Les Mystères de Paris

| 2.01. L’Île-Adam

 

 

 

I

L’Île-Adam


Un mois s’était passé depuis les événements dont nous avons parlé. Nous conduirons le lecteur dans la petite ville de l’Île-Adam, située dans une position ravissante, au bord de la rivière de l’Oise, au pied d’une forêt.
 
Les plus petits faits deviennent des événements en province. Aussi, les oisifs de l’Île-Adam, qui se promenaient ce matin-là sur la place de l’Église, se préoccupaient-ils beaucoup de savoir quand arriverait l’acquéreur du plus beau fonds de boucherie de la ville tout récemment cédé par la veuve Dumont, à laquelle il appartenait.
 
Sans doute l’acquéreur était riche : car il avait fait splendidement peindre et décorer la boutique. Depuis trois semaines, les ouvriers avaient travaillé jour et nuit. Une belle grille de bronze, rehaussée d’or, s’étendait sur toute l’ouverture de l’étal, et le fermait en laissant circuler l’air. De chaque côté de la grille s’élevaient de larges pilastres, surmontés de deux grosses têtes de taureaux à cornes dorées ; ils soutenaient le vaste entablement destiné à recevoir l’enseigne de la boutique. Le reste de la maison, composé d’un étage, avait été peint d’une couleur de pierre ; les persiennes, d’un gris clair. Les travaux étaient terminés, sauf le placement de l’enseigne, impatiemment attendu par les oisifs, très-désireux de connaître le nom du successeur de la veuve.
 
Enfin les ouvriers apportèrent un grand tableau, et les curieux purent lire, en lettres dorées sur un fond noir : Francœur, marchand boucher.
 
La curiosité des oisifs de l’Île-Adam ne fut qu’en partie satisfaite par ce renseignement. Quel était ce M. Francœur ? Un des plus impatients alla s’en informer auprès du garçon boucher, qui, l’air joyeux et ouvert, s’occupait activement des derniers soins de l’étalage.
 
Le garçon, interrogé sur son maître, M. Francœur, répondit qu’il ne le connaissait pas encore, car il avait fait acheter ce fonds par procuration ; mais le garçon ne doutait pas que son bourgeois ne fit tous ses efforts pour mériter la pratique de MM. les bourgeois de l’Île-Adam.
 
Ce petit compliment, fait d’un air avenant et cordial, joint à l’excellente tenue de la boutique, disposa les curieux en faveur de M. Francœur ; plusieurs même promirent à l’instant leur pratique à son garçon.
 
La maison avait une porte charretière ouvrant sur la rue de l’Église.
 
Deux heures après l’ouverture de la boutique, une carriole d’osier toute neuve, attelée d’un bon et vigoureux cheval percheron, entra dans la cour de la boucherie ; deux hommes descendirent de cette voiture.
 
L’un était Murph, complètement guéri de sa blessure, quoiqu’il fût encore pâle ; l’autre était le Chourineur.
 
Au risque de répéter une vulgarité, nous dirons que le prestige de l’habit est si puissant que l’hôte des tavernes de la Cité était presque méconnaissable sous les vêtements qu’il portait. Sa physionomie avait subi la même métamorphose ; il avait dépouillé avec ses haillons son air sauvage, brutal et turbulent ; à le voir marcher ses deux mains dans les poches de sa longue et chaude redingote de castorine couleur noisette, son menton fraîchement rasé enfoui dans une cravate blanche à coins brodés, on l’eût pris pour le bourgeois le plus inoffensif du monde.
 
Murph attacha la longe du licou du cheval à un anneau de fer scellé dans le mur, fit signe au Chourineur de le suivre ; ils entrèrent dans une jolie salle basse, meublée en noyer, qui formait l’arrière-boutique ; les deux fenêtres donnaient sur la cour, où le cheval piaffait d’impatience. Murph paraissait être chez lui, car il ouvrit une armoire, il prit une bouteille d’eau-de-vie, un verre, et dit au Chourineur :
 
– Le froid étant vif ce matin, mon garçon, vous boirez bien un verre d’eau-de-vie ?
 
– Si cela vous est égal, monsieur Murph… je ne boirai pas.
 
– Vous refusez ?
 
– Oui, je suis trop content ; et la joie, ça réchauffe. Après ça, quand je dis content… peut-être.
 
– Comment cela ?
 
– Hier, vous venez me trouver sur le port Saint-Nicolas, où je débardais crânement pour me réchauffer. Je ne vous avais pas vu depuis la nuit… où le Nègre à cheveux blancs avait aveuglé le Maître d’école. C’était la première chose qu’il n’ait pas volé, c’est vrai… mais enfin… tonnerre ! ça m’a remué. Et M. Rodolphe, quelle figure ! Lui qui avait l’air si bon enfant, il m’a fait peur dans ce moment-là.
 
– Bien, bien… Après ?
 
– Vous m’avez donc dit : « Bonjour, Chourineur.
 
« – Bonjour, monsieur Murph. Vous voilà donc debout ?… Tant mieux, tonnerre !… tant mieux. Et M. Rodolphe ?
 
« – Il a été obligé de partir quelques jours après l’affaire de l’allée des Veuves, et il vous a oublié, mon garçon.
 
« – Eh bien, monsieur Murph, que je vous réponds, si M. Rodolphe m’a oublié, vrai… ça me fait de la peine. »
 
– Je voulais dire, mon brave, qu’il avait oublié de récompenser vos services ; mais il en gardera toujours le souvenir.
 
– Aussi, monsieur Murph, ces paroles-là m’ont ragaillardi tout de suite… Tonnerre ! moi, je ne l’oublierai pas, allez !… Il m’a dit que j’avais du cœur et de l’honneur… enfin, suffit.
 
– Malheureusement, mon garçon, monseigneur est parti sans laisser d’ordre à votre sujet : moi, je ne possède rien que ce que me donne monseigneur : je ne puis reconnaître comme je le voudrais… tout ce que je vous dois pour ma part.
 
– Allons donc ! monsieur Murph, vous plaisantez.
 
– Mais pourquoi diable, aussi, n’êtes-vous pas revenu à l’allée des Veuves après cette nuit fatale ? Monseigneur ne serait pas parti sans songer à vous.
 
– Dame… M. Rodolphe ne m’a pas fait demander. J’ai cru qu’il n’avait plus besoin de moi.
 
– Mais vous deviez bien penser qu’il avait au moins besoin de vous témoigner sa reconnaissance.
 
– Puisque vous m’avez dit que M. Rodolphe ne m’avait pas oublié, monsieur Murph !
 
– Allons, bien ; allons, n’en parlons plus. Seulement j’ai eu beaucoup de peine à vous trouver… Vous n’allez donc plus chez l’ogresse ?
 
– Non.
 
– Pourquoi cela ?
 
– C’est des idées à moi… des bêtises.
 
– À la bonne heure ; mais revenons à ce que vous me disiez.
 
– À quoi, monsieur Murph ?
 
– Vous me disiez : « Je suis content de vous avoir rencontré ; et encore, content… peut-être. »
 
– M’y voilà, monsieur Murph. Hier, en venant à mon train de bois, vous m’avez dit : « Mon garçon, je ne suis pas riche, mais je puis vous faire avoir une place où vous aurez moins de mal que sur le port, et où vous gagnerez quatre francs par jour. » Quatre francs par jour… vive la Charte ! Je n’y pouvais croire : paye d’adjudant-sous-officier ! Je vous réponds : « Ça me va, monsieur Murph. – Mais, que vous me dites, il ne faudra pas que vous soyez fait comme un gueux, car ça effrayerait les bourgeois où je vous mène. » Je vous réponds : « Je n’ai pas de quoi me faire autrement. » Vous me dites : « Venez au Temple. » Je vous suis ; je choisis ce qu’il y a de plus flambant chez la mère Hubart, vous m’avancez de quoi payer, et, en un quart d’heure, je suis ficelé comme un propriétaire ou comme un dentiste. Vous me donnez rendez-vous pour ce matin à la porte Saint-Denis, au point du jour ; je vous y trouve avec votre carriole, et nous voici.
 
– Eh bien ! qu’y a-t-il à regretter pour vous dans tout cela ?
 
– Il y a… que, d’être bien mis, voyez-vous, monsieur Murph, ça gâte, et que, quand je reprendrai mon vieux bourgeron et mes guenilles, ça me fera un effet. Et puis… gagner quatre francs par jour, moi qui n’en gagnais que deux… et ça tout d’un coup… ça me fait l’effet d’être trop beau, et de ne pouvoir pas durer ; et j’aimerais mieux coucher toute ma vie sur la méchante paillasse de mon garni, que de coucher cinq ou six nuits dans un bon lit. Voilà mon caractère.
 
– Cela ne manque pas de raison. Mais il vaudrait mieux toujours coucher dans un bon lit.
 
– C’est clair, il vaut mieux avoir du pain tout son soûl que de crever de faim. Ah çà ! c’est donc une boucherie ici ? dit le Chourineur en prêtant l’oreille aux coups de couperet du garçon, et en entrevoyant des quartiers de bœuf à travers les rideaux.
 
– Oui, mon brave ; elle appartient à un de mes amis. Pendant que mon cheval souffle, voulez-vous la visiter ?
 
– Ma foi, oui ; ça me rappelle ma jeunesse… si ce n’est que j’avais Montfaucon pour abattoir et de vieilles rosses pour bétail. C’est drôle si j’avais eu de quoi, c’est un état que j’aurais tout de même bien aimé, que celui de boucher ! S’en aller sur un bon bidet acheter des bestiaux dans les foires, revenir chez soi au coin de son feu, se chauffer si l’on a froid, se sécher si l’on est mouillé, trouver la ménagère, une bonne grosse maman fraîche et réjouie avec une tapée d’enfants qui vous fouillent dans vos sacoches pour voir si vous leur rapportez quelque chose. Et puis le matin, dans l’abattoir, empoigner un bœuf par les cornes… quand il est méchant surtout, nom de nom… il faut qu’il soit méchant… le mettre à l’anneau, l’abattre, le dépecer, le parer… Tonnerre ! ça aurait été mon ambition, comme à la Goualeuse de manger du sucre d’orge quand elle était petite… À propos de cette pauvre fille, monsieur Murph, en ne la voyant plus revenir chez l’ogresse, je me suis bien douté que M. Rodolphe l’avait tirée de là. Tenez, ça, c’est une bonne action, monsieur Murph. Pauvre fille ! ça ne demandait pas à mal faire… C’était si jeune ! Et plus tard… l’habitude… Enfin M. Rodolphe a bien fait.
 
– Je suis de votre avis. Mais voulez-vous venir visiter la boutique, en attendant que notre cheval ait soufflé ?
 
Le Chourineur et Murph entrèrent dans la boutique, puis ils allèrent voir l’étable, où étaient renfermés trois bœufs magnifiques et une vingtaine de moutons ; puis l’écurie, la remise, la tuerie, les greniers et les dépendances de cette maison, tenue avec un soin, une propreté, qui annonçaient l’ordre et l’aisance.
 
Lorsqu’ils eurent tout vu, sauf l’étage supérieur :
 
– Avouez, dit Murph, que mon ami est un gaillard bien heureux. Cette maison et ce fonds sont à lui ; sans compter un millier d’écus roulants pour son commerce. Avec cela, trente-huit ans, fort comme un taureau, d’une santé de fer, le goût de son état. Le brave et honnête garçon que vous avez vu en bas le remplace avec beaucoup d’intelligence, quand il va en foire acheter des bestiaux. Encore une fois, n’est-il pas bien heureux, mon ami ?
 
– Ah ! dame, oui, monsieur Murph. Mais que voulez-vous ? il y a des heureux et des malheureux ; quand je pense que je vas gagner quatre francs par jour, et qu’il y en a qui ne gagnent que moitié, ou moins…
 
– Voulez-vous monter voir le reste de la maison ?
 
– Volontiers, monsieur Murph.
 
– Justement le bourgeois qui doit vous employer est là-haut.
 
– Le bourgeois qui doit m’employer ?
 
– Oui.
 
– Tiens, pourquoi donc que vous ne me l’avez pas dit plus tôt ?
 
– Je vous expliquerai cela plus tard.
 
– Un moment, dit le Chourineur d’un air triste et embarrassé, en arrêtant Murph par le bras ; écoutez, je dois vous dire une chose… que M. Rodolphe ne vous a peut-être pas dite… mais que je ne dois pas cacher au bourgeois qui veut m’employer… parce que, si cela le dégoûte, autant que ce soit tout de suite qu’après.
 
– Que voulez-vous ?
 
– Je veux dire…
 
– Eh bien !
 
– Que je suis repris de justice… que j’ai été au bagne…, dit le Chourineur d’une voix sourde.
 
– Ah ! fit Murph.
 
– Mais je n’ai jamais fait de tort à personne ! s’écria le Chourineur, et je crèverais plutôt de faim que de voler… Mais j’ai fait pis que voler, ajouta le Chourineur en baissant la tête, j’ai tué… par colère… Enfin, ce n’est pas tout ça, reprit-il après un moment de silence, les bourgeois ne veulent jamais employer un forçat ; ils ont raison, c’est pas là qu’on couronne des rosières. C’est ce qui m’a toujours empêché de trouver de l’ouvrage ailleurs que sur les ports, à débarder des trains de bois ; car j’ai toujours dit, en me présentant pour travailler : Voici, voilà… en voulez-vous ? N’en voulez-vous pas ? J’aime mieux être refusé tout de suite que découvert plus tard… C’est pour vous dire que je vais tout dégoiser au bourgeois. Vous le connaissez : s’il doit me refuser, évitez-moi ça en me le disant, et je vais tourner les talons.
 
– Venez toujours, dit Murph.
 
Le Chourineur suivit Murph ; ils montèrent un escalier : une porte s’ouvrit, tous deux se trouvèrent en présence de Rodolphe.
 
– Mon bon Murph… laisse-nous, dit Rodolphe.