant que vous fussiez levé : malheureusement, une personne qui avait à moi une petite somme, et que je croyais trouver hier soir chez elle, était à Belleville depuis deux jours ; il m’a fallu y aller ce matin. C’est ce qui a causé mon retard. Grâce, monsieur, ne me perdez pas ! En prenant cet argent, je savais bien que je pourrais le remettre ce matin. Voici les treize cents francs en or. – Comment, les treize cents francs ! s’écria M. Ferrand. Il s’agit bien de treize cents francs ! Vous m’avez volé, dans le bureau de la chambre du premier, quinze billets de mille francs dans un porte-feuille vert et deux mille francs en or. – Moi ! jamais ! s’écria ce pauvre Germain d’un air renversé. Je vous avais pris treize cents francs en or… mais pas un sou de plus. Je n’ai pas vu de portefeuille dans le tiroir ; il n’y avait que deux mille francs en or dans une boîte. – Oh ! l’infâme menteur !… s’écria le patron. Vous avez volé treize cents francs, vous pouvez bien en avoir volé davantage ; la justice prononcera… Oh ! je serai impitoyable pour un si affreux abus de confiance. Ce sera un exemple… » – Enfin, mon pauvre Chalamel, la garde arrive sur ce coup de temps-là, avec le secrétaire du commissaire, pour dresser procès-verbal ; on empoigne Germain, et voilà !
 
– C’est-il bien possible ? Germain, la crème des honnêtes gens !
 
– Ça nous a paru aussi bien singulier.
 
– Après ça, il faut avouer une chose : Germain était maniaque, il ne voulait jamais dire où il demeurait.
 
– Ça, c’est vrai.
 
– Il avait toujours l’air mystérieux.
 
– Ce n’est pas une raison pour qu’il ait volé dix-sept mille francs.
 
– Sans doute.
 
– C’est une remarque que je fais.
 
– Ah bien !… voilà une nouvelle !… c’est comme si on me donnait un coup de poing sur la tête… Germain… Germain… qui avait l’air si honnête… à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession !
 
– On dirait qu’il avait comme un pressentiment de son malheur…
 
– Pourquoi ?
 
– Depuis quelque temps il avait comme quelque chose qui le rongeait.
 
– C’était peut-être à propos de Louise.
 
– De Louise ?
 
– Après ça, je ne fais que répéter ce que disait ce matin la mère Séraphin.
 
– Quoi donc ? Quoi donc ?
 
– Qu’il était l’amant de Louise… et le père de l’enfant…
 
– Voyez-vous le sournois !
 
– Tiens, tiens, tiens !
 
– Ah ! bah !
 
– Ça n’est pas vrai !
 
– Comment sais-tu ça, Chalamel ?
 
– Il n’y a pas quinze jours que Germain m’a dit, en confidence, qu’il était amoureux fou, mais fou, fou, d’une petite ouvrière, bien honnête, qu’il avait connue dans une maison où il avait logé ; il avait les larmes aux yeux en me parlant d’elle.
 
– Ohé, Chalamel ! ohé, Chalamel ! Est-il rococo !
 
– Il dit que Faublas est son héros, et il est assez bon enfant, assez cruche, assez actionnaire pour ne pas comprendre qu’on peut être amoureux de l’une et être l’amant de l’autre.
 
– Je vous dis, moi, que Germain parlait sérieusement.
 
À ce moment, le maître clerc entra dans l’étude.
 
– Eh bien ! dit-il, Chalamel, avez-vous fait toutes les courses ?
 
– Oui, monsieur Dubois, j’ai été chez M. de Saint-Remy, il va venir tout à l’heure pour payer.
 
– Et chez Mme la comtesse Mac-Gregor ?
 
– Aussi… voilà la réponse.
 
– Et chez la comtesse d’Orbigny ?
 
– Elle remercie bien le patron ; elle est arrivée hier matin de Normandie, elle ne s’attendait pas à avoir sitôt sa réponse : voilà la lettre. J’ai aussi passé chez l’intendant de M. le marquis d’Harville, comme il l’avait demandé, pour les frais du contrat que j’ai été faire signer l’autre jour à l’hôtel.
 
– Vous lui aviez bien dit que ce n’était pas si pressé ?
 
– Oui, mais l’intendant a voulu payer tout de même. Voilà l’argent. Ah ! j’oubliais cette carte qui était ici en bas chez le portier, avec un mot au crayon écrit dessus (pas sur le portier) ; ce monsieur a demandé le patron, il a laissé cela.
 
– WALTER MURPH, lut le maître clerc, et plus bas, au crayon : « reviendra à trois heures pour affaires importantes ». Je ne connais pas ce nom.
 
– Ah ! j’oubliais encore, reprit Chalamel, M. Badinot a dit que c’était bon, que M. Ferrand fasse comme il l’entendrait, que ça serait toujours bien.
 
– Il n’a pas donné de réponse par écrit ?
 
– Non, monsieur, il a dit qu’il n’avait pas le temps.
 
– Très-bien.
 
– M. Charles Robert viendra aussi dans la journée parler au patron ; il paraît qu’il s’est battu hier en duel avec le duc de Lucenay.
 
– Est-il blessé ?
 
– Je ne crois pas, on me l’aurait dit chez lui.
 
– Tiens ! une voiture qui s’arrête…
 
– Oh ! les beaux chevaux ! Sont-ils fougueux !
 
– Et ce gros cocher anglais, avec sa perruque blanche et sa livrée brune à galons d’argent, et ses épaulettes comme un colonel !
 
– C’est un ambassadeur, bien sûr.
 
– Et le chasseur en a-t-il aussi, de cet argent sur le corps !
 
– Et de grandes moustaches !
 
– Tiens, dit Chalamel, c’est la voiture du vicomte de Saint-Remy.
 
– Que ça de genre ? Merci !
 
Bientôt après, M. de Saint-Remy entrait dans l’étude.