Les Mystères de Paris

| 6.07 - Le comte de Saint-Remy

 

 

 

VII

Le comte de Saint-Remy


Il y avait environ deux heures que Boyer, quittant Edwards, s’était rendu auprès de M. de Saint-Remy, lorsque le père de ce dernier vint frapper à la porte cochère de la maison de la rue de Chaillot.
 
Le comte de Saint-Remy était un homme de haute taille, encore alerte et vigoureux malgré son âge ; la couleur presque cuivrée de son teint contrastait étrangement avec la blancheur éclatante de sa barbe et de ses cheveux ; ses épais sourcils, restés noirs, recouvraient à demi ses yeux perçants profondément enfoncés dans leur orbite. Quoiqu’il portât, par une sorte de manie misanthropique, des vêtements presque sordides, il y avait dans toute sa personne quelque chose de calme, de fier, qui commandait le respect.
 
La porte de la maison de son fils s’ouvrit, il entra.
 
Un portier en grande livrée brun et argent, parfaitement poudré et chaussé de bas de soie, parut sur le seuil d’une loge élégante, qui avait autant de rapport avec l’antre enfumé des Pipelet que le tonneau d’une ravaudeuse peut en avoir avec la somptueuse boutique d’une lingerie à la mode.
 
– M. de Saint-Remy ? demanda le comte d’un ton bref.
 
Le portier, au lieu de répondre, examinait avec une dédaigneuse surprise la barbe blanche, la redingote râpée et le vieux chapeau de l’inconnu, qui tenait à la main une grosse canne.
 
– M. de Saint-Remy ? reprit impatiemment le comte, choqué de l’impertinent examen du portier.
 
– M. le vicomte n’y est pas.
 
Ce disant, le confrère de M. Pipelet tira le cordon et, d’un geste significatif, invita l’inconnu à se retirer.
 
– J’attendrai, dit le comte.
 
Et il passa outre.
 
– Eh ! l’ami, l’ami ! on n’entre pas ainsi dans les maisons ! s’écria le portier en courant après le comte et en le prenant par le bras.
 
– Comment, drôle ! répondit le vieillard d’un air menaçant en levant sa canne, tu oses me toucher !…
 
– J’oserai bien autre chose si vous ne sortez pas tout de suite. Je vous ai dit que M. le vicomte n’y était pas, ainsi allez-vous-en.
 
À ce moment, Boyer, attiré par ces éclats de voix, parut sur le perron de la maison.
 
– Quel est ce bruit ? demanda-t-il.
 
– Monsieur Boyer, c’est cet homme qui veut absolument entrer, quoique je lui aie dit que M. le vicomte n’y était pas.
 
– Finissons ! reprit le comte en s’adressant à Boyer, qui s’était approché ; je veux voir mon fils… S’il est sorti, je l’attendrai…
 
Nous l’avons dit, Boyer n’ignorait ni l’existence ni la misanthropie du père de son maître ; assez physionomiste d’ailleurs, il ne douta pas un moment de l’identité du comte, le salua respectueusement et répondit :
 
– Si Monsieur le comte veut bien me suivre, je suis à ses ordres…
 
– Allez, dit M. de Saint-Remy, qui accompagna Boyer, au profond ébahissement du portier.
 
Toujours précédé du valet de chambre, le comte arriva au premier étage et suivit son guide, qui, lui faisant traverser le cabinet de travail de Florestan de Saint-Remy (nous désignerons désormais le vicomte par ce nom de baptême pour le distinguer de son père), l’introduisit dans un petit salon communiquant à cette pièce, et situé immédiatement au-dessus du boudoir du rez-de-chaussée.
 
– M. le vicomte a été obligé de sortir ce matin, dit Boyer ; si Monsieur le comte veut prendre la peine de l’attendre, il ne tardera pas à rentrer.
 
Et le valet de chambre disparut.
 
Resté seul, le comte regarda autour de lui avec assez d’indifférence ; mais tout à coup, il fit un brusque mouvement, sa figure s’anima, ses joues s’empourprèrent, la colère contracta ses traits.
 
Il venait d’apercevoir le portrait de sa femme… de la mère de Florestan de Saint-Remy.
 
Il croisa ses bras sur sa poitrine, baissa la tête comme pour échapper à cette vision et marcha à grands pas.
 
– Cela est étrange ! disait-il ; cette femme est morte ; j’ai tué son amant, et ma blessure est aussi vive, aussi douloureuse qu’au premier jour… Ma soif de vengeance n’est pas encore éteinte, ma farouche misanthropie, en m’isolant presque absolument du monde, m’a laissé face à face avec la pensée de mon outrage. Oui, car la mort du complice de cette infâme a vengé mon outrage, mais ne l’a pas effacé de mon souvenir.
 
« Oh ! je le sens, ce qui rend ma haine incurable, c’est de songer que pendant quinze ans j’ai été dupe ; c’est que pendant quinze ans j’ai entouré d’estime, de respect, une misérable qui m’avait indignement trompé. C’est que j’ai aimé son fils, le fils de son crime, comme s’il eût été mon enfant… car l’aversion que m’inspire maintenant ce Florestan ne me prouve que trop qu’il est le fruit de l’adultère !
 
« Et pourtant je n’ai pas la certitude absolue de son illégitimité ; il est possible enfin qu’il soit mon fils… quelquefois ce doute m’est affreux… S’il était mon fils pourtant ! Alors l’abandon où je l’ai laissé, l’éloignement, que je lui ai toujours témoigné, mon refus de le jamais voir, seraient impardonnables. Mais, après tout, il est riche, jeune, heureux : à quoi lui aurais-je été utile ?… Oui, mais sa tendresse eût peut-être adouci les chagrins que m’a causés sa mère !
 
Après un moment de réflexion profonde, le comte reprit en haussant les épaules :
 
– Encore ces suppositions insensées, sans issue, qui ravivent toutes les peines ! Soyons homme, et surmontons la stupide et pénible émotion que je ressens en songeant que je vais revoir celui que, pendant dix années, j’ai aimé avec la plus folle idolâtrie, que j’ai aimé comme mon fils, lui ! lui ! l’enfant de cet homme que j’ai vu tomber sous mon épée avec tant de bonheur, de cet homme dont j’ai vu couler le sang avec tant de joie ! Et ils m’ont empêché d’assister à son agonie… à sa mort !… Oh ! ils ne savaient pas ce que c’est que d’avoir été frappé aussi cruellement que je l’ai été !… Et puis, penser que mon nom, toujours respecté, honoré, a dû être si souvent prononcé avec insolence et dérision… comme on prononce celui d’un mari trompé !… Penser que mon nom… mon nom dont j’ai toujours été si fier, appartient à cette heure au fils de l’homme dont j’aurais voulu arracher le cœur !… Oh ! je ne sais pas comment je ne deviens pas fou quand je songe à cela !
 
Et M. de Saint-Remy, continuant de marcher avec agitation, souleva machinalement la portière qui séparait le salon du cabinet de travail de Florestan et fit quelques pas dans cette dernière pièce.
 
Il avait disparu depuis un instant, lorsqu’une petite porte masquée dans la tenture s’ouvrit doucement, et Mme de Lucenay, enveloppée d’un grand châle de cachemire vert, coiffée d’un chapeau de velours noir très-simple, entra dans le salon que le comte venait de quitter pour un moment.
 
Expliquons la cause de cette apparition inattendue.
 
Florestan de Saint-Remy avait donné la veille rendez-vous à la duchesse pour le lendemain matin. Celle-ci ayant, nous l’avons dit, une clef de la petite porte de la ruelle était, comme d’habitude, entrée par la serre chaude, comptant trouver Florestan dans l’appartement du rez-de-chaussée ; ne l’y trouvant pas, elle crut (ainsi que cela était arrivé quelquefois) le vicomte occupé à écrire dans son cabinet… Un escalier dérobé conduisait du boudoir au premier. Mme de Lucenay monta sans crainte, supposant que M. de Saint-Remy avait, comme toujours, défendu sa porte.
 
Malheureusement, une visite assez menaçante de M. Badinot ayant obligé Florestan de sortir précipitamment, il avait oublié le rendez-vous de Mme de Lucenay.
 
Celle-ci, ne voyant personne, allait entrer dans le cabinet, lorsque les rideaux de la portière du salon s’écartèrent, et la duchesse se trouva en face à face avec le père de Florestan.
 
Elle ne put retenir un cri d’effroi.
 
– Clotilde ! s’écria le comte stupéfait.
 
Intimement lié avec le comte de Noirmont, père de Mme de Lucenay, M. de Saint-Remy, ayant connu celle-ci enfant et toute jeune fille, l’avait autrefois ainsi familièrement appelée par son nom de baptême.
 
La duchesse restait immobile, contemplant avec surprise ce vieillard à barbe blanche et mal vêtu, dont elle se rappelait pourtant confusément les traits.
 
– Vous, Clotilde ! répéta le comte avec un accent de reproche douloureux, vous… ici… chez mon fils !
 
Ces derniers mots fixèrent les souvenirs indécis de Mme de Lucenay ; elle reconnut enfin le père de Florestan et s’écria :
 
– Monsieur de Saint-Remy !
 
La position était tellement nette et significative que la duchesse, dont on sait d’ailleurs le caractère excentrique et résolu, dédaigna de recourir à un mensonge pour expliquer le motif de sa présence chez Florestan ; comptant sur l’affection toute paternelle que le comte lui avait jadis témoignée, elle lui tendit la main et lui dit de cet air à la fois gracieux, cordial et hardi qui n’appartenait qu’à elle :
 
– Voyons… ne me grondez pas… vous êtes mon plus vieil ami ; souvenez-vous qu’il y a vingt ans vous m’appeliez votre chère Clotilde…
 
– Oui… je vous appelais ainsi… mais…
 
– Je sais d’avance tout ce que vous allez me dire, vous connaissez ma devise : « Ce qui est, est… Ce qui sera, sera… »
 
– Ah ! Clotilde !…
 
– Épargnez-moi vos reproches, laissez-moi plutôt vous parler de ma joie de vous revoir ; votre présence me rappelle tant de choses : mon pauvre père… d’abord, et puis mes quinze ans… Ah ! quinze ans, que c’est beau !
 
– C’est parce que votre père était mon ami, que…
 
– Oh ! oui, reprit la duchesse en interrompant M. de Saint-Remy, il vous aimait tant ! Vous souvenez-vous, il vous appelait en riant l’homme aux rubans verts… Vous lui disiez toujours : « Vous gâtez Clotilde… prenez garde » ; et il vous répondait en m’embrassant : « Je le crois bien que je la gâte, et il faut que je me dépêche et que je redouble, car bientôt le monde me l’enlèvera pour la gâter à son tour. » Excellent père ! Quel ami j’ai perdu !… Une larme brilla dans les beaux yeux de Mme de Lucenay ; puis, tendant la main à M. de Saint-Remy, elle lui dit d’une voix émue : Vrai, je suis heureuse, bien heureuse de vous revoir ; vous éveillez des souvenirs si précieux, si chers à mon cœur !…
 
Le comte, quoiqu’il connût dès longtemps ce caractère original et délibéré, restait confondu de l’aisance avec laquelle Clotilde acceptait cette position si délicate : rencontrer chez son amant le père de son amant !
 
– Si vous êtes à Paris depuis longtemps, reprit Mme de Lucenay, il est mal à vous de n’être pas venu me voir plus tôt ; nous aurions tant causé du passé… car savez-vous que je commence à atteindre l’âge où il y a un charme extrême à dire à de vieux amis : Vous souvenez-vous ?
 
Certes, la duchesse n’eût pas parlé avec un plus tranquille nonchaloir si elle eût reçu une visite du matin à l’hôtel de Lucenay. M. de Saint-Remy ne put s’empêcher de lui dire sévèrement :
 
– Au lieu de parler du passé, il serait plus à propos de parler du présent… mon fils peut rentrer d’un moment à l’autre, et…
 
– Non, dit Clotilde en l’interrompant, j’ai la clef de la petite porte de la serre, et on annonce toujours son arrivée par un coup de timbre lorsqu’il rentre par la porte cochère ; à ce bruit je disparaîtrai aussi mystérieusement que je suis venue, et je vous laisserai tout à votre joie de revoir Florestan. Quelle douce surprise vous allez lui causer… depuis si longtemps vous l’abandonniez !… Tenez, c’est moi qui aurais des reproches à vous faire.
 
– À moi ?… À moi ?…
 
– Certainement… Quel guide, quel appui a-t-il eu en entrant dans le monde ? Et pour mille choses positives les conseils d’un père sont indispensables… Aussi, franchement, il est très-mal à vous de…
 
Ici Mme de Lucenay, cédant à la bizarrerie de son caractère, ne put s’empêcher de s’interrompre en riant comme une folle et de dire au comte :
 
– Avouez que la position est au moins singulière, et qu’il est très-piquant que ce soit moi qui vous sermonne.
 
– Cela est étrange, en effet ; mais je ne mérite ni vos sermons ni vos louanges ; je viens chez mon fils… mais ce n’est pas pour mon fils… À son âge, il n’a pas ou il n’a plus besoin de mes conseils.
 
– Que voulez-vous dire ?
 
– Vous devez savoir pour quelles raisons j’ai le monde et surtout Paris en horreur, dit le comte avec une expression pénible et contrainte. Il a donc fallu des circonstances de la dernière importance pour m’obliger à quitter Angers, et surtout à venir ici… dans cette maison… Mais j’ai dû braver mes répugnances et recourir à toutes les personnes qui pouvaient m’aider ou me renseigner à propos de recherches d’un grand intérêt pour moi.
 
– Oh ! alors, dit Mme de Lucenay avec l’empressement le plus affectueux, je vous en prie, disposez de moi, si je puis vous être utile à quelque chose. Est-il besoin de sollicitations ? M. de Lucenay doit avoir un certain crédit, car les jours où je vais dîner chez ma grand’tante de Montbrison, il donne à manger chez moi à des députés ; on ne fait pas ça sans motifs ; cet inconvénient doit être racheté par quelque avantage, probablement… comme qui dirait une certaine influence sur des gens qui en ont beaucoup dans ce temps-ci, dit-on. Encore une fois, si nous pouvons vous servir, regardez-nous comme à vous. Il y a encore mon jeune cousin, le petit duc de Montbrison, qui, pair lui-même, est lié avec toute la jeune pairie. Pourrait-il aussi quelque chose ? En ce cas, je vous l’offre. En un mot, disposez de moi et des miens, vous savez si je puis me dire amie vaillante et dévouée !
 
– Je le sais… et je ne refuse pas votre appui… quoique pourtant…
 
– Voyons, mon cher Alceste, nous sommes gens du monde, agissons donc en gens du monde ; que nous soyons ici ou ailleurs, cela importe peu, je suppose, à l’affaire qui vous intéresse, et qui maintenant m’intéresse extrêmement, puisqu’elle est vôtre. Causons donc de cela, et très-à fond… je l’exige…
 
Ce disant, la duchesse s’approcha de la cheminée, s’y appuya et avança vers le foyer le plus joli petit pied du monde, qui, pour le moment, était glacé.
 
Avec un tact parfait, Mme de Lucenay saisissait l’occasion de ne plus parler du vicomte et d’entretenir M. de Saint-Remy d’un sujet auquel ce dernier attachait beaucoup d’importance…
 
La conduite de Clotilde eût été différente en présence de la mère de Florestan ; c’est avec bonheur, avec fierté, qu’elle lui eût longuement avoué combien il lui était cher.
 
 
Malgré son rigorisme et son âpreté, M. de Saint-Remy subit l’influence de la grâce cavalière et cordiale de cette femme qu’il avait vue et aimée tout enfant, et il oublia presque qu’il parlait à la maîtresse de son fils.
 
Comment, d’ailleurs, résister à la contagion de l’exemple, lorsque le héros d’une position souverainement embarrassante ne semble pas même se douter ou vouloir se douter de la difficulté de la circonstance où il se trouve ?
 
– Vous ignorez peut-être, Clotilde, dit le comte, que depuis très-longtemps j’habite Angers ?
 
– Non, je le savais.
 
– Malgré l’espèce d’isolement que je recherchais, j’avais choisi cette ville, parce que là habitait un de mes parents, M. de Fermont, qui, lors de l’affreux malheur qui m’a frappé, s’est conduit pour moi comme un frère. Après m’avoir accompagné dans toutes les villes de l’Europe, où j’espérais rencontrer… un homme que je voulais tuer, il m’avait servi de témoin lors d’un duel…
 
– Oui, un duel terrible ; mon père m’a tout dit autrefois, reprit tristement Mme de Lucenay ; mais, heureusement, Florestan ignore ce duel… et aussi la cause qui l’a amené…
 
– J’ai voulu lui laisser respecter sa mère, répondit le comte en étouffant un soupir…
 
Il continua :
 
– Au bout de quelques années, M. de Fermont mourut à Angers, dans mes bras, laissant une fille et une femme que, malgré ma misanthropie, j’avais été obligé d’aimer, parce qu’il n’y avait rien au monde de plus pur, de plus noble que ces deux excellentes créatures. Je vivais seul dans un faubourg éloigné de la ville ; mais, quand mes accès de noire tristesse me laissaient quelque relâche, j’allais chez Mme de Fermont parler avec elle et avec sa fille de celui que nous avions perdu. Comme de son vivant, je venais me retremper, me calmer dans cette douce intimité, où j’avais désormais concentré toutes mes affections. Le frère de Mme de Fermont habitait Paris ; il se chargea de toutes les affaires de sa sœur lors de la mort de son mari et plaça chez un notaire cent mille écus environ, qui composaient toute la fortune de la veuve. Au bout de quelque temps, un nouveau et affreux malheur frappa Mme de Fermont ; son frère, M. de Renneville, se suicida, il y a de cela environ huit mois. Je la consolai du mieux que je pus. Sa première douleur calmée, elle partit pour Paris, afin de mettre ordre à ses affaires. Au bout de quelque temps, j’appris que l’on vendait par son ordre le modeste mobilier de la maison qu’elle louait à Angers et que cette somme avait été employée à payer quelques dettes laissées par elle. Inquiet de cette circonstance, je m’informai, et j’appris vaguement que cette malheureuse femme et sa fille se trouvaient dans la détresse, victimes sans doute d’une banqueroute. Si Mme de Fermont pouvait, dans une extrémité pareille, compter sur quelqu’un, c’était sur moi… pourtant je ne reçus d’elle aucune nouvelle. Ce fut surtout en perdant cette intimité si douce que j’en reconnus toute la valeur. Vous ne pouvez vous figurer mes souffrances, mes inquiétudes depuis le départ de Mme de Fermont et de sa fille… Leur père, leur mari était pour moi un frère… il me fallait donc absolument les retrouver, savoir pourquoi dans leur ruine elles ne s’adressaient pas à moi, tout pauvre que j’étais ; je partis pour venir ici, laissant à Angers, une personne qui, si par hasard on apprenait quelque chose de nouveau, devait m’en instruire.
 
– Eh bien ?
 
– Hier encore j’ai reçu une lettre d’Anjou… on ne sait rien. En arrivant à Paris j’ai commencé mes recherches… je suis allé d’abord à l’ancien domicile du frère de Mme de Fermont. Là on m’a dit qu’elle demeurait sur le quai du canal Saint-Martin.
 
– Et cette adresse ?
 
– Avait été la sienne, mais on ignorait son nouveau logement. Malheureusement, jusqu’à présent mes recherches ont été inutiles. Après mille vaines tentatives avant de désespérer tout à fait, je me suis décidé à venir ici : peut-être Mme de Fermont, qui, par un motif inexplicable, ne m’a demandé ni aide ni appui, aura eu recours à mon fils comme au fils du meilleur ami de son mari. Sans doute ce dernier espoir est bien peu fondé… mais je ne veux rien avoir négligé pour retrouver cette pauvre femme et sa fille.
 
Depuis quelques minutes Mme de Lucenay écoutait le comte avec un redoublement d’attention ; tout à coup elle dit :
 
– En vérité, il serait bien singulier qu’il s’agît des mêmes personnes… auxquelles s’intéresse Mme d’Harville…
 
– Quelles personnes ? demanda le comte.
 
– La veuve dont vous parlez est jeune encore, n’est-ce pas ? Sa figure est très-noble ?
 
– Sans doute ; mais comment savez-vous…
 
– Sa fille, belle comme un ange, a seize ans au plus ?
 
– Oui… oui…
 
– Et elle s’appelle Claire ?
 
– Oh ! de grâce ! dites, où sont-elles ?
 
– Hélas ! je l’ignore…
 
– Vous l’ignorez ?
 
– Voici ce qui est arrivé : une femme de ma société, Mme d’Harville, est venue chez moi me demander si je ne connaissais pas une femme veuve dont la fille se nommait Claire, et dont le frère se serait suicidé ; Mme d’Harville s’adressait à moi, parce qu’elle avait vu ces mots : « Écrire à Mme de Lucenay », tracés au bas d’un brouillon de lettre que cette malheureuse femme écrivait à une personne inconnue, dont elle réclamait l’appui.
 
– Elle voulait vous écrire… à vous, et pourquoi ?
 
– Je l’ignore… je ne la connais pas.
 
– Mais elle vous connaissait, elle ! s’écria M. de Saint-Remy, frappé d’une idée subite.
 
– Que dites-vous ?
 
– Cent fois elle m’avait entendu parler de votre père, de vous, de votre généreux et excellent cœur. Dans son infortune, elle aura songé à recourir à vous.
 
– En effet, cela peut s’expliquer ainsi.
 
– Et Mme d’Harville… comment avait-elle eu ce brouillon de lettre en sa possession ?
 
– Je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est que, sans savoir encore où étaient réfugiées cette pauvre mère et sa fille, elle était, je crois, sur leurs traces.
 
– Alors je compte sur vous, Clotilde, pour m’introduire auprès de Mme d’Harville ; il faut que je la voie aujourd’hui.
 
– Impossible ! Son mari vient d’être victime d’un effroyable accident ; une arme qu’il ne croyait pas chargée est partie entre ses mains, il a été tué sur le coup.
 
– Ah ! c’est horrible !
 
– La marquise est aussitôt partie pour aller passer les premiers temps de son deuil chez son père, en Normandie.
 
– Clotilde, je vous en conjure, écrivez-lui aujourd’hui, demandez-lui les renseignements qu’elle possède déjà ; puisqu’elle s’intéresse à ces pauvres femmes, dites-lui qu’elle n’aura pas de plus chaleureux auxiliaire que moi ; mon seul désir est de retrouver la veuve de mon ami et de partager avec elle et avec sa fille le peu que je possède. Maintenant c’est ma seule famille.
 
– Toujours le même, toujours généreux et dévoué ! Comptez sur moi, j’écrirai aujourd’hui même à Mme d’Harville. Où adresserai-je ma réponse ?
 
– À Asnières, poste restante.
 
– Quelle bizarrerie ! Pourquoi vous loger là, et pas à Paris ?
 
– J’exècre Paris, à cause des souvenirs qu’il me rappelle, dit M. de Saint-Remy d’un air sombre ; mon ancien médecin, le docteur Griffon, avec qui je suis resté en correspondance, possède une petite maison de campagne sur le bord de la Seine, près d’Asnières ; il ne l’habite pas l’hiver, il me l’a proposée ; c’était presque un faubourg de Paris ; je pouvais, après m’être livré à mes recherches, trouver là l’isolement qui me plaît… J’ai accepté.
 
– Je vous écrirai donc à Asnières ; je puis d’ailleurs vous donner déjà un renseignement qui pourra vous servir peut-être… et que je dois à Mme d’Harville… La ruine de Mme de Fermont a été causée par la friponnerie du notaire chez qui était placée toute la fortune de votre parente… Ce notaire a nié le dépôt.
 
– Le misérable !… Et il se nomme ?
 
– M. Jacques Ferrand, dit la duchesse, sans pouvoir dissimuler son envie de rire.
 
– Que vous êtes étrange, Clotilde ! Il n’y a rien que de sérieux, que de triste dans tout ceci, et vous riez ! dit le comte surpris et mécontent.
 
En effet, Mme de Lucenay, au souvenir de l’amoureuse déclaration du notaire, n’avait pu réprimer un mouvement d’hilarité.
 
– Pardon, mon ami, reprit-elle ; c’est que ce notaire est un homme fort singulier… et l’on raconte de lui des choses fort ridicules… Mais, sérieusement, si sa réputation d’honnête homme n’est pas plus méritée que sa réputation de saint homme (et je déclare celle-ci usurpée), c’est un grand misérable !
 
– Et il demeure ?
 
– Rue du Sentier.
 
– Il aura ma visite… Ce que vous me dites de lui coïnciderait alors assez avec certains soupçons…
 
– Quels soupçons ?
 
– D’après quelques renseignements pris sur la mort du frère de ma pauvre amie, je serais presque tenté de croire que ce malheureux, au lieu de se suicider… a été victime d’un assassinat.
 
– Grand Dieu ! Et qui vous ferait supposer ?…
 
– Plusieurs raisons qui seraient trop longues à vous dire ; je vous laisse… N’oubliez pas les offres de service que vous m’avez faites en votre nom et en celui de M. de Lucenay…
 
– Comment ! vous partez… sans voir Florestan ?
 
– Cette entrevue me serait trop pénible, vous devez le comprendre… Je la bravais dans le seul espoir de trouver ici quelques renseignements sur Mme de Fermont, voulant n’avoir au moins rien négligé pour la retrouver ; maintenant, adieu…
 
– Ah ! vous êtes impitoyable !
 
– Ne savez-vous pas… ?
 
– Je sais que votre fils n’a jamais eu plus besoin de vos conseils…
 
– Comment ? N’est-il pas riche, heureux ?…
 
– Oui, mais il ne connaît pas les hommes. Aveuglément prodigue, parce qu’il est confiant et généreux, en tout, partout et toujours très-grand seigneur, je crains qu’on n’abuse de sa bonté. Si vous saviez ce qu’il y a de noblesse dans ce cœur ! Je n’ai jamais osé le sermonner au sujet de ses dépenses et de son désordre, d’abord parce que je suis au moins aussi folle que lui, et puis… pour d’autres raisons ; mais vous, au contraire, vous pourriez…
 
Mme de Lucenay n’acheva pas.
 
Tout à coup on entendit la voix de Florestan de Saint-Remy.
 
Il entra précipitamment dans le cabinet voisin du salon ; après en avoir brusquement fermé la porte, il dit d’une voix altérée à quelqu’un qui l’accompagnait :
 
– Mais c’est impossible !…
 
– Je vous le répète, répondit la voix claire et perçante de M. Badinot, je vous répète que, sans cela, avant quatre heures vous serez arrêté… Car s’il n’a pas l’argent tantôt, notre homme va déposer sa plainte au parquet du procureur du roi, et vous savez ce que vaut un FAUX comme celui-là : les galères, mon pauvre vicomte !…