Les Mystères de Paris

| 2.10 - Monsieur Pipelet

 

 

 

X

Monsieur Pipelet


Nous rappellerons au lecteur que ces faits se passaient en 1838.
 
 
M. Pipelet entra dans la loge d’un air grave, magistral ; il avait soixante ans environ, un nez énorme, un embonpoint respectable, une grosse figure taillée et enluminée à la façon des bonshommes casse-noisettes de Nuremberg. Ce masque étrange était coiffé d’un chapeau tromblon à larges bords, roussi de vétusté.
 
Alfred, qui ne quittait pas plus ce chapeau que sa femme ne quittait sa perruque fantastique, se prélassait dans un vieil habit vert à basques immenses, aux revers pour ainsi dire plombés de souillures, tant ils paraissaient çà et là d’un gris luisant. Malgré son chapeau tromblon et son habit vert, qui n’étaient pas sans un certain cérémonial, M. Pipelet n’avait pas déposé le modeste emblème de son métier : un tablier de cuir dessinait son triangle fauve sur un long gilet diapré d’autant de couleurs que la courtepointe arlequin de Mme Pipelet.
 
Le salut que le portier fit à Rodolphe ne manqua pas d’une certaine affabilité ; mais, hélas ! le sourire de cet homme était bien amer.
 
On y lisait l’expression d’une profonde mélancolie, ainsi que Mme Pipelet l’avait dit à Rodolphe.
 
– Alfred, monsieur est un locataire pour la chambre et le cabinet du quatrième, dit Mme Pipelet en présentant Rodolphe à Alfred, et nous t’avons attendu pour boire un verre de cassis qu’il a fait venir.
 
Cette attention délicate mit à l’instant M. Pipelet en confiance avec Rodolphe ; le portier porta la main au rebord antérieur de son chapeau et dit d’une voix de basse digne d’un chantre de cathédrale :
 
– Nous vous satisferons, monsieur, comme portiers, de même que vous nous satisferez comme locataire ; qui se ressemble s’assemble.
 
Puis, s’interrompant, M. Pipelet dit à Rodolphe avec anxiété :
 
– À moins pourtant, monsieur, que vous ne soyez peintre.
 
– Non, je suis commis marchand.
 
– Alors, monsieur, à vous rendre mes humbles devoirs. Je félicite la nature de ne pas vous avoir fait naître l’égal de ces monstres d’artistes !
 
– Les artistes… des monstres ? demanda Rodolphe.
 
M. Pipelet, au lieu de répondre, leva ses deux mains au plafond de sa loge et fit entendre une sorte de gémissement courroucé.
 
– C’est les peintres qui ont empoisonné la vie d’Alfred. C’est eux qui lui ont fait la mélancolie dont je vous parlais, dit tout bas Mme Pipelet à Rodolphe. Puis elle reprit plus haut et d’un ton caressant : Allons, Alfred, sois raisonnable, ne pense pas à ce polisson-là… tu vas te faire du mal, tu ne pourras pas dîner.
 
– Non, j’aurai du courage et de la raison, répondit M. Pipelet avec une dignité triste et résignée. Il m’a fait bien du mal : il a été mon persécuteur, mon bourreau, pendant bien longtemps ; mais maintenant je le méprise. Les peintres, ajouta-t-il en se tournant vers Rodolphe, ah ! monsieur, c’est la peste d’une maison, c’est son bacchanal, c’est sa ruine.
 
– Vous avez logé un peintre ?
 
– Hélas ! oui, monsieur, nous en avons logé un ! dit M. Pipelet avec amertume, un peintre qui s’appelait Cabrion, encore !
 
À ce souvenir, malgré son apparente modération, le portier ferma convulsivement les poings.
 
– Était-ce le dernier locataire qui a occupé la chambre que je viens louer ? demanda Rodolphe.
 
– Non, non, le dernier locataire était un brave, un digne jeune homme, nommé M. Germain ; mais avant lui c’était Cabrion. Ah ! monsieur, depuis son départ, ce Cabrion a manqué me rendre fou, hébété.
 
– L’auriez-vous regretté à ce point ? demanda Rodolphe.
 
– Cabrion, regretté ! reprit le portier avec stupeur ; regretter Cabrion ! Mais figurez-vous donc, monsieur, que M. Bras-Rouge lui a payé deux termes pour le faire déguerpir d’ici ; car on avait été assez malheureux pour lui faire un bail. Quel garnement ! Vous n’avez pas une idée, monsieur, des horribles tours qu’il nous a joués à nous et aux locataires. Pour ne parler que d’un seul de ces tours, il n’y a pas un instrument à vent dont il n’ait fait bassement son complice pour démoraliser les locataires ! Oui, monsieur, depuis le cor de chasse jusqu’au serpent, monsieur ! Il a abusé de tout, poussant la vilenie jusqu’à jouer faux, et exprès, la même note pendant des heures entières. C’était à en devenir fou. On a fait plus de vingt pétitions au principal locataire, M. Bras-Rouge, pour qu’il chassât ce gueux-là. Enfin, monsieur, on y parvint en lui payant deux termes… C’est drôle, n’est-ce pas ? un locataire à qui on paye deux termes ; mais on lui en aurait payé trois pour s’en dépêtrer. Il part… Vous croyez peut-être que c’est fini du Cabrion ? Vous allez voir ! Le lendemain, à onze heures du soir, j’étais couché. Pan, pan, pan ! Je tire le cordon. On vient à la loge. « Bonsoir portier, dit une voix, voulez-vous me donner une mèche de vos cheveux, s’il vous plaît ? » Mon épouse me dit « C’est quelqu’un qui se trompe de porte ! » Et je réponds à l’inconnu : « Ce n’est pas ici ; voyez à côté. – Pourtant c’est bien ici le n° 17 ? Le portier s’appelle bien Pipelet ? reprend la voix. – Oui, que je dis, je m’appelle bien Pipelet. – Eh bien : Pipelet mon ami, je viens vous demander une mèche de vos cheveux pour Cabrion ; c’est son idée, il y tient, il en veut. »
 
M. Pipelet regarda Rodolphe en secouant la tête et en se croisant les bras dans une attitude sculpturale.
 
– Vous comprenez, monsieur ? C’est à moi, son ennemi mortel, à moi qu’il avait abreuvé d’outrages, qu’il venait impudemment demander une mèche de mes cheveux, une faveur que les dames refusent même quelquefois à leur bien-aimé !
 
– Encore si ce Cabrion avait été bon locataire comme M. Germain ! reprit Rodolphe avec un sang-froid imperturbable.
 
– Eût-il été bon locataire, je ne lui aurais pas davantage accordé cette mèche, dit majestueusement l’homme au chapeau tromblon ; ce n’est ni dans mes principes ni dans mes habitudes ; mais je me serais fait un devoir, une loi, de la lui refuser poliment.
 
– Ce n’est pas tout, reprit la portière ; figurez-vous, monsieur, que depuis ce jour-là, le matin, le soir, la nuit, à toute heure, cet affreux Cabrion avait déchaîné une nuée de rapins qui venaient ici l’un après l’autre demander à Alfred une mèche de ses cheveux, toujours pour Cabrion !
 
– Et vous pensez si j’ai cédé ! dit M. Pipelet d’un air déterminé, on m’aurait plutôt traîné à l’échafaud, monsieur ! Après trois ou quatre mois d’opiniâtreté de leur part, de résistance de la mienne, mon énergie a triomphé de l’acharnement de ces misérables. Ils ont vu qu’ils s’attaquaient à une barre de fer, et ils ont été bien forcés de renoncer à leurs insolentes prétentions. Mais c’est égal, monsieur, j’ai été frappé là. (Alfred porta la main à son cœur.) J’aurais eu commis des crimes affreux que je n’aurais pas eu un sommeil plus bourrelé. À chaque instant je me réveillais en sursaut, croyant entendre la voix de ce damné Cabrion. Je me défiais de tout le monde : dans chacun je supposais un ennemi ; je perdais mon aménité. Je ne pouvais voir une figure étrangère se présenter au carreau de la loge sans frémir en pensant que c’était peut-être quelqu’un de la bande à Cabrion. Et même encore maintenant, monsieur, je suis soupçonneux, renfrogné, sombre, épilogueur comme un malfaiteur… je crains d’épanouir mon âme à la moindre nouvelle connaissance, de peur d’y voir surgir quelques-uns de la bande à Cabrion ; je n’ai de goût à rien.
 
Ici Mme Pipelet porta son index à son œil gauche, comme pour essuyer une larme, et fit un signe de tête affirmatif.
 
Alfred continua d’un ton de plus en plus lamentable :
 
– Enfin je me recroqueville sur moi-même, et c’est ainsi que je vois couler le fleuve de la vie. Avais-je tort, monsieur de vous dire que cet infernal Cabrion avait empoisonné mon existence ?
 
Et M. Pipelet, poussant un profond soupir, inclina son chapeau tromblon sous le poids de cette immense infortune.
 
– Je conçois maintenant que vous n’aimiez pas les peintres, dit Rodolphe ; mais du moins ce M. Germain dont vous parlez vous a dédommagé de M. Cabrion !
 
– Oh ! oui, monsieur ; voilà un bon et digne jeune homme, franc comme l’or, serviable et pas fier, et gai, mais d’une bonne gaieté qui ne faisait de mal à personne, au lieu d’être insolent et goguenard comme ce Cabrion que Dieu confonde !
 
– Allons, calmez-vous, mon cher monsieur Pipelet, ne prononcez pas ce nom-là. Et maintenant quel est le propriétaire assez heureux pour posséder M. Germain, cette perle des locataires ?
 
– Ni vu ni connu… personne ne sait ni ne saura où demeure à cette heure M. Germain. Quand je dis personne… excepté Mlle Rigolette.
 
– Et qu’est-ce que Mlle Rigolette ? demanda Rodolphe.
 
– Une petite ouvrière, l’autre locataire du quatrième, reprit Mme Pipelet. Voilà une autre perle, payant son terme d’avance, et si proprette dans sa chambrette, et si gentille pour tout le monde, et si gaie… Un véritable oiseau du bon Dieu, pour être avenante et joyeuse ! Avec ça travailleuse comme un petit castor, gagnant quelquefois jusqu’à ses deux francs par jour, mais dame avec bien du mal !
 
– Mais comment Mlle Rigolette est-elle la seule qui sache la demeure de M. Germain ?
 
– Quand il a quitté la maison, reprit Mme Pipelet, il nous a dit : « Je n’attends pas de lettres ; mais, si par hasard il m’en arrivait, vous les remettriez à Mlle Rigolette. » Et en ça elle était digne de sa confiance, quand même la lettre serait chargée ; n’est-ce pas, Alfred ?
 
– Le fait est qu’il n’y aurait rien à dire sur le compte de Mlle Rigolette, dit sévèrement le portier, si elle n’avait pas eu la faiblesse de se laisser cajoler par cet infâme Cabrion.
 
– Pour ce qui est de ça, Alfred, reprit la portière, tu sais bien que ce n’est pas la faute de Mlle Rigolette, ça tient au local ; car ç’a été tout de même avec le commis voyageur qui occupait la chambre avant Cabrion, comme après ce méchant peintre ç’a été M. Germain qui la cajolait ; encore une fois, ça ne peut être autrement, ça tient au local.
 
– Ainsi, dit Rodolphe, les locataires de la chambre que je veux louer font nécessairement la cour à Mlle Rigolette ?
 
– Nécessairement, monsieur ; vous allez comprendre ça. On est voisin avec Mlle Rigolette, les deux chambres se touchent ; eh bien ! entre jeunesse… c’est une lumière à allumer, un peu de braise à emprunter, ou bien de l’eau. Oh ! quant à l’eau, on est sûr d’en trouver chez Mlle Rigolette, elle n’en manque jamais : c’est son luxe, c’est un vrai petit canard. Dès qu’elle a un moment, elle est tout de suite à laver ses carreaux, son foyer. Aussi c’est toujours si propre chez elle !… vous verrez ça.
 
– Ainsi M. Germain, eu égard à la localité, a donc été, comme vous dites, bon voisin avec Mlle Rigolette ?
 
– Oui, monsieur, et c’est le cas de dire qu’ils étaient nés l’un pour l’autre. Si gentils, si jeunes, ils faisaient plaisir à voir descendre les escaliers le dimanche, le seul jour de congé à ces pauvres enfants ! elle bien attifée d’un joli bonnet et d’une jolie robe à vingt-cinq sous l’aune, qu’elle se fait elle-même, mais qui lui allait comme à une petite reine ; lui, mis en vrai muscadin !
 
– Et M. Germain n’a plus revu Mlle Rigolette depuis qu’il a quitté cette maison ?
 
– Non, monsieur, à moins que ça ne soit le dimanche, car les autres jours Mlle Rigolette n’a pas le temps de penser aux amoureux, allez ! Elle se lève à cinq ou six heures, et travaille jusqu’à dix ou quelquefois onze heures du soir ; elle ne quitte jamais sa chambre, excepté le matin pour aller acheter la provision pour elle et ses deux serins, et à eux trois ils ne mangent guère, allez ! Qu’est-ce qu’il leur faut ? Deux sous de lait, un peu de pain, du mouron, de la salade, du millet, et de la belle eau claire ; ce qui ne les empêche pas de babiller et de gazouiller tous les trois, la petite et ses deux oiseaux, que c’est une bénédiction !… Avec ça, bonne et charitable en ce qu’elle peut, c’est-à-dire de son temps de sommeil et de ses soins, car, en travaillant quelquefois plus de douze heures par jour, c’est tout juste si elle gagne de quoi vivre… Tenez, ces malheureux des mansardes, que M. Bras-Rouge va mettre sur le pavé pas plus tard que dans trois ou quatre jours, Mlle Rigolette et M. Germain ont veillé leurs enfants pendant plusieurs nuits !
 
– Il y a donc une famille malheureuse ici ?
 
– Malheureuse, monsieur ! Dieu de Dieu ! Je le crois bien. Cinq enfants en bas âge, la mère au lit, presque mourante, la grand’mère idiote ; et pour nourrir tout ça un homme qui ne mange pas du pain tout son soûl en trimant comme un nègre ; car c’est un fameux ouvrier ! Trois heures de sommeil sur vingt-quatre, voilà tout ce qu’il prend, et encore quel sommeil !… quand on est réveillé par des enfants qui crient : « Du pain ! » par une femme malade qui gémit sur sa paillasse, ou par la vieille idiote qui se met quelquefois à rugir comme une louve… de faim aussi, car elle n’a pas plus de raison qu’une bête. Quand elle a trop envie de manger, on l’entend des escaliers, elle hurle.
 
– Ah ! c’est affreux ! s’écria Rodolphe ; et personne ne les secourt ?
 
– Dame ! monsieur, on fait ce qu’on peut entre pauvres gens. Depuis que le commandant me donne ses douze francs par mois pour faire son ménage, je mets le pot-au-feu une fois la semaine, et ces malheureux d’en haut ont du bouillon. Mlle Rigolette prend sur ses nuits, et dame ! ça lui coûte toujours de l’éclairage, pour faire, avec des rognures d’étoffes, des brassières et des béguins aux petits… Ce pauvre M. Germain, qu’était pas bien calé non plus, faisait semblant de recevoir de temps en temps quelques bonnes bouteilles de vin de chez lui, et Morel (c’est le nom de l’ouvrier) buvait un ou deux fameux coups qui le réchauffaient et lui mettaient pour un moment du cœur au ventre.
 
– Et le charlatan ne faisait-il rien pour ces pauvres gens ?
 
– M. Bradamanti ? dit le portier ; il m’a guéri de mon rhumatisme, c’est vrai, je le vénère ; mais dès ce jour-là j’ai dit à mon épouse : « Anastasie, M. Bradamanti… » Hum ! hum ! te l’ai-je dit, Anastasie ?
 
– C’est vrai, tu me l’as dit, mais il aime à rire, cet homme ! Du moins à sa manière, car il ne desserre pas les dents pour cela.
 
– Qu’a-t-il donc fait ?
 
– Voilà, monsieur. Quand je lui ai parlé de la misère des Morel, à propos de ce qu’il se plaignait que la vieille idiote avait hurlé de faim toute la nuit, et que lui, ça l’avait empêché de dormir, il m’a dit : « Puisqu’ils sont si malheureux, s’ils ont des dents à arracher, je ne leur ferai pas même payer la sixième, et je leur donnerai une bouteille de mon eau à moitié prix. »
 
– Eh bien ! s’écria M. Pipelet, quoiqu’il m’ait guéri de mon rhumatisme, je maintiens que c’est une plaisanterie indécente. Mais il n’en fait jamais d’autres… et encore si elles n’étaient qu’indécentes !
 
– Songe donc, Alfred, qu’il est italien, et que c’est peut-être la manière de plaisanter chez eux.
 
– Décidément, madame Pipelet, dit Rodolphe, j’ai mauvaise opinion de cet homme, et je ne ferai pas, comme vous dites, ni amitié ni société avec lui… Et la prêteuse sur gages a-t-elle été plus charitable ?
 
– Hum ! dans le prix de M. Bradamanti, dit la portière : elle leur a prêté sur leurs pauvres hardes… Tout y a passé, jusqu’à leur dernier matelas… C’est pas l’embarras, ils n’en ont jamais eu que deux.
 
– Et maintenant elle ne les aide pas ?
 
– La mère Burette ? Ah bien ! oui ; elle est aussi chiche dans son espèce que son amoureux dans la sienne ; car, dites donc, M. Bras-Rouge et la mère Burette…, ajouta la portière avec un clignement d’yeux et un hochement de tête extraordinairement malicieux.
 
– Vraiment ! dit Rodolphe.
 
– Je crois bien… à mort !… Et allez donc ! Les étés de la Saint-Martin sont aussi chauds que les autres, n’est-ce pas, vieux chéri ?
 
M. Pipelet, pour toute réponse, agita mélancoliquement son chapeau tromblon.
 
Depuis que Mme Pipelet avait fait montre d’un sentiment de charité à l’égard des malheureux des mansardes, elle semblait moins repoussante à Rodolphe.
 
– Et quel est l’état de ce pauvre ouvrier ?
 
– Lapidaire en faux ; il travaille à la pièce, et tant, tant qu’il s’est contrefait à ce métier-là ; vous le verrez… Après tout, un homme est un homme, et il ne peut que ce qu’il peut, n’est-ce pas ? Et, quand il faut donner la pâtée à une famille de sept personnes, sans se compter, il y a du tirage ! Et encore sa fille aînée l’aide de ce qu’elle peut, et ça n’est guère.
 
– Et quel âge a cette fille ?
 
– Dix-sept ans, et belle, belle… comme le jour ; elle est servante chez un vieux grigou, riche à acheter Paris, un notaire, M. Jacques Ferrand.
 
– M. Jacques Ferrand ? dit Rodolphe étonné de cette nouvelle rencontre, car c’était chez ce notaire, ou du moins près de sa gouvernante, qu’il devait prendre les renseignements relatifs à la Goualeuse. M. Jacques Ferrand qui demeure rue du Sentier ? reprit-il.
 
– Juste !… Vous le connaissez ?
 
– Il est notaire de la maison de commerce à laquelle j’appartiens.
 
– Eh bien ! alors vous devez savoir que c’est un fameux fesse-mathieu, mais, faut être juste, honnête et dévot… tous les dimanches à la messe et à vêpres, faisant ses pâques et allant à confesse ; s’il fricote, ne fricotant jamais qu’avec des prêtres, buvant l’eau bénite, dévorant le pain bénit… un saint homme, quoi ! La caisse d’épargne des petites gens qui placent leurs économies chez lui ! Mais dame ! avare et dur à cuire pour les autres comme pour lui-même. Voilà dix-huit mois que cette pauvre Louise, la fille du lapidaire, est servante chez lui. C’est un agneau pour la douceur, un cheval pour le travail. Elle fait tout là, et dix-huit francs de gages, ni plus ni moins ; elle garde six francs par mois, pour s’entretenir, et donne le reste à sa famille : c’est toujours ça ; mais quand il faut que sept personnes rongent là-dessus !…
 
– Mais le travail du père, s’il est laborieux ?
 
– S’il est laborieux ! C’est un homme qui de sa vie n’a été bu ; c’est rangé, c’est doux comme un Jésus ; ça ne demanderait au bon Dieu pour toute récompense que de faire durer les jours quarante-huit heures, pour pouvoir gagner un peu plus de pain pour sa marmaille.
 
– Son travail lui rapporte donc bien peu !
 
– Il a été alité pendant trois mois, et c’est ce qui l’a arriéré ; sa femme s’est abîmé la santé en le soignant, et à cette heure elle est moribonde ; c’est pendant ces trois mois qu’il a fallu vivre avec les douze francs de Louise, et avec ce qu’ils ont emprunté sur gages à la mère Burette, et aussi quelques écus que lui a prêtés la courtière en pierres fausses pour qui il travaille. Mais huit personnes ! J’en reviens toujours là, et si vous voyiez leur bouge !… Mais, tenez, monsieur, ne parlons pas de ça, voilà notre dîner cuit, et, rien que de penser à leur mansarde, ça me tourne l’estomac. Heureusement M. Bras-Rouge va en débarrasser la maison. Quand je dis heureusement, ça n’est pas par méchanceté, au moins. Mais, puisqu’il faut qu’ils soient malheureux, ces pauvres Morel, et que nous n’y pouvons rien, autant qu’ils aillent être malheureux ailleurs. C’est un crève-cœur de moins.
 
– Mais, si on les chasse d’ici, où iront-ils ?
 
– Dame ! je ne sais pas, moi.
 
– Et combien peut-il gagner par jour, ce pauvre ouvrier ?
 
– S’il n’était pas obligé de soigner sa mère, sa femme et les enfants, il gagnerait bien quatre à cinq francs, parce qu’il s’acharne ; mais, comme il perd les trois quarts de son temps à faire le ménage, c’est au plus s’il gagne quarante sous.
 
– En effet, c’est bien peu. Pauvres gens !
 
– Oui, pauvres gens, allez ! c’est bien dit. Mais il y en a tant de pauvres gens, que, puisqu’on n’y peut rien, il faut bien s’en consoler, n’est-ce pas, Alfred ? Mais, à propos de consoler, et le cassis, nous ne lui disons rien ?
 
– Franchement, madame Pipelet, ce que vous m’avez raconté là m’a serré le cœur ; vous boirez à ma santé avec M. Pipelet.
 
– Vous êtes bien honnête, monsieur, dit le portier ; mais voulez-vous toujours voir la chambre d’en haut ?
 
– Volontiers ; si elle me convient, je vous donnerai le denier à Dieu.
 
Le portier sortit de son antre. Rodolphe le suivit.